N°2 | Mutations et invariants – I

Michel Goya

La bataille des derniers centimètres

« Le cœur humain est le point de départ de toutes choses à la guerre. » Maurice de Saxe

Le 27 mai 1995 à 8 h 45, une troupe d’infanterie de marine commandée par le capitaine Lecointre et le lieutenant Héluin est à quelques dizaines de mètres du poste tenu par les serbes sur le pont de Verbanja, au cœur de Sarajevo. Ils sont moins d’une trentaine pour s’emparer d’un point d’appui solidement fortifié et protégé par des réseaux de barbelés. Au-dessus d’eux, dans les immeubles qui les dominent, les snipers serbes sont en position de tir. Chaque marsouin sait qu’il y a une très forte probabilité pour qu’il soit frappé dans les minutes à venir, tous s’élancent pourtant lorsque l’ordre de l’assaut est donné. Dix-neuf d’entre eux vont tomber, dont deux mortellement blessés.

Depuis des millénaires, des soldats s’élancent ainsi vers la mort donnée ou reçue alors que tout leur être leur intime de ne pas le faire. Beaucoup d’entre eux l’ont fait sous l’emprise d’une contrainte qui ne leur laissait le choix qu’entre une mort possible en avançant et une mort certaine par exécution en cas d’hésitation ou de fuite. Dans une telle situation, l’obéissance se confond avec la servitude, ce qui exclut ainsi tout problème de choix et ôte tout intérêt à une réflexion sur le sujet.

Cette explication par la contrainte n’a plus cours dans une armée démocratique moderne. À Verbanja, aucun marsouin n’aurait été fusillé, ni même emprisonné, s’il avait refusé de suivre ses chefs. L’idée de l’obéissance par la seule contrainte est même saugrenue pour un soldat professionnel qui embrasse le métier des armes et choisit de servir dans des unités « à risque » en toute connaissance de cause. Mais même pendant la Grande Guerre, à l’époque de la mort de masse pour des millions d’appelés, ce n’était pas la peur du « peloton d’exécution », au total aussi meurtrier en quatre ans qu’une matinée à Verdun, qui faisait agir les hommes. Pour Marot, lieutenant d’infanterie en 1916 : « Conseil de guerre ou médaille militaire, qui donc y pense dans une vague d’assaut ? On marche dans du danger, dans la mort ; que pèsent les babioles de la justice humaine ? »

Écarter cette hypothèse d’une contrainte extérieure fait-il pour autant de l’acte de combattre un acte libre ? Oui, à condition que, pour reprendre l’expression d’Henri Laborit, la liberté ne soit pas « l’ignorance de ce qui nous fait agir ». Comme la proximité d’un trou noir modifie les lois de la physique, la mort est un objet à forte gravité dont l’approche métamorphose les hommes. S’engager dans un combat, c’est pénétrer et se débattre dans une bulle de violence aux lois psychologiques propres. En sortir, c’est se réveiller d’un cauchemar. Est-on libre dans un cauchemar ? Conserve-t-on une once de libre-arbitre dans l’entrelacs des fils biochimiques et moraux ?

  • « La bataille est une morphine » (Ernst Jünger)

Pendant la guerre du Golfe, en 1991, une section de marsouins reçoit l’ordre de s’emparer de quelques bunkers tenus pas une poignée de soldats irakiens. Les quatre vab (véhicules de l’avant blindés) foncent en parallèle vers l’objectif alors que les mitrailleurs de bord se déchaînent. Au bout de quelques dizaines de mètres, le sous-officier adjoint, en tape arrière d’un véhicule, voit un vab le doubler. Il s’aperçoit aussi que son mitrailleur n’arrête pas de tirer devant lui et qu’il va donc frapper le vab plus rapide. Il est obligé de monter sur le toit du vab pour le maîtriser. Les vab s’arrêtent devant l’objectif. Les hommes débarquent. Certains d’entre eux sont munis d’une grenade au bout de leur fusil d’assaut. Dès lors, ils ne peuvent tirer des balles pour se défendre. Ils se débarrassent donc des grenades en les lançant n’importe où et avec un effet nul. Un tireur antichar reçoit l’ordre de tirer une roquette sur un bunker. Il exécute l’ordre mais sans bouger de sa position, juste devant un vab. Il est donc emporté par le souffle de la roquette, qui rebondit sur le véhicule. Au moment de monter à l’assaut, un caporal-chef s’assied dans le sable, paralysé.

La peur règne sur le champ de bataille, et son emprise présente plusieurs visages. Dès le début de l’action, la troupe se fractionne suivant deux réflexes de survie : la stimulation et l’inhibition. Dans le premier cas, l’organisme mobilise toutes ses ressources pour « faire face » au danger ; dans le second, au contraire, la peur freine l’individu dans son approche du risque. Ceux qui ne résistent pas à la peur s’enfuient, parfois vers l’ennemi pour s’y faire tuer, ou, au contraire, restent paralysés dans la tranchée. Les autres, la très grande majorité, se répartissent en deux groupes inégaux et fluctuants : les « acteurs » et les « figurants ».

Sous l’emprise d’un afflux d’adrénaline, les « acteurs » du champ de bataille bénéficient d’un surcroît momentané de force physique et d’un accroissement de l’acuité de leurs sens. En juillet 1993, je faisais partie du détachement d’avant-garde destiné à préparer l’arrivée du bataillon d’infanterie (onu) n° 4. À notre arrivée, et alors que nous déchargeons notre matériel, nous sommes attaqués par les miliciens mafieux de la zone. Un de nos hommes a la gorge transpercée. Nous improvisons alors un dispositif de protection avec nos tireurs d’élite, et je me souviens m’être posté debout au milieu de l’esplanade. Avec un grand calme et une certaine efficacité, je dirigeais ainsi le tir, indifférent aux tirs des kalachnikovs autour de moi. Cette indifférence n’était pas du courage mais la négation inconsciente du danger. Je n’entendais même pas les tirs environnants, et ce n’est que dans la soirée que je réalisais la stupidité de mon comportement. Toujours est-il que j’ai joué à cette occasion un rôle tactique positif. J’ajoute que cette sensation avait été si agréable que je n’eus de cesse, au cours des six mois de cette mission, de la retrouver.

Derrière ces « acteurs », parmi lesquels on retrouve bien sûr de nombreux cadres – mais pas forcément tous et pas uniquement eux –, la masse, incluant de bons soldats, est composée de « figurants ». Le général Depuy, un des réorganisateurs de l’armée de terre américaine dans les années 1970, commandait une compagnie, puis un bataillon, de la 90e division d’infanterie américaine en 1944 :

« Si vous les laissez seuls, seulement 10 % des soldats prendront réellement des initiatives, bougeront, ouvriront le feu, lanceront des grenades et ainsi de suite. Les autres 90 % se défendront s’ils ont à le faire, mais ne feront rien d’autre à moins qu’un cadre ne leur donne l’ordre de le faire, auquel cas ils le feront sans discuter. J’ai appris que vous ne pouvez compter sur eux parce que vous l’avez planifié ou parce que vous avez donné des ordres généraux, et cette réserve comprend aussi les jeunes officiers. Vous avez à dire, “fais ceci”, “fais cela”, “tire sur cet objectif”, et “va là-bas”. Vous vous retrouverez toujours à la fin avec un bon sergent et trois ou quatre hommes faisant tout le travail. »

Est-ce à dire que ces gens-là ne veulent pas se battre ? Pas du tout. Au contraire, l’action est pour eux le meilleur remède pour soulager le stress. Le problème est que la pression cognitive est trop forte pour eux et qu’ils sont souvent incapables de faire des choix par eux-mêmes. Ils attendent donc souvent que l’on pense pour eux et qu’on leur donne des ordres. En 1918, le caporal Gaudy estime que « c’est un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose sur le chef qui pense pour lui ». Si les ordres ne viennent pas, les figurants imiteront le premier modèle qui se présentera à eux. Pour réduire la pression cognitive, leur vision du combat est souvent limitée et focalisée sur leur propre situation ou leur environnement immédiat. Ce qui fait qu’ils sont généralement incapables, après l’action, de raconter un combat dans son ensemble, ils n’ont que quelques pièces du puzzle. S’il est difficile de savoir ce que font réellement les voisins, le simple fait de les savoir proches rassure ou stimule. Oppressée par l’angoisse, la troupe tend inconsciemment à se resserrer pour refouler la peur individuelle, et plus l’objectif est proche, plus elle tend à se resserrer pour chercher des modèles et des ordres, si possible auprès des « acteurs ». Le capitaine Rimbault écrivait pendant la Grande Guerre :

« Dans les moments difficiles, instinctivement l’on va vers eux pour chercher du réconfort lorsque la chair faiblit. Qu’ils soient chefs ou soldats, on est sûr de les trouver toujours au bon moment, là où il faut et comme il faut. Ce sont ceux-là qui gagnent les batailles car, autant que la peur, le courage est communicatif […]. »

Beaucoup plus récemment, le capitaine Marchand, dans son rapport sur la participation de sa compagnie à l’assaut de la maison de la radio à Bangui (1997), souligne la tendance de ses légionnaires « à s’agglutiner les uns aux autres pour se rassurer » et à se focaliser « sur l’objectif, en oubliant les autres directions, toutes aussi dangereuses ». Il note surtout que « tout le monde attendait l’ordre de l’échelon supérieur pour faire quoi que ce soit ». Les ordres seront donc normalement suivis, à condition toutefois qu’ils soient donnés. Dans Men Against Fire (1947), le colonel S. L. A. Marshall rapporte les impressions d’un sergent d’infanterie après les combats pour l’île Burton dans le Pacifique :

« Je savais qu’ils [mes hommes] avaient peur parce que j’étais attentif aussi à ma propre peur. Puis je me demandais pourquoi nous sentions notre peur mutuelle et je réalisais que c’était parce que les cadres avaient cessé de parler. Je compris que la seule façon de restaurer la confiance était de parler, comme un entraîneur le fait dans un match de football. Je poursuivais mon combat contre les postes de combat ennemis, mais cette fois je hurlais aux autres : “Regardez-moi ! C’est ce que vous êtes censés faire. En avant ! Au boulot ! Gardez les yeux ouverts !” La section se rassembla à nouveau et commença à travailler méthodiquement. Mais je continuais à parler jusqu’à la fin de l’action car j’avais appris quelque chose de nouveau. Les chefs doivent parler pour commander. Un exemple silencieux ne rallie pas les hommes. »

Comme le souligne le capitaine Marchand, ces comportements moutonniers (manque d’initiative, oubli des réflexes élémentaires, problème de lucidité) peuvent constituer des handicaps, mais cette concentration sur l’action et cette obéissance absolue sont aussi des atouts. Le 24 septembre 1914, le lieutenant Maurice Genevoix organise le repli de sa section :

« Chaque commandement porte. Ça rend une section docile, intelligente, une belle section de bataille ! Mon sang bat à grands coups égaux. À présent je suis sûr de moi-même, tranquille, heureux. »

En résumé, en situation de peur intense, les attitudes des hommes sont variées et très dépendantes des réactions physiologiques. Est-ce à dire pour autant que l’homme n’est que le jouet de stimuli biochimiques ? L’individu serait alors aussi irresponsable que le meurtrier atteint de folie. En réalité, sauf dans les cas les plus extrêmes, lorsque la « quantité de terreur » supportable est dépassée, il existe toujours une certaine marge de manœuvre. Sans elle, les hommes seraient rapidement fauchés par les multiples menaces qui habitent une zone de mort.

  • Stratège sur trente mètres

Durant la Première Guerre mondiale, les pertes au combat des poilus ont diminué de manière inversement proportionnelle à la quantité d’instruments de mort qui leur étaient opposés. Cet étrange paradoxe s’explique simplement par le fait que le soldat français devenait de plus en plus « difficile à tuer » avec le temps, parce qu’il s’était adapté à ce monde d’une hostilité extrême, comme les Inuits aux conditions du Grand Nord. Werner Beumelburg, ancien combattant lui-même, décrit ainsi dans La Guerre de 1914-1918 racontée par un Allemand (Bartillat, 1998) le soldat allemand de 1918 :

« Le soldat, c’est maintenant une somme d’expérience et d’instincts, un spécialiste du champ de bataille ; il connaît tout : son oreille contrôle instinctivement tous les bruits, son nez toutes les odeurs, celle du chlore, des gaz, de la poudre, des cadavres et toutes les nuances qui les séparent. Il sait tirer avec les mitrailleuses lourde et légère, avec le minen, le lance-grenades, sans parler de la grenade à main et du fusil, qui sont son pain quotidien. Il connaît la guerre des mines, toute la gamme des obus, du 75 au 420, le tir tendu et le tir courbe, et saura bientôt comment il faut se tirer d’affaire avec les chars. »

Le combattant, notamment le fantassin qui entre pour plus de 80 % dans les statistiques des pertes au combat du xxe siècle, est un stratège, plus ou moins doué et actif, utilisant toutes ses ressources pour évoluer dans la zone de mort, cette bulle de violence dans laquelle on pénètre et dont on sort comme d’un cauchemar. Jünger décrit cette évolution du monde « normal » vers un autre univers :

« Déjà s’instaure une certaine confusion des sens sous la surcharge de sollicitations qui leur est imposée. Déjà personne n’est plus en état de contrôler ce qu’il ressent, pense ou fait, et c’est comme si une volonté étrangère s’interposait entre nous et nos actions. […] Chacun est ivre sans avoir bu, chacun vit dans un autre monde fabuleux. Toutes les lois habituelles semblent suspendues, nous nous trouvons au sein d’un rêve de fièvre d’une extrême réalité, dans un autre cercle de l’humanité et même dans un autre cercle de la nature. Des faisceaux de trajectoires fantomatiques sillonnent les airs, l’atmosphère ébranlée par le souffle des explosions fait trembler et danser les éléments solides comme les images papillotantes d’un film muet […] J’ai perdu la faculté de m’étonner ; les choses parviennent à la perception avec l’évidence du rêve. »

Le soldat est mu par « des signaux d’alarme ou comme des appels de démons, des exhortations à exploiter toutes les possibilités de l’espace et du temps. »

Parmi les défenses psychologiques automatiques, qui ajoutent à l’onirisme de la situation, on trouve également l’insensibilité momentanée à l’horreur. Pour Monod, un autre officier de la Grande Guerre, « l’esprit est protégé devant l’horreur, comme le corps devant l’infection. Subir – on ne pouvait pas faire autrement – mais ne pas réagir, mais ne pas penser, ne pas laisser la sensation se développer en images, ne pas la laisser éveiller des sentiments, la bloquer pour ainsi dire en soi, la laisser tomber “comme une pierre”. » Cette insensibilité n’est pas synonyme d’égoïsme, les attitudes altruistes, allant jusqu’au sacrifice de soi, sont, au contraire, très nombreuses en situation de danger extrême. Le combattant ne vit que dans le seul instant présent et dans le cadre restreint de son groupe.

Dans cet espace-temps particulier, tout est affaire de détails infimes, qui se mesurent en centimètres ou en fractions de seconde et dont l’accumulation peut faire la différence entre la vie et la mort. « Affaire de détails » ne signifie d’ailleurs pas que cela soit simple, car il faut analyser en quelques fractions de seconde une multitude de paramètres. Je me suis retrouvé un jour bloqué derrière un engin bulldozer, dans l’axe de tir d’un sniper. Il me restait environ 8 mètres à parcourir avant de pénétrer dans le bâtiment principal et d’être en sécurité. Mon cerveau s’est alors mis à fonctionner très vite. Je n’avais remarqué aucun bruit de détonation, le tireur devait donc être assez loin. Je n’avais pas, non plus, entendu de rafales. Il s’agissait donc probablement d’une arme à répétition avec lunette. Pour franchir, disons, 300 mètres, une balle de ce calibre met environ 0,4 seconde. En admettant que le tireur soit prêt à tirer et qu’il vise dans ma direction, il lui faudra environ 0,3 seconde pour appuyer sur la détente. Je dispose donc d’un total de 0,7 seconde. En ce laps de temps, un homme équipé (casque, gilet pare-balles, etc.) peut parcourir au maximum 5 mètres. Il me manque encore 3 mètres. Je décide donc d’attendre. Soit il tire à nouveau et le temps qu’il réarme et reprenne la visée, je pourrai foncer ; soit il attend, et sa vigilance va se réduire. Il lui faudra alors plus de temps pour acquérir l’objectif et appuyer sur la détente. J’attends donc une minute et je cours.

L’instrument premier du combattant est la mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de manipuler un certain nombre d’objets (objectif à atteindre, position des amis et des menaces, etc.). Cette capacité est cependant limitée à environ sept objets, souvent perturbée par les déformations décrites plus haut et soumise à une pression cognitive proportionnelle à la complexité de la tâche à accomplir. L’efficacité intellectuelle (et donc la marge de libre-arbitre) est alors proportionnelle à l’aisance avec laquelle on estime pouvoir faire face à la situation.

Cette aisance dépend en grande partie des clefs dont on dispose pour comprendre la situation. L’expert « voit » ainsi tout de suite des choses qui échappent au novice. Prenons l’exemple du bruit des balles. Une balle, animée d’une vitesse initiale supérieure à celle du son, produit par son frottement dans l’air un claquement supersonique et un sifflement qui l’accompagnent sur sa trajectoire. Ces bruits sont distincts de la détonation de départ. La connaissance de ce phénomène permet de déterminer l’origine du tir en repérant le bruit plus sourd et plus tardif de la détonation de départ. L’écart entre le claquement et la détonation peut même fournir la distance de l’ennemi (à raison de 300 mètres par seconde d’écart). Si le sifflement est perçu, cela signifie de manière certaine que l’on est dans l’axe de tir. Un fantassin expérimenté donne ainsi du sens au moindre détail sonore alors qu’un « bleu » reste dans la confusion. Dans cet exemple, le novice aura tendance à confondre le claquement de la balle avec la détonation de départ et donc à se tromper dangereusement sur l’origine de la menace.

Ainsi, le combattant observe en permanence son environnement. L’apparition d’une information « saillante » modifie cette vision et entraîne un processus d’analyse et de réaction, de durée très variable en fonction de la complexité de la situation et surtout du « crédit de temps » dont il dispose. Il s’agit, à chaque fois, d’une combinaison de souvenirs et de réflexion logique. Lorsque la situation est familière, le réflexe est de choisir une solution qui a bien fonctionné précédemment dans des cas similaires. Cela permet d’avoir une réponse sans doute convenable dans un délai très court. Si la situation ne ressemble pas à quelque chose de connu ou si la solution qui vient à l’esprit ne convient pas, la réflexion logique prend le relais. Un novice qui, par définition, ne possède qu’une faible expérience, sera obligé de compenser cette lacune par plus de réflexion logique. Or, celle-ci est beaucoup plus longue et coûteuse en énergie que l’appel aux souvenirs. Le novice aura donc tendance à utiliser des cycles plus longs que ceux de l’expert ou à focaliser toute son attention sur la situation pour réduire la difficulté de la tâche. À la limite, un « bleu » jeté sans entraînement sur le front sera incapable d’utiliser des cycles de décision courts, car il n’a aucun souvenir sur lequel s’appuyer. Il risque de se trouver dans une position délicate face à une surprise ou des adversaires plus rapides.

L’analyse offre rarement plus de deux options. Le choix est alors conditionné par quelques critères : la mission reçue, les valeurs morales, les objectifs personnels (être « à la hauteur », mettre en confiance le groupe, etc.) et le seuil de risque. La solution choisie est alors très souvent la première qui apparaît à l’esprit et qui satisfait à tous ces critères.

Le problème se pose lorsque certains de ces critères sont contradictoires, ce qui implique de faire des choix douloureux. Ces contradictions peuvent être assez nombreuses mais doivent pouvoir se résoudre rapidement par le fait que, normalement, les critères n’ont pas le même poids. Pour qu’une armée conserve son efficacité, la mission doit rester « sacrée », pour reprendre une expression surannée mais très parlante, même pour un non-croyant. Or, les contextes flous et complexes à l’intérieur desquels nous évoluons désormais peuvent affaiblir cette notion de mission « sacrée », en particulier face à l’obligation morale de « ramener les hommes à la maison ». Lorsque ce sont les populations que vous êtes censé défendre qui abattent vos hommes, lorsque des officiers qui échouent dans leur mission sont décorés parce qu’en n’accomplissant pas leur mission ils ont évité un affrontement, le trouble s’introduit. Il génère des zones grises propices à l’autocensure. Dans un pays d’Afrique centrale, j’ai reçu un ordre pouvant mettre gravement en danger mes hommes. Après quelques minutes de « tempête sous un crâne », je décidais que cet ordre, très précis et venant de quelqu’un qui ignorait tout de la situation, était inutilement dangereux. La contradiction était ainsi résolue par la disqualification de la mission reçue puis par la simulation de son application. Notons qu’une marge de liberté m’aurait permis d’adapter mon mode d’action et de résoudre cette contradiction. La confiance facilite l’obéissance.

Nous retiendrons les deux contradictions majeures qui font que nous étudions l’obéissance dans le monde militaire et non, par exemple, dans l’industrie automobile : la mission face à la mort donnée et la mission face à la mort reçue.

  • La logique de l’honneur

Une école de pensée, en grande partie américaine, prône l’idée que finalement la véritable difficulté, en particulier dans les sociétés occidentales, viendrait de la réticence à tuer. Le colonel S. L. A. Marshall, dans Men Against Fire, explique ainsi que, d’après ses observations, au maximum un quart des soldats américains ouvraient réellement le feu au combat. Le major Grossman, de son côté, met en avant la faible efficacité des tirs, puisqu’on compte par exemple une moyenne de plusieurs dizaines de milliers de cartouches tirées pour chaque homme abattu par balle au cours des conflits du xxe siècle. Il explique ce chiffre par des postures de simulation destinées à donner l’illusion du combat sans avoir à tuer. L’un comme l’autre aboutissent donc à la conclusion que le rôle principal de l’instruction militaire est de conditionner les hommes pour qu’ils dépassent cette réticence à tuer.

Au début de ma carrière militaire, un adjudant-chef m’avait avoué que la première fois qu’il avait tué un homme, pendant la guerre d’Algérie, il en était resté malade pendant des jours. Il rejoignait le dégoût exprimé par Romain Gary dans La Promesse de l’aube :

« Je sais être bête à mes heures, mais sans m’élever jusqu’à ces glorieux sommets d’où la tuerie peut vous apparaître comme une solution acceptable. J’ai toujours considéré la mort comme un phénomène regrettable et l’infliger à quelqu’un est tout à fait contraire à ma nature : je suis obligé de me forcer. »

À l’inverse, alors que j’étudiais le phénomène des as de la chasse aérienne, je tombais sur de nombreux exemples de violence froide et dénuée de remords. René Fonck, le premier de tous les as alliés avec soixante-quinze victoires (cent vingt-six probables) entre 1915 et 1918, écrit dans ses mémoires :

« J’atteignis l’homme en pleine poitrine, et dans sa chute son avion se rompit […]. J’atterris tout vibrant encore en me disant que c’était là du beau travail. »

Un peu plus tard, il admet avoir ressenti quelque émotion :

« J’eus à ce moment, je l’avoue, une impression singulière en voyant subitement un corps tomber dans le vide. Le cadavre, comme un sac, s’abandonnait et peu à peu semblait diminuer en se rapprochant du sol, mais je n’avais pas le loisir d’analyser mes sentiments, il fallait combattre et vaincre ! Aussi, sans m’attarder davantage, je revins à la charge. »

Guynemer, le « chevaler de l’air » mythifié, n’est pas en reste. Dans une lettre d’août 1916, il décrit un combat à ses sœurs :

« Avant-hier, attaqué fritz à 10 mètres, tué le passager et peut-être le reste […]. À 7 h 30 attaqué un Aviatik ; emporté par l’élan, passé à 50 centimètres, passager couic ! »

Deullin, moins connu, rapporte de son côté :

« J’avais une explication avec deux Aviatik. J’en poire un, puis, me retournant vers le second, je vois mon premier dégringoler les roues en l’air et vider son passager de 3 600 mètres. Servez chaud ! C’était exquis. »

Je doute également que le tireur d’élite finlandais Simo Hayha ait été malade à chacune de ses cinq cent quarante-deux « victoires » en cent jours de la guerre russo-finlandaise. Mais peut-être que ces hommes font partie des 3 % de la population masculine (et 1 % de la population féminine) indifférents aux effets de leur comportement sur autrui (atteints de « désordre antisocial de la personnalité » en termes scientifiques) ?

Dans les années 1960, le sociologue Milgram, voulant mesurer le degré d’obéissance de citoyens américains ordinaires, a montré que les deux-tiers d’entre eux étaient capables d’envoyer une décharge électrique mortelle à quelqu’un qu’ils n’avaient jamais vu au nom d’une pseudo-expérience scientifique sur la mémoire. Milgram montrait ainsi toute la force du contexte ou de l’autorité (un homme en blouse blanche). Il montrait aussi l’importance de la distance entre le « bourreau » et sa victime (en réalité un acteur simulant la douleur). Pour le commun des mortels, je crois cependant, et c’est malheureux, qu’il est relativement simple dans la fureur de l’instant de tuer, surtout de loin.

À Sarajevo en 1993, je donnais l’ordre un jour de tirer au fusil Mac Millan sur un bâtiment abritant peut-être un sniper. La munition utilisée (une balle de 12,7 mm) perfora le mur visé avant d’exploser à l’intérieur. Quelques jours plus tard, un officier de liaison bosno-serbe nous indiqua, sans grand état d’âme d’ailleurs, que nous leur avions tué un homme ce jour-là et qu’ils arrêtaient donc provisoirement de nous tirer dessus. Le soir même, j’offris une bière au caporal-chef qui avait tué cet homme pour fêter notre « victoire ». Aucun sentiment de culpabilité ne nous effleura. Il est vrai que nous n’avions pas vu la victime dans les yeux, que cela datait d’un certain temps et que les snipers, qui quelque temps plus tôt avaient abattu deux enfants sous les yeux d’un ami, n’étaient pas spécialement appréciés. Cela faisait beaucoup de distance physique, temporelle et morale entre nous. Un peu plus tard, je surveillais, avec un autre tireur, un bâtiment très proche d’où étaient partis des tirs contre une de nos sentinelles. J’avais repéré la pièce d’où tirait le milicien, bosniaque cette fois, et attendais qu’il se présente à la fenêtre pour le faire abattre. Au lieu de cela, je vis arriver une femme qui installa le couvert et la soupe sur la table, puis un jeune garçon et, enfin, au bout d’une demi-heure, un homme en civil et sans armes. Après avoir goûté la soupe, il se mit à la fenêtre en fumant une cigarette. Ne sachant pas s’il s’agissait du tireur, je fis tirer dans le mur en guise d’avertissement, mais si j’avais eu la preuve que c’était lui qui nous tirait dessus, je l’aurais fait abattre sans hésiter malgré la faible distance et la présence de sa famille. Comment aurais-je vécu par la suite la vision de sa mort et les cris de sa famille ? C’est une autre question.

La vraie difficulté ne paraît donc pas d’obéir à un ordre de tuer, en particulier pour un soldat professionnel dont les rêves d’adolescent furent pleins de plaies et de bosses. La vraie problématique de l’obéissance militaire réside sans doute beaucoup plus égoïstement dans l’idée de faire face à sa propre mort.

Pour résoudre le dilemme du franchissement du seuil de risque, certains utilisent le biais de l’exaltation morbide. En décembre 1913, au cours d’une conférence donnée au cercle militaire de Nancy, le général Gascouin présente les conclusions de son livre intitulé Infanterie française et Artillerie allemande (1908), expliquant les moyens de limiter les pertes face à l’artillerie adverse. Le général président de la réunion se lève, outragé, et déclare « qu’à Nancy, l’armée n’a pas peur des pertes ».

La même année, le capitaine Billard écrit dans L’Éducation de l’infanterie :

« Il s’agit encore moins, à la guerre, d’être habile que courageux ; la science cédera toujours le pas au dévouement et à la solidarité. Aussi faudra-t-il imprégner avant tout le dernier troupier de cet esprit de sacrifice supérieur qui se révélera de suite, par l’offensive, par la poussée vers la frontière, […] par l’en-avant dédaigneux de la tranchée humanitaire, salut peut-être des individus, mais sûr cercueil des nations. »

Pour lui, le rôle des officiers est alors de faire des soldats « des gens qui veuillent bien se faire tuer » :

« Mourir utilement, c’est tout l’art de la guerre. On meurt utilement en attaquant […]. Attaque donc et meurs, officier de France. »

Il est alors loin d’être seul dans cet état d’esprit, conforté par le renouveau spiritualiste de l’époque symbolisé par Psichari. Le lieutenant Laure, par exemple, dans L’Offensive française, loue ceux « qui savent assister impassibles à la moisson de milliers d’existences humaines [et] qui, le doigt sur une carte, peuvent décréter dans leur impassibilité, en refoulant les passions de leur cœur : “ici on mourra, là on tuera !” ».

Cette mentalité a eu pour conséquence concrète le dédain de tout ce qui pouvait assurer la protection du soldat. Avant 1914, aucun plastron en acier spécial capable d’arrêter les balles à plusieurs centaines de mètres n’est commandé par les Français, contrairement aux Russes. Le sachet de pansements individuels est très insuffisant. Le casque d’acier réclamé par Langlois dès 1892 est ignoré. Le bouclier de protection des servants du canon de 75 n’est adopté que très tardivement et avec de fortes réticences. Ce mysticisme sert également de substitut à un entraînement sérieux.

Inutile d’épiloguer sur l’efficacité tactique de ces méthodes. Les officiers aux gants blancs sont rapidement fauchés, et beaucoup de soldats ne sont pas loin de s’en féliciter.

« Ils ne moisirent pas longtemps parmi nous. […] On aurait dit que cela les amusait de se faire tuer. Je te jure qu’ils avaient l’air de le faire exprès » (Guillaume Gaulene, Des soldats, 1917).

Cet état d’esprit a-t-il disparu ? En 1989, nous étions trois élèves des écoles de Coëtquidan interviewés par un journaliste de radio. À la question « pourquoi êtes-vous entrés dans l’armée ? », l’un d’entre nous répondit : « Pour servir la paix et je crois qu’il n’y a rien de plus beau que de mourir pour la paix ! » Pour ma part et un peu par provocation, je répondais : « Pour entendre siffler les balles et connaître les sensations que cela me procurerait ! » Seule ma réponse choqua le commandement des écoles. Quinze ans plus tard, alors que les travaux sur le nouveau statut des militaires se déroulaient, un débat assez vif eut lieu entre stagiaires du Collège interarmées de défense à l’initiative d’un groupe d’officiers indignés de la disparition de l’expression « esprit de sacrifice » dans les premières versions du texte.

Si les Américains sont angoissés par la mort donnée, certains officiers français restent visiblement tiraillés par la notion de sacrifice. Pour les autres, ceux qui estiment qu’il faut parvenir à l’acceptation du risque de mourir mais non à son exaltation, la question de savoir ce qui peut justifier d’obéir à un ordre impliquant de fortes probabilités d’être tué ou mutilé reste posée.

En 1982, Geoffrey Brennan et Gordon Tullock, deux économistes américains, ont établi une analogie avec le fameux dilemme des deux prisonniers. Dans cette expérience sociologique où le sort de l’un est lié à la décision de l’autre, chaque prisonnier pris séparément a le choix d’avouer ou non. Si aucun des deux prisonniers n’avoue, ils sont acquittés ; si les deux avouent, ils sont condamnés ; si seulement l’un des deux avoue, celui qui a avoué est libre mais celui qui n’a pas avoué est passible d’une lourde peine de prison. Le soldat sait que l’issue sera la victoire ou la défaite. Il sait aussi qu’il ne constitue lui-même qu’une petite partie de l’armée. S’il se donne « à fond », son action n’aura qu’une influence limitée sur les événements mais en revanche elle augmentera sensiblement les risques pour lui de se faire blesser ou tuer. Logiquement, il a donc, ainsi que tous ses camarades, intérêt à ne pas agir, ce qui peut rendre difficile la conduite de la bataille. De plus, s’il estime que ses voisins pensent comme lui et s’apprêtent à ne rien faire ou à s’enfuir, sa conviction qu’il ne sert à rien de lutter s’en trouvera renforcée.

Tout cela aboutit logiquement à des comportements de simulation. On adopte alors une posture permettant d’obéir aux ordres tout en évitant au maximum le danger. En 1941, les Britanniques entreprirent l’étude scientifique de l’efficacité de leurs raids de bombardement sur la Ruhr ; ils s’aperçurent avec stupéfaction que moins d’un bombardier sur dix avait largué ses bombes à moins de 8 km de l’objectif, et les appareils de guidage n’étaient pas seuls en cause. Après la bataille de Gettysburg (1863), 28 000 fusils furent récupérés ; parmi eux 12 000 étaient chargés plus d’une fois, et une arme était même chargée 23 fois. De nombreux soldats des deux camps passaient leur temps à charger leur fusil, simulant ainsi le combat. Dans son Étude sur le combat, Ardant du Picq décrit l’assaut de la colonne Macdonald à Wagram (1809) :

« Sur 22 000 hommes, 3 000 à peine ont atteint la position. Les 19 000 manquants étaient-ils hors de combat ? Non. Au maximum un tiers, proportion énorme, pouvaient avoir été atteints ; les 12 000 manquants réellement, qu’étaient-ils devenus ? Ils étaient tombés, s’étaient couchés en route, avaient fait le mort pour ne pas aller jusqu’au bout. […] Rien de plus facile que cette sorte de défilement par l’inertie, rien de plus commun. »

Une première solution pour obtenir plus de « rendement » est d’instaurer une surveillance de l’encadrement. Le problème est que cela impose une centralisation et un regroupement des hommes sous les yeux du chef, incompatible avec la létalité du combat moderne. C’est tout le malheur de l’infanterie française de la Première Guerre mondiale, où on ne fait pas confiance au soldat et où les sections, voire les compagnies, agissent en « blocs » sur une ligne, à un pas d’intervalle. Il faut attendre 1916 pour voir le combat décentralisé au niveau de la section, puis l’année suivante pour que soit enfin confiée une responsabilité tactique à des sergents. Cette voie a donc consisté à décentraliser la confiance en responsabilisant les « acteurs » du champ de bataille. Cette surveillance de l’encadrement (qui subit plus de pertes que les soldats) ou des gendarmes (nettement plus en arrière du front) reste néanmoins très imparfaite tant le combat moderne est dispersé. L’explication suivante est donc insuffisante :

« Dans la tranchée, nulle surveillance n’est possible. À dix mètres dans le boyau, les chefs sont plus loin qu’à cinq cents mètres sur la route […]. Le travail des hommes est pourtant plus puissant que l’acharnement des obus » (Daniel Mornet, Tranchées de Verdun, 1918).

Cette surveillance est infiniment moins puissante que celle de la responsabilité mutuelle. Pour Jean-Paul Sartre, dans Huis clos, « l’enfer, c’est les autres », car la honte n’existe que par le regard d’autrui. La présence d’inconnus impose des obligations morales très inférieures à celle d’amis ou de la famille. Malgré la peur, les hommes sont peu disposés à agir de façon que leurs actes puissent être pris pour de la couardise par des gens qu’ils connaissent. Malgré la peur, les hommes préfèrent alors la souffrance à la honte de passer pour un lâche :

« L’homme incapable de se dominer pour faire face dignement au danger est aussi incapable, le plus souvent, de se résoudre à la honte épouvantable d’une fuite publique. Pour fuir ainsi, il faudrait une volonté, une sorte de bravoure » (Paul Lintier, Ma pièce, 1917).

L’obligation morale augmente avec la connaissance mutuelle. On ne craint pas beaucoup le jugement négatif d’hommes inconnus. En revanche, l’opinion de camarades que l’on connaît depuis longtemps revêt une grande importance. On retrouve également la notion de groupe primaire, cette équipe soudée par les épreuves communes, mise en évidence par Morris Janowitz et Edward Shils à partir d’interrogatoires de prisonniers allemands. C’est ce dont témoigne un vétéran canadien de la Seconde Guerre mondiale :

« Il m’a fallu sacrément près de toute une guerre pour savoir pourquoi je me battais. Mais c’est pour les autres, ton unité, les gars de ta compagnie, ceux de la section surtout […] ; quand il n’en reste plus que quinze sur les trente ou davantage, tu y tiens terriblement, à ces quinze-là. »

Il en va de même pour le général britannique Gardiner, à propos de la guerre des Malouines :

« Nous y sommes allés [au combat] parce que nos amis y allaient. Nous voulions y aller avec eux car je pense que les hommes ne veulent pas être regardés comme ayant laissé tomber leurs amis. C’est cet honneur, ce besoin de respect personnel en tant qu’individu qui constitue le ciment de chaque unité et aussi entre les groupes, pelotons et compagnies. »

Ce « principe de camaraderie » est encore renforcé par l’interdépendance des rôles dans le combat. Ces liens existaient dès le début de la Grande Guerre dans l’artillerie, comme l’explique Paul Lintier :

« Pour nous, l’unité c’est la pièce. Les sept hommes qui la servent sont les organes étroitement unis, étroitement dépendants, d’un être qui prend vie : le canon en action. Cet enchaînement des sept hommes entre eux, et de chacun d’eux à la pièce, rend toute défaillance plus patente, plus grosse de conséquences, la honte qui en résulte plus lourde. […] Le fantassin, lui, se trouve le plus souvent isolé au combat. Sous la mitraille, un homme couché à quatre mètres d’un autre est seul. Le souci individuel absorbe toutes les facultés. Il peut alors succomber à la tentation de s’arrêter, de se dissimuler, de s’écarter hypocritement, puis de fuir. »

Ces cellules primaires, nouvelles familles des soldats, sont intégrées dans des corps de forte armature psychologique. Le régiment est une nation en miniature, avec son histoire, sa culture, ses valeurs et sa pérennité.

« Qui n’a pas fait campagne ne peut comprendre avec quelle émotion un troupier dit : “mon régiment”, “ma compagnie”, “mon escouade”. Nous pensons tous en images d’Épinal : le régiment, c’est tous les hommes qui portent le même numéro à l’écusson, c’est trois mille soldats… qui ont participé aux mêmes actions, enduré les mêmes souffrances, communié dans les mêmes enthousiasmes. La compagnie, comme dit le capitaine, “c’est une grande famille dont je suis le père”. Ce sont quelque deux cents bonshommes qui connaissent leur chef et que leur chef connaît par leur nom. L’escouade, ce sont les intimes, la petite société en participation. » (Jean Galtier-Boissière, Un hiver à Souchez, 1917).

La compagnie du capitaine Delvert est dissoute après les pertes de la bataille de Verdun.

« Quand la nouvelle de cette mesure vint à mes pauvres troupiers, on apportait la soupe. Personne ne put manger. Beaucoup pleuraient. Les liens qui unissaient les combattants entre eux étaient très forts. »

Ne peut-il cependant y avoir, à l’origine de l’obéissance, des valeurs sinon plus nobles (l’esprit de corps et la camaraderie sont des valeurs nobles) du moins plus politiques ou idéologiques, comme le patriotisme ?

Pendant la Grande Guerre, lors de son départ du centre d’entraînement de La Valbonne, l’instructeur de sergent du Montcel leur avait fait crier « vive la France ! » Au front, « une semblable manifestation paraîtrait déplacée et presque grotesque. Et pourtant nous vivons dans une atmosphère d’énergie toute différente […]. » Louis Mairet, dans le Carnet d’un combattant (1919), abonde dans ce sens :

« Prenez cent hommes du peuple, parlez-leur de la patrie : la moitié vous rira au nez, de stupeur et d’incompréhension […] Le soldat de 1916 ne se bat ni pour l’Alsace, ni pour ruiner l’Allemagne, ni pour la patrie. Il se bat par honnêteté, par habitude et par force. »

Cela ne veut pas dire que le patriotisme est absent, loin s’en faut, mais il est intériorisé, intégré, dans un tissu plus complexe. Actuellement, la patrie n’est plus en danger de mort, semble-t-il, et les valeurs peuvent s’appeler « droit international », « protection apportée à une population agressée », « secours aux ressortissants français », etc. Comme chez les poilus, l’intégration de ces valeurs est nécessaire et constitue un soutien indéniable, mais le moment de l’action n’est plus le moment pour y penser.

Comme un médecin qui change de patient en permanence, le soldat professionnel change de contexte d’action très régulièrement. « L’obéissance n’est pas une tête coupée entre les mains » et lorsque cet homme participe à une opération, c’est en connaissance de « cause ». Lorsqu’il prend des risques, c’est la flamme du libre-arbitre qui l’éclaire et l’anime avec plus ou moins de force. Cette flamme soumise à la tempête des émotions se consume à la cire de la confiance qu’il s’accorde et qu’il partage avec ses camarades et ses chefs. Que cette flamme s’éteigne et c’est la responsabilité qui disparaît, ouvrant la voix aux actes sombres.

Obéir et se faire obéir | L. Sourbier-Pinter
J.-P. Decrock | La crise des otages en Bosnie ...