N°3 | Agir et décider en situation d’exception

Michel Goya

Décider en situation d’extrême violence

Analyse du processus de décision tactique du colonel de Saqui de Sannes, commandant le groupement interarmes engagé à Mogadiscio, le 17 juin 1993, et recueilli par le lieutenant-colonel Michel Goya. Le colonel de Saqui de Sannes est actuellement général de division.

  • Situation

Au début des années 1990, la Somalie est devenue un pays sans État, livré aux luttes claniques et en proie à une terrible famine. Par la résolution 794 du 3 décembre 1992, le Conseil de sécurité des Nations unies déclenche l’opération de restauration de la paix onusom, dirigée par les États-Unis, et à laquelle participe le détachement français oryx.

Pendant des mois, les unités distribuent vivres, semences et médicaments, tout en désarmant progressivement les factions. En 1993, à Mogadiscio, la situation se dégrade, en grande partie par l’action de la milice du général Aïded. Le 5 juin 1993, 24 Casques bleus pakistanais sont tués dans une embuscade. Il est alors décidé d’éliminer cette menace, et, du 9 au 18 juin, un groupement tactique français est envoyé pour participer aux actions contre Aïded.

Aux ordres du colonel de Saqui de Sannes, chef de corps du 5e régiment interarmes d’outre-mer, ce groupement comprenait cinq cellules tactiques : un peloton blindé (avec trois engins à roues armés d’un canon de 90 mm, erc-90) et quatre sections d’infanterie (deux en véhicules blindés vab et deux en camions vlra, donc plus vulnérables). L’ensemble représentait environ 200 hommes et 50 véhicules. Il a été renforcé pour la journée du 17 juin par un détachement d’hélicoptères (deux engins de transport Puma, dont un armé d’un canon de 20 mm, deux hélicoptères légers Gazelle, dont un armé de missiles).

Du 10 au 16 juin, le groupement fut engagé dans de multiples actions d’escorte et d’investigation. Le 16 juin, le colonel reçut l’ordre de se placer le lendemain en couverture, le long de l’avenue du 21-Octobre, en mesure de soutenir les contingents marocains et pakistanais chargés d’investir les quartiers tenus par le général Aïded.

L’objet de cette étude est d’analyser le processus de décision du chef du groupement au cours de la journée du 17 juin. Il comprend le récit des faits par le général de Saqui de Sannes et l’analyse des processus mentaux ainsi décrits.

  • Récit des faits par le général de division de Saqui de Sannes
  • 4 h 30-8 h 30 déploiement le long de l’avenue du 21-Octobre

Le gouvernement français n’était pas très chaud, à l’époque, pour que nous intervenions directement. Aussi avait-il accepté seulement que nous soyons en couverture pour éviter que des renforts ennemis arrivent par l’ouest. Cette mission ne me posait pas de problème particulier. Je connaissais bien le terrain et nos alliés ; j’ai donc installé le poste de commandement au carrefour. La section de l’adjudant-chef Crand était face à l’Académie militaire, et les sections sur vab patrouillaient sur l’avenue du 21-Octobre. Le peloton et la dernière section étaient avec moi, en réserve d’intervention.

Les premiers coups de feu en notre direction sont venus de la manufacture de tabac. On a riposté de manière sporadique, avec nos tireurs de précision, mais sans engager de manœuvre de réduction. Ce n’était pas très violent, et surtout je ne voulais pas engluer mes sections, alors que l’on pouvait avoir à s’engager ailleurs avec un très court préavis.

Pendant ce temps, le bataillon marocain était en colonne, au cœur du quartier tenu par Aïded. Les Marocains n’ont pas voulu pénétrer dans les maisons. Très vite, la foule est venue s’agglutiner à eux, avec des renforts de miliciens que l’on voyait venir du nord et traverser l’axe face à nous. Le colonel marocain et son adjoint ont essayé de parlementer avec la foule. Ils ont été de cette façon clairement identifiés, et lorsque brusquement la foule s’est retirée, des tirs ont claqué, et ils ont été immédiatement abattus. On sentait à l’écoute de la radio que la situation se dégradait. Au début, les Marocains parlaient en français, puis ils sont passés à l’arabe et ont parlé de plus en plus vite. On a alors tous compris que les choses tournaient mal et qu’il faudrait probablement aller les aider. Les hommes autour de moi se sont tus et je les ai vu se rapprocher les uns des autres.

J’ai ordonné à mes sections de se mettre en garde et je me suis dit en regardant la carte : « Quel bourbier ! S’il faut aller les chercher, il ne faut pas que je m’y mette ! » Au même moment, on a été pris à partie assez méchamment depuis l’Académie militaire, à 300 mètres de nous. Je me suis alors demandé si cela était coordonné avec l’agression des Marocains et je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, sinon les soldats d’Aïded allaient prendre l’ascendant psychologique sur nous. Le problème était que les tireurs ennemis utilisaient les femmes comme bouclier. Elles étaient placées en « rideau » devant une fenêtre, s’écartaient brusquement pour laisser la place à un gars qui lâchait une rafale, puis se remettaient en place. Bien sûr, les tireurs changeaient aussi d’emplacement. Venant de Djibouti, on connaissait bien la culture somalienne. Nous savions que le fait de mêler les femmes et les enfants aux combats leur paraissait naturel, car quand un clan se bat, c’est le clan en entier qui va au combat. Ils savaient, bien sûr, que cela nous choquait et en profitaient. Quoiqu’il en soit, nous nous comporterions en soldats occidentaux et ne tirerions pas sur les femmes et les enfants. C’était une question d’éthique, mais je savais aussi que derrière cette journée l’opération continuerait et que le clan Aïded ne nous aurait jamais pardonné d’avoir massacré ses femmes et ses enfants. Cependant, il me fallait résoudre un problème immédiat sans déraper. J’ai donc donné l’ordre aux erc de tirer à la mitrailleuse sur le mur. Je signifiais ainsi à tout le monde que nous étions capable de frapper fort, si cela devait monter d’un cran. On avait les moyens et la volonté de riposter. Des deux côtés, tout le monde a apparemment compris le message. On se battra, mais on ne fera pas non plus n’importe quoi.

Tout de suite après cet accrochage, j’ai reçu un appel du colonel B. au pc de l’onusom :

« Il va falloir que tu y ailles. Comment est-ce que tu comptes faire ? »

J’ai regardé la carte et j’ai d’abord examiné la possibilité de passer par l’axe sud. L’itinéraire était rapide et sûr, mais, arrivé dans la zone des combats, je me serais englué avec les Marocains, en plein dans l’axe de tir des Pakistanais. Les véhicules n’auraient pas pu circuler, et on se serait fait déborder de tous les côtés. L’autre solution était de passer par l’axe nord et de me positionner sur un terre-plein dominant la zone des combats. De là, je pensais pouvoir utiliser au mieux l’allonge de mes armes. Cela supposait de traverser l’axe des renforts d’Aïded, mais cela me paraissait finalement plus sûr. J’ai donc rappelé l’onusom pour leur annoncer mon intention.

Avec le commandant Bonnemaison, mon adjoint, nous avons examiné ce mode d’action et nous sommes vite tombés d’accord sur le fait que, si l’on voulait éviter de se faire déborder et pouvoir se désengager, il fallait tenir le carrefour au nord du terre-plein. J’ai alors partagé le groupement en trois éléments. La section sur vlra de l’adjudant-chef Crand devait rester sur la base de départ, avec les moyens sanitaires. Le deuxième échelon était composé de la section Martinez, sous blindage, suivie de la section Delabbey, sur vlra, avec aussi les P4 de l’escouade. Sous les ordres du commandant Bonnemaison, cet échelon avait pour mission de tenir le carrefour. Il me restait donc, avec le commandant d’unité et son vab pc, le peloton erc de Carpentier, la section vab de Nivlet et le groupe de sapeurs.

  • 8 h 30-13 h 30 dégagement du contingent marocain

Nous sommes partis « à fond ». On s’est fait allumer tout le long, et lorsqu’on a tourné au carrefour, on a même essuyé quatre tirs de roquettes. Avec un peu de chance, quelques rafales de mitrailleuses et beaucoup de vitesse, on s’en est sortis sans mal. Avec le premier échelon, nous sommes donc arrivés assez rapidement sur le terre-plein pour nous y mettre en garde sur 360 degrés. Nous étions sur une bonne position, en hauteur par rapport aux Marocains, alignés à 150 mètres de nous, et surtout face aux gars d’Aïded. Tout de suite, ça a été la volée de moineaux, et tous les tirs se sont reportés sur nous, ce qui a permis aux Marocains de se dégager. Avec les antennes de ma P4, j’ai rapidement « fait un tabac ». Je me suis retrouvé accroupi sur le bord de ma P4 d’un coté, puis de l’autre, en fonction des tirs. Je n’arrivais plus à commander. Mon conducteur a donc poussé alors le véhicule près d’un erc, tandis qu’un vab reculait. Ainsi protégé par les deux engins, j’ai pu « reprendre le manche ».

Pendant ce temps, le deuxième échelon sur le carrefour s’est fait accrocher très sérieusement. La section sur vab du sergent-chef Martinez a été prise sous un feu terrible. Son pilote vab s’est effondré, ainsi qu’un gars à l’intérieur de la caisse. Bloqué dans la tourelle du vab, le sergent-chef a fait « la boule de feu » avec sa mitrailleuse, tout en demandant de l’aide. J’ai senti l’excitation monter d’un seul coup à la radio et j’ai demandé à tous de rester calme. J’avais fait mettre tout le monde sur le même réseau avec les haut-parleurs allumés. L’idée était que ces haut-parleurs servent de balise sonore si un engin se perdait dans les ruelles. Je me suis vite aperçu que ce réseau unique avait un effet amplificateur sur la psychologie des hommes. Je me suis donc imposé de rester toujours très calme à la radio pour aider à contrôler le stress de tout le monde, y compris le mien. Cela dit, lorsque, plus tard, j’ai demandé l’état de la blessure du caporal-chef Lisch, et que tout le monde a entendu « très grave », je pense que cela n’a pas forcément eu un bon impact.

Sur le carrefour, la situation devenait critique. Le médecin a réussi à évacuer les blessés de Martinez, plus choqués que blessés physiquement. Peu de temps après, un chef de groupe prend une balle dans le pied, mais continue le combat. Un caporal-chef est blessé par un éclat dans le bras. Un chef de groupe de Martinez a son casque traversé par une balle, mais sans conséquence. Surtout, le caporal-chef Lisch, derrière sa mitrailleuse 12,7, après avoir vidé deux caissons complets, est frappé à la tête par un tir de sniper.

J’ai alors été pris d’un doute. Les blessés s’accumulaient, et je commençais à me demander jusqu’à quand je pourrais éviter d’employer des armes lourdes, canons ou lance-roquettes. Le Puma canon de 20 mm était prêt à tirer et me demandait des objectifs avec insistance. L’adjudant-chef Crand, sérieusement accroché, m’appelait aussi pour demander de l’aide. Je savais qu’il pouvait tenir, aussi lui ai-je répondu que je ne pouvais rien faire pour lui et qu’il devait se débrouiller seul. J’ai également refusé tout tir au Puma. Ça aurait été un massacre, et donc un désastre. J’ai ordonné au peloton de tirer à la mitrailleuse sur les toits qui surplombaient le carrefour, mais je pouvais difficilement faire plus. Heureusement, le commandant Bonnemaison a pris les choses en main et a décidé de s’emparer des baraques environnantes, et en particulier de l’ancien hôpital.

Cela faisait sans doute une bonne heure que nous étions là, mais j’avais perdu toute notion de temps. Pendant toute cette période, je n’ai pas eu l’impression d’être stressé. Je ne suis pas plus courageux qu’un autre, mais je n’avais pas de peur physique. On ne pense pas à soi, on a peur pour ses hommes. J’ai essayé d’anticiper les choses, de ne pas rester statique, d’avoir un temps d’avance, de mettre en alerte notre base à Baïdoa, de garder des éléments disponibles pour dégager le deuxième échelon, etc. Après quelques minutes difficiles, j’ai observé le sang-froid des paras et des marsouins qui tiraient autour de moi et je me suis dit : « Bon, ça tient ! On va s’en sortir ! » Au même moment, j’apprenais que les blessés avaient été évacués et que les sections de deuxième échelon avaient la situation en main. De mon coté, j’ai senti que les tirs ennemis s’espaçaient peu à peu et que les gars d’Aïded ne s’approchaient plus. En fait, ils commençaient même à se replier en contournant l’hôpital militaire. Visiblement, ils surestimaient notre nombre et ils avaient peur de se faire encercler.

  • 13 h 30-18 h 30, relève du détachement marocain et investigations

Lorsque la pression a faibli, j’ai fait venir à moi les deux sections du carrefour nord et réoccupé la position des Marocains. Peu de temps après, au milieu de multiples rumeurs et d’informations contradictoires, j’ai reçu l’ordre de fouiller des baraques entre l’Académie militaire et l’hôpital général, dans l’espoir de capturer Aïded. Une compagnie mécanisée italienne est venue pour nous appuyer. Pour éviter toute méprise, j’ai demandé à ce qu’elle vienne par le nord, par le chemin que l’on avait emprunté. Une belle unité ! J’étais content de les voir.

J’ai décidé alors de fouiller d’abord l’hôpital militaire, car il avait servi de base de tir contre les Marocains et contre nous. J’ai choisi pour cela la section Delabbey, parce que je les connaissais bien, mais j’ai senti aussi qu’après les combats des abords du carrefour ils avaient largement dépassé le stade de la peur. Ils étaient bien « remontés ». Je me suis dit, maintenant que l’on s’en était bien sorti, qu’il ne fallait pas déraper. Je les ai donc suivis, mais tout s’est bien passé, ainsi que lors de la fouille des baraques voisines. Il n’y a pas eu d’opposition, et bien sûr Aïded n’était pas là.

À la radio, j’ai senti que dans l’euphorie retrouvée, le pc de l’Onu était prêt à me faire continuer toute la nuit. J’ai pris les devants et annoncé que je ne resterais pas seul dans les quartiers. Nous sommes allés récupérer la section de l’adjudant-chef, et je me suis posté à l’entrée du camp de l’Onu, jusqu’à ce que le dernier véhicule soit rentré. J’ai été soulagé lorsque celui-ci est passé, mais je suis resté sur le qui-vive. Je ne voulais pas que l’on gâche tout par un accident dans la manipulation des armes. Le commandant d’unité a fait mettre tout le monde en ligne, face à un talus, pour procéder avec méthode aux opérations de sécurité. Tout s’est bien passé.

Le soir, on a tous ressenti un mélange de soulagement et de satisfaction. D’habitude nous n’avions droit qu’à nos rations sous la tente, mais pour l’occasion, les Norvégiens, qui géraient l’ordinaire de l’Onu, l’ont fait évacuer pour nous le réserver.

Le lendemain, je me suis demandé : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire aujourd’hui ! »

  • Analyse

Pendant toute cette journée, le colonel de Saqui de Sannes analyse la situation suivant le principe dit de « rationalité limitée », tel qu’il a été défini par le sociologue américain Simon, dès la fin des années 1940. Face à un environnement complexe, disposant d’informations fragmentaires et souvent subjectives, le colonel ne cherche jamais une solution parfaite, impossible à déterminer. Il se contente de chercher des solutions pertinentes face aux problèmes successifs qui se sont posés.

Pour cela, et dès le début de l’action, il a un certain nombre de critères en tête :

limiter au minimum les pertes amies [1] ;

limiter au minimum les pertes dans la population civile [2] ;

maintenir la cohésion psychologique du groupement [3] ;

maintenir la liberté d’action [4].

Ces critères n’ont sans doute jamais été « listés » de manière aussi explicite. Ils sont restés présents à l’esprit de manière latente. Par la suite, un processus de réflexion a été engagé à chaque mission nouvelle (couverture, dégagement des Marocains, fouille de zone urbaine) ou chaque fois que l’évolution de la situation risquait de remettre en cause un ou plusieurs critères. Ce processus a consisté à évaluer les modes d’action en fonction des critères, et à choisir le premier qui les satisfaisait tous.

Ainsi, lorsqu’il reçoit pour mission de dégager le contingent marocain, le colonel réfléchit d’emblée en termes de mode d’action, sans procéder à une analyse logique et consciente. Une première solution lui vient intuitivement, emprunter l’axe sud pour atteindre au plus tôt la zone des Marocains ; il l’élimine presque aussitôt car elle contredit plusieurs critères, en particulier le maintien de la liberté d’action. Le deuxième mode d’action envisagé, un positionnement sur un terre plein au nord des Marocains, en passant par le nord, satisfait à peu près tous les critères. Il induit un risque de pertes, car il faudra traverser une zone tenue par les miliciens d’Aïded, mais ce risque est jugé acceptable. Cette solution est adoptée, puis aménagée (saisie du carrefour nord) pour mieux « coller » aux critères.

Aucun autre mode d’action n’a été envisagé. Leur nombre était sans doute limité, et surtout le colonel agissait sous une forte contrainte de temps (la situation des Marocains est alors dramatique). Le balayage complet de toutes les solutions possibles aurait coûté beaucoup de temps et d’énergie psychique pour une plus-value aléatoire. Ce principe de l’adoption de la première solution pertinente est en fait très courant. Lorsque nous cherchons un emplacement pour garer notre voiture près de chez nous, nous choisissons en général la première occurrence satisfaisant le critère « être près de chez soi » qui se présente. À un niveau beaucoup plus élevé, le sociologue américain Allison a montré que lors de la très grave crise des fusées de Cuba, en 1962, c’est simplement la première solution qui a satisfait tous les membres du Conseil national de sécurité qui a été adoptée – l’embargo naval de l’île –, sans même examiner les autres possibilités.

Ce processus reste sensiblement le même tout au long de la journée du 17 juin, avec de simples variations dans la profondeur de réflexion. Ainsi, alors que le groupement, encore en couverture, subit un harcèlement de la part de tireurs isolés, le colonel comprend que ces tirs peuvent provoquer des pertes (critère n° 1), et surtout entamer le moral des hommes (critère n° 3). On s’approche donc d’un seuil critique, et le colonel décide d’agir, mais sans s’imbriquer dans une manœuvre de fouille (critère n° 4). À ce stade, il est confronté au problème de la population civile (critère n° 2), qui est sciemment utilisée par les agresseurs. Les tireurs de précision français, malgré leur efficacité, ne peuvent suffire. La première solution venant alors à l’esprit, acceptable car satisfaisant aux critères, est le tir à la mitrailleuse sur un mur proche des snipers. Cette solution porte ces fruits.

Quelques heures plus tard, le deuxième échelon est très sérieusement accroché, et les blessés s’accumulent. La situation, dans l’esprit du colonel, s’approche à nouveau d’un seuil critique imposant une décision ; celui-ci s’interroge sur les moyens de les dégager sans frapper la population. Il est donc très attentif aux signes, souvent diffus, qui peuvent l’aider à savoir si le seuil est franchi. Le deuxième échelon résout finalement la crise et lui évite d’avoir à faire des choix très difficiles. Il intervient également à plusieurs reprises pour calmer ses hommes et empêcher tout dérapage.

Pendant toute la journée, le colonel résiste à la pression du stress et reste parfaitement maître de lui. Plus le niveau de décision est élevé, et plus la peur physique (suis-je capable de faire face au danger ?) fait place à une peur intellectuelle ou cognitive (suis-je capable de faire face à la complexité de la tâche ?). Si la tâche est appréhendée, inconsciemment le plus souvent, comme trop difficile, cela peut aboutir à certains phénomènes comme la paralysie ou la « focalisation » sur une menace précise (en oubliant toutes les autres). Des chefs de ce style se concentrent souvent sur leur environnement immédiat et s’occupent de détails qui sont nettement au-dessous de leur niveau. Ils satisfont ainsi au très fort besoin d’action qui saisit les hommes sous un stress intense. Ils espèrent aussi se donner un rôle honorable sans pour autant s’attaquer à une tâche jugée insurmontable.

La « pression cognitive », c’est-à-dire l’estimation inconsciente de sa capacité à accomplir une tâche intellectuelle, qui s’exerce sur le colonel de Saqui de Sannes est en fait allégée par une parfaite connaissance du milieu physique et humain, la maîtrise des savoir-faire tactiques et la pleine confiance envers ses subordonnés. Les journées qui ont précédé l’engagement ont été riches en actions dans le secteur et ont permis de roder l’outil, tout en maîtrisant intellectuellement les données du problème.

Pour manipuler ensuite ces données tactiques, le colonel dispose d’un « bureau mental », sa mémoire à court terme. Cependant, les capacités de cette mémoire sont forcément limitées, même chez lui. En général, un cerveau peut rarement manier plus de sept objets à la fois. La différence entre les individus se fait alors dans la capacité à utiliser une autre mémoire, à plus long terme, une sorte de disque dur dans lequel est stockée l’expérience acquise. Un champion d’échecs possède en « stock » plusieurs milliers de parties, jouées ou apprises par cœur. Il puisera dans cette « bibliothèque (ou ce fonds documentaire) » afin de repérer des analogies avec des situations connues, et de dégager très vite les options possibles. Le chef au combat raisonne de la même façon, rassemblant des éléments enfouis dans sa mémoire tactique pour les adapter à un contexte par ailleurs beaucoup plus flou et incertain que sur un échiquier. Les modes d’action qui surgissent ainsi, tout armés, dans le cerveau du chef, pour être confrontés aux critères, sont donc souvent des analogies avec des situations vécues.

Le processus d’analyse des différentes méthodes de raisonnement tactique (mrt), préalable à la définition des modes d’actions, est ainsi fait de manière inconsciente selon une méthode intuitive analogique, imparfaite mais rapide. Si cette banque de données n’existe pas et/ou si le chef n’a pas la capacité d’y accéder rapidement, à cause d’une inhibition due au stress, la pression cognitive augmente très vite et aboutit à l’impuissance. Ce phénomène intervient fréquemment en cas de surprise. Il est donc indispensable que le chef, quel que soit son niveau, ait « accumulé des parties » pour acquérir des réflexes tactiques. Le jeune Bonaparte, à Brienne, apprenait par cœur les batailles des deux siècles précédents. Le champion du monde d’échecs Garay Kasparov se vante de connaître plus de 8 000 parties par cœur.

Enfin, il apparaît essentiel que le décideur soit présent au milieu des combats. Le chef à l’arrière est souvent plus stressé que celui qui se trouve au cœur des combats. La pression cognitive est forte, car il manque d’informations, et son besoin d’action se concrétise souvent par des demandes incessantes de comptes rendus. Il s’avère ensuite que les choix qui sont fait dans le cadre des rapports de force asymétrique favorables sont plus souvent éthiques et moraux que purement tactiques. Dans ces conditions, rien ne remplace l’appréhension directe de la situation. Les ordres qui sont ainsi donnés et qui engagent physiquement et moralement leurs auteurs prennent ainsi une force particulière.

La comparaison avec l’opération américaine qui a lieu quelques mois plus tard, le 3 octobre 1993, est à cet égard intéressante. Le commandant de l’opération, le général Garrison, commande à distance, par l’intermédiaire d’hélicoptères munis de caméras vidéos. Lorsque les événements commencent à mal tourner, il se produit un certain flottement entre les troupes dans l’action qui pensent que le « haut » comprend ce qui se passe, et le général, qui ne « sent » pas tout de suite la tournure des choses. Ce décalage est suffisant pour que des miliciens viennent de toute la ville pour affronter ces Américains qui ne sont protégés par aucun blindage. Les Américains déploreront 18 morts et plus de 60 blessés, là où les Français n’auront eu que quatre blessés.

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