N°3 | Agir et décider en situation d’exception

Christian Raphel

Décider sous émotion !

Depuis le xviie siècle, le rationalisme et l’exaltation des sciences ont été et sont encore les moteurs des grands courants de la pensée philosophique. Convaincus qu’ils venaient de sortir d’une longue période d’obscurité et d’ignorance, et qu’ils entraient dans un nouvel âge éclairé par la raison, la science et le respect de l’humanité, les rationalistes n’ont accordé de valeur qu’à la pensée claire, logique et méthodique. « Il vaut mieux, écrit Descartes, ne jamais chercher la vérité que de le faire sans méthode. »

Descartes définit ainsi la raison d’un point de vue général et abstrait, comme la faculté de penser qui permet à l’homme de bien juger et de distinguer le vrai du faux. Selon les tenants de la philosophie des Lumières, la raison est une puissance stable et organisée, c’est un système de principes appartenant à la nature même de l’homme en lui ouvrant l’accès à la vérité et au bien, et en s’opposant à la superstition et au fanatisme. Comme l’a écrit Victor Hugo : « L’instinct, c’est l’âme à quatre pattes, la pensée, c’est l’esprit debout. »

L’apogée moderne de la conception rationaliste de la pensée humaine est contemporaine de la naissance de la cybernétique et de l’intelligence artificielle, avec l’émergence des sciences de l’information, pour lesquelles le cerveau est un assemblage de modules différenciés doués de capacités de traitement, à l’image des microprocesseurs. Métaphore, et même croyance, qui a conduit à la fin des années 1980, début des années 1990, à imaginer que l’on pouvait construire un modèle logiciel du décideur militaire !

Pourtant, superstition, fanatisme, irrationalisme, aveuglement, autant d’antonymes du bon sens et de la raison qui envahissent le quotidien des individus et des sociétés. Écouter et observer le monde suffisent à constater l’extrême prégnance des comportements irrationnels, excessifs, décalés, incongrus, sortant tout simplement du cadre de la raison et du juste milieu. « L’irrationalisme ne cesse de s’aggraver, écrit Henri Lefebvre. La moindre enquête sur la vie réelle des gens révèle le rôle des cartomanciennes, des sorciers et rebouteux, des horoscopes. »

Depuis quelques années, les progrès de la neurobiologie et la neuropsychologie apportent un regard novateur, voire révolutionnaire, sur les mécanismes de la pensée humaine. Aujourd’hui, un faisceau d’éléments démontrent que le raisonnement, la prise de décision et les comportements passent obligatoirement par une empreinte émotionnelle et affective. L’émotion est un état de conscience complexe qui peut s’accompagner de manifestations physiologiques, lorsqu’elle est intense, comme par exemple l’accélération du rythme cardiaque et de la respiration ; c’est également un processus dont la coloration affective peut être la joie, le bonheur, la surprise, la peur, le dégoût, la tristesse ou la colère. Ainsi, la psychiatrie, qui s’est longtemps confinée dans l’émotion et le ressenti, explore aujourd’hui la cognition, c’est-à-dire la pensée rationnelle ; de la même manière, la neuropsychologie, qui s’est longtemps cantonnée dans le domaine de la cognition, a découvert l’importance de l’émotion, toujours classée par les philosophes dans les états affectifs à côté des passions et des sentiments.

Ainsi, lorsque Camus écrit : « La logique des passions renverse l’ordre traditionnel du raisonnement et place la conclusion avant les prémisses », on comprend tout le décalage entre, d’un côté, l’irrationalité patente et dominante qui caractérise les individus et les sociétés, et de l’autre, le regard désincarné d’un rationalisme de pensée, conviction d’un petit nombre qui considère toujours l’homme doué d’un esprit capable de systématiser ses connaissances et ses conduites, et d’établir des rapports vrais avec le monde et la réalité.

Un des auteurs princeps de ces données nouvelles en neurosciences est Antonio Damasio, qui a montré sous un jour nouveau l’importance structurante des émotions dans les prises de décision définies jusqu’alors comme des actes purement rationnels. Deux cas cliniques ont particulièrement suscité la réflexion de Damasio. Le premier, Elliott, est un cadre commercial brillant, la trentaine. Après avoir été opéré d’une tumeur cérébrale dans la région frontale du cortex, il alla de désastres professionnels en désastres affectifs. Devenu incapable de planifier ses activités et de faire des choix qui lui étaient autrefois familiers, il s’empêtrait dans des atermoiements interminables avant de prendre des décisions. Sa vie ne semblait être guidée que par le hasard, puisqu’il était même incapable de tenir compte des conséquences de ses actes pour faire évoluer des décisions ultérieures. Le second, Philéas Gage, a rendu Damasio célèbre dans un livre au titre évocateur, L’Erreur de Descartes, dans lequel il présente l’histoire de cet ouvrier mineur qui, en manipulant une charge explosive, s’est grièvement blessé avec une barre à mine qui a pénétré le cerveau et lésé la région frontale du cortex. Dans les mois et les années qui ont suivi, il devient asocial, violent, instable, et présente les mêmes troubles décisionnels, émotionnels et comportementaux qu’Elliott. Dans les deux cas, la zone altérée du cortex frontal latéral se révèle être un des lieux privilégiés de régulation des émotions.

Comme le souligne Roger Gil, loin d’être le fardeau de la raison, l’émotion devient la direction assistée, l’auxiliaire de la raison. C’est le cortex frontal qui permet, en présence de telle ou telle situation, d’activer les représentations somatiques qui lui sont associées en connectant cette situation aux souvenirs émotionnels. L’enjeu de cette hypothèse est de taille : il s’agit en fait de hisser l’émotion au rang de la raison, il s’agit même de dire que tout raisonnement reste stérile s’il ne s’appuie pas sur l’émotion, et que c’est bien l’émotion qui permet de mettre la raison en action. L’émotion a ainsi en quelque sorte été restaurée dans sa dignité et dans sa fonctionnalité. Elle n’est plus cette force qui ne sait qu’être aveugle et troubler l’âme, elle est devenue la force dont les vibrations permettent à chacun de dire et d’agir dans le monde. Elle est une force de création.

Le traitement émotionnel et affectif des informations en provenance de l’extérieur comme de l’intérieur du corps se fait au niveau de deux structures cérébrales parfaitement identifiées : l’amygdale située au centre du cerveau appelé paléomammalien – ou plus trivialement cerveau reptilien – et le cortex fronto-latéral modulateur de l’amygdale. Lorsque ces structures fonctionnent mal ou ne fonctionnent pas pour des causes diverses (lésions, tumeurs, etc.), le sujet présente des difficultés à raisonner logiquement, à prendre des décisions rationnelles et à avoir des comportements adaptés. Descartes avait-il eu une prémonition « émotionnelle » en son temps, lorsqu’il écrivit dans Les Passions de l’âme « l’âme a son siège principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d’où elle rayonne dans tous les restes du corps par l’entremise des esprits, des nerfs et même du sang » ?

Dans un contexte de prégnance des comportements irrationnels, telle que nous l’avons évoquée, quels sont les déterminants émotionnels qui vont permettre des comportements rationnels et adaptés ? En partant des extrêmes, l’absence d’émotion peut avoir des conséquences péjoratives, c’est l’exemple des faux héros qui affrontent les situations à risque, sans état d’âme ni recul critique suffisant, et dont les décisions et les comportements sont susceptibles de les conduire au pire, ainsi que leur entourage. À l’inverse, l’excès d’émotion et/ou les mauvaises émotions conduisent aussi aux décisions et comportements inadaptés qui peuvent être tout aussi péjoratifs et délétères pour l’individu et son entourage. Dans les deux cas, l’insuffisance ou l’excès de traitement émotionnel conduit bien à l’émergence de manifestations irrationnelles, dont la forme collective la plus spectaculaire, parfois même dramatique, est bien sûr la panique, expression d’un envahissement émotionnel collectif, révélateur d’une régression archaïque et grégaire des individus, qu’une simple rumeur peut parfois déclencher.

Mises en perspective dans l’exercice du métier militaire, dès lors qu’il s’agit de situations d’exception à fortes contraintes que sont les guerres ou les environnements extrêmes, les émotions occupent une position centrale dans la gestion mentale des décisions et des comportements qu’il devient nécessaire de prendre en compte, sachant toutefois la résistance culturelle des militaires vis-à-vis de tout ce qui relève des émotions, par déni, par pudeur ou par peur de paraître faillible.

Pourtant, les découvertes récentes en neurosciences incitent à partager et apprendre à maîtriser seul et collectivement les émotions, vécues et ressenties à travers les multiples contraintes qu’impose le métier militaire. L’émotion, c’est le chagrin et la tristesse d’avoir perdu un camarade, c’est la joie d’un objectif atteint ou le plaisir de fêter ensemble la fin d’une mission difficile, c’est aussi la peur salutaire induite par les situations de risques extrêmes. Cela implique que chacun et le groupe soient ouverts sans préjugé à l’expression des émotions, quelle que soit leur nature, pour permettre de les « digérer », de s’en servir de tremplin au dépassement, ou encore de s’en affranchir lorsqu’elles sont contre-productives. Dans tous les cas, il s’agit de se servir des émotions comme ressort moral pour renforcer la résilience. Maîtriser les émotions, c’est aussi promouvoir l’entraînement et le développement d’automatismes pour limiter l’emprise des mauvaises émotions ou de l’excès d’émotion, mais aussi l’apprentissage et le renforcement régulier de procédures à appliquer pour éviter les erreurs de jugement. La culture des émotions, c’est enfin la culture des affects avec l’amour des autres, au sens noble du terme, c’est-à-dire attachement et respect de la personnalité de chacun, qui implique confiance, fraternité et dévouement.

« Laissez-vous aller à l’émotion, traversez-la, abandonnez-vous à elle, expérimentez-la. Vous commencez à aller vers l’émotion plutôt que de faire l’expérience de sa venue vers vous. […] Alors les énergies, mêmes les plus puissantes, deviennent absolument traitables au lieu de l’emporter sur nous… »

« L’hyper conscience » du chef... | I. Morel
A. de Broca | Décider en situation exception...