N°4 | Mutations et invariants – II

Vincent Desportes

Inflexions : exception et incertitude

C’est une très grande richesse que nous propose la troisième édition de la revue inflexions, avec, à nouveau, un passionnant mélange de contributions civiles et militaires se complétant mutuellement.

Ce qui me frappe, à la lecture des différents articles, c’est le lien très étroit qui semble s’établir entre les situations d’exception et l’imprévisibilité, ou plutôt, pour reprendre un thème qui m’est cher, entre la décision en situation d’exception et la décision dans l’incertitude. Une situation d’exception, c’est une situation exceptionnelle, c’est-à-dire, par construction, une situation dont on ne connaît pas par avance toutes les données, qui est donc régie par l’incertitude. Pour n’en évoquer que quelques-unes, le secours en montagne c’est la confrontation permanente avec l’inattendu, le pire étant toujours possible et l’incertitude sous-tendant toutes les décisions à prendre, toujours urgentes et souvent vitales. Quand le colonel de Sacqui de Sannes, engagé brutalement dans un contexte de violence aigüe, est conduit à prendre une série de décisions dont chacune d’entre elles peut placer dans le plus grand danger tant ses propres troupes que le contingent marocain qu’il a reçu pour mission de dégager, il le fait selon certains principes destinés à limiter ses erreurs de jugements ; mais il le fait à chaque fois dans la plus grande incertitude. À un autre niveau, même incertitude chez le lieutenant Yvan Morel, alpin isolé en « zone de confiance » ivoirienne et qui doit décider en ayant le sentiment de ne pas posséder tous les éléments de sa décision. Il n’est donc pas surprenant de voir Gilles Le Cardinal évoquer d’abord l’incertitude lorsqu’il parle des situations d’exception : « Face à l’incertitude, à la complexité des problèmes, à la croissance des risques et à notre besoin de donner du sens à notre vie, contribuer à construire des équipes efficientes devient un besoin de plus en plus ressenti et exprimé. » François Ric, Ewa Drozda-Senkowska et Dominique Muller sont également très clairs en ce qui concerne le lien entre exception et incertitude : « Une situation d’exception ou extrême est par définition une situation peu fréquente et dont l’issue reste par conséquent relativement incertaine (incertitude et imprévisibilité). Les situations à risque, parce qu’elles nécessitent généralement d’établir un choix entre plusieurs alternatives qui varient en termes de risque pour l’individu, génèrent de l’incertitude. »

Cela ne surprend naturellement pas qui se penche sur l’action militaire et, particulièrement, ses dernières expressions. L’évolution des crises d’une manière générale et celles des conflits – au Moyen-Orient bien-sûr avec, au premier chef la guerre en Irak, en Palestine et au Liban, mais également en Afghanistan ou ailleurs – ont largement confirmé un phénomène pressenti : l’essence même de la guerre est de se soustraire à ses modèles. Désormais, à tous les niveaux, du stratégique au tactique, le décideur se trouve placé devant des situations toujours nouvelles, toujours fluctuantes, toujours incertaines, exigeant des solutions originales, une créativité individuelle forte et des décisions d’adaptation sans cesse plus rapides, donc des cultures, des structures, des systèmes et des personnalités propres à manœuvrer au plus tôt contre l’imprévu.

Dans l’action, pour le chef militaire, la question n’est pas nouvelle : par nature, le besoin de décider présuppose l’incertitude ; dans le cas contraire, il serait en effet suffisant de se laisser porter, sans décision, par le flot serein de l’inévitable et du certain. Cependant, les conditions de la décision sont de plus en plus marquées par l’exceptionnel, c’est-à-dire l’imprévisibilité, l’action ne se déroulant jamais dans les conditions initialement prévues. C’est vrai, d’abord, parce que l’action est le fruit de la confrontation des libertés humaines et qu’il est impossible de prévoir sérieusement les réactions successives d’acteurs interagissant en boucle. C’est vrai ensuite, parce que l’action a toujours lieu dans ce que Clausewitz appelait le « brouillard de la guerre » : face aux réalités du terrain, le chef doit toujours décider dans un contexte éprouvant de « friction », de hasard et de désordre.

Ce qui est nouveau, c’est que les niveaux de prise de décision se sont multipliés et que le seuil décisionnel a fortement baissé, alors même que l’influence de chaque décision individuelle, même subalterne, s’est fortement accrue. La réalité d’aujourd’hui bouleverse ; elle nous ramène de la guerre virtuelle et de sa vision parfaite de l’espace transparent des batailles sur écrans aux nécessités du terrain, des décisions préparées à la nécessité permanente de décider dans des situations exceptionnelles. Une nouvelle prise de conscience se fait. La finalité des engagements armés évolue, leurs conditions se transforment : à l’évidence simple de l’ennemi connu, des cibles matérielles, des visions stratégiques, des objectifs militaires et des espaces ouverts succèdent les incertitudes de l’adversaire caméléon en constante mutation, de l’environnement humain, du combat dans les champs immatériels, des actions de bas niveau tactique et des espaces cloisonnés. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’organiser le succès de l’action commune d’un nombre restreint d’unités agissant contre un adversaire identifié menant une action finalisée, mais de faire en sorte que la conjugaison des actions d’un nombre important de petites équipes concoure au succès de l’ensemble, alors même qu’elles agissent de manière très décentralisée, face à un adversaire mal connu, dans une zone d’action discontinue.

L’adversaire nouveau apparaît comme de moins en moins détectable, donc non repérable. Désormais, les situations asymétriques se caractérisent par la « surprise », c’est-à-dire l’exception, et le chef sur le terrain doit donc décider et réagir très rapidement. L’essentiel, pour la bonne décision, devient la compréhension et l’intelligence de situation, la perception des micro-situations et des micro-objets. La « transparence du champ de bataille » apparaît de plus en plus comme une fausse bonne idée théorique. On pensait hier combattre « par » l’information ; on se rend compte aujourd’hui que l’on est condamné à combattre en plus « pour » l’information avant même de pouvoir décider.

Les « zones contestées » où se conduisent aujourd’hui les engagements terrestres sont marquées par une grande hétérogénéité physique et humaine ; la suprématie informationnelle s’y trouve amoindrie, les systèmes de communications y montrent leurs limites, tandis que la rugosité physique et humaine des milieux rend difficiles tant l’observation que l’interprétation. Pour bonne part, en quelque sorte, le renseignement est passé d’une nature objective – finalement simple – à une nature subjective – profondément complexe. L’accent hier était mis sur la collecte des informations concrètes, et le renseignement de synthèse se présentait assez aisément sous forme de tableaux, d’organigrammes et de graphiques ; désormais, le véritable objectif du renseignement sont les intentions qui ne se déduisent plus aisément des situations.

Par ailleurs, le tactique reprend une importance accrue par rapport au stratégique ; c’est de la qualité des décisions « exceptionnelles » – et bien sûr de l’exécution – aux bas niveaux que dépend in fine le succès des opérations. Ce sera d’autant plus vrai à l’avenir que les possibilités de la numérisation vont inexorablement conduire à une « distribution » du combat entre de petites équipes disséminées et insérées au sein du dispositif adverse : plus de front continu, donc plus de contrôle continu. C’est d’autant plus vrai aussi que l’influence a désormais autant d’importance que la pure efficacité militaire ; or l’influence se construit surtout aux petits échelons, les actes individuels parlant beaucoup plus fort que les messages stratégiques.

Il est donc de plus en plus nécessaire de créer les conditions favorables aux multiples prises de décision individuelles « en situation d’exception » concourant au succès. Cela suppose à la fois des mesures structurelles permettant la mise sur pied d’organisations tactiques adaptatives et des mesures culturelles propres au développement de l’initiative et de la culture du risque. Deux voies essentielles sont offertes : la confiance en l’homme et la flexibilité des systèmes.

L’homme possède une très grande capacité d’autonomie de décision, d’initiative et d’adaptation. Il est même le meilleur outil d’adaptation à l’incertitude : il faut s’appuyer sur cette capacité. Le principe fondamental, c’est de libérer la capacité individuelle d’initiative tout en l’encadrant pour que l’action collective ait un sens et un but. C’est le concept de la « bulle de liberté d’action », « espace de liberté » défini par le supérieur et dans lequel le subordonné pourra agir librement. Le décideur prendra sa décision avec d’autant plus de rapidité et de sérénité qu’il sera sûr des réactions ultérieures de ses subordonnés. Il est nécessaire, pour cela, que tous partagent les mêmes règles déontologiques et les mêmes principes pour l’action. On est là dans le domaine de la culture et de la doctrine : l’une et l’autre sont indispensables pour encadrer l’action et permettre la prévisibilité de l’autre.

Mais il est également indispensable que la décision n’enferme pas le décideur dans un carcan structurel rigidifié, donc impropre à l’adaptation : les systèmes sur lesquels reposera l’exécution de la décision doivent donc être simples et déformables, afin de s’adapter facilement à l’environnement. Ils doivent également posséder une capacité de réaction autonome : d’où l’importance, accrue aujourd’hui, du principe de la réserve.

Ce qui vient d’être dit relève de principes antérieurement reconnus pour l’efficacité militaire. En revanche, ces principes sont à la fois de plus en plus indispensables et de plus en plus difficiles à appliquer par nos jeunes chefs sur le terrain, ceux qui feront véritablement le succès ou l’échec politique de l’opération. Cette difficulté est essentiellement due aux conditions actuelles des opérations : elles tendent à réduire l’initiative. L’agir et le comportement sont de plus en plus encadrés par des règles d’engagement strictes, alors même qu’il est nécessaire de préserver une grande capacité d’adaptation face à un adversaire aux attitudes et stratagèmes toujours renouvelés, face à la succession rapide des situations d’exception.

Le problème se résume finalement à celui de la liberté par rapport à l’incertitude. Si l’on considère, avec André Beaufre, que « la lutte pour la liberté d’action est l’essence de la stratégie », alors la question de la gestion de l’incertitude est centrale par rapport à la stratégie, par rapport à la capacité de décision en situation d’exception. Alors, la science de l’action est d’abord celle de la décision dans l’incertitude, et si l’on en croit le professeur van Creveld, « il n’y a pas de succès possible – ou même concevable – qui ne soit basé sur l’aptitude à tolérer l’incertitude, à l’intégrer dans ses raisonnements et à l’utiliser ».

Face à l’imprévisibilité croissante qui multiplie pour les décideurs, civils et militaires, les situations d’exception, le succès demain ne sera pas tant une affaire d’équipements que de volonté de se doter de cette capacité d’adaptation permanente autorisant la saine décision en situation d’exception ; cela concerne bien-sûr, avant tout, la formation des hommes et le style de commandement opérationnel. Pour parvenir à cet indispensable niveau d’adaptabilité et permettre la décision sereine face à l’événement exceptionnel, la confiance en l’homme, la consolidation de la culture commune et la construction de la flexibilité des systèmes constituent des voies essentielles.

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