N°6 | Le moral et la dynamique de l’action – I

Pierre Garrigou-Grandchamp

État militaire et sens politique : une nécessaire désinhibition

L’image du militaire dans la société française est bonne. Ce constat satisfaisant ne rassure pas sur la capacité de l’officier à couvrir la totalité du champ dont un serviteur de l’état doit avoir la maîtrise : responsable de l’action militaire, devrait-il se borner à sa mise en œuvre ?

Les devoirs de conseil et de parole ne font-ils pas intrinsèquement partie d’une capacité de participation au processus décisionnel en matière de défense ? Cantonnés à l’action, nombreux se satisfont du rôle de bras armé ; tout aussi nombreux sont les militaires qui estiment que leur devoir et leur capacité sont autres : ils aspirent, sans le formuler clairement, à une reconnaissance d’une place différente pour le soldat, l’état militaire1 étant conçu comme porteur d’une énergie spécifique, fondée sur une légitimité incontestable, et qui aurait vocation à mieux participer au concert du pouvoir2.

Aspirer sans formaliser, affirmer sans étayer, sont vains. Si la capacité se fonde d’abord sur la compétence, c’est-à-dire avant tout sur le travail et sur l’expérience, il n’est pas inutile de réfléchir au contexte de cette interrogation existentielle. D’où venons-nous ? Quels sont les enjeux ? Les fondements institutionnels et philosophiques d’une telle ambition sont-ils assurés ?

Déserter la scène

Une longue tradition de soumission au pouvoir politique…

Ce que le duc de Saint-Simon vécut comme la domestication des Grands n’était que l’achèvement d’un long processus, legs dont la monarchie fit cadeau à la république. Dans le droit fil de l’affirmation progressive de l’autorité de l’État, en la personne du souverain capétien, responsable du bien public et délégataire à cet effet du pouvoir temporel, la création d’une armée permanente sous Charles vii marqua le premier temps de la constitution d’un état militaire, ordonné au bien commun, ne dépendant que de l’État, et soumis à l’autorité légitime. Après de nombreux épisodes éruptifs, la bronca de ceux qui, naturellement disposés à servir sous les armes, estimaient être investis d’une légitimité particulière donnant droit à la participation directe au pouvoir, fut définitivement matée lors de la Fronde.

Dès le xviiie siècle, cette nécessaire obéissance était intériorisée et, malgré les troubles de la Révolution, la tradition de l’armée française se nourrit dorénavant de ce devoir d’obéissance. Il trouva une expression lapidaire dans l’article 12 de la loi du 14 septembre 1791, toujours en vigueur : « La force publique est essentiellement obéissante ; nul corps armé ne peut délibérer. » Hormis les rares épisodes de brumaire an viii, du coup d’État du prince Napoléon en 1852, et des soubresauts algériens, toujours l’armée fut en France pénétrée de la nécessité de cette subordination, consubstantielle à la pensée de l’État et sur l’État. Quelles que fussent les inclinaisons du corps militaire, plutôt progressistes sous la monarchie de la Restauration et de Juillet, plus conservatrices sous le Second Empire et la iiie République, le primat de l’obéissance au pouvoir légitime ne fut jamais sérieusement contesté, ni dans les faits, ni conceptuellement.

Arma cedant togae : l’adage est de nos jours très intimement incorporé par tout militaire à son vécu. Il l’est aussi à la conception de l’organisation publique : il y va d’un constat de ­nécessité organisationnelle et de légitimité des pouvoirs démocratiques, qui ne sont plus guère objets de débats. Pour autant, la situation qui prévalut jusqu’au milieu du xxe siècle était plus complexe et ne se caractérisait pas seulement par une soumission : les chefs militaires étaient des instruments puissants au sein de l’État.

… soumission tempérée par une association étroite au pouvoir…

Au volet de la soumission était en effet associée une participation aux affaires de l’État qui exprimait une intimité plus forte entre l’état militaire et l’action politique.

Nous ne nous attarderons pas sur certaines constructions du Second Empire, reléguées au cabinet des curiosités : sous l’autorité d’un maréchal de France, ministre de la Guerre, l’organisation territoriale de la sécurité intérieure et de la préparation des forces pour la guerre ne divisait-elle pas le pays en cinq circonscriptions, chacune confiée à un maréchal de France ? À Tours, le maréchal Baraguey d’Hilliers recevait le rapport de près de vingt préfets ; il était au surplus vice-président du Sénat. Certes le Second Empire a mauvaise presse…

La reconstruction de la puissance militaire de la France après la défaite radicale de 1870 nécessita une réorganisation des structures et un renouveau de la pensée, tous deux biens connus. Les fondements juridiques de l’organisation administrative le sont moins des militaires, qui ont oublié le rapport Bouchard3, préparatoire à la grande loi de 1882, laquelle fut, jusqu’à naguère, l’alpha et l’oméga, le socle du fonctionnement administratif de l’armée de terre, à peine écorné par le processus dit « Armées 2000 » au milieu des années 1990. Pour notre propos, nous n’en retiendrons qu’un principe d’étroite association des militaires à l’administration de l’armée, décliné en structures de responsabilités et de contrôle. Les leçons de la défaite avaient dicté une réunion des attributions dans les mêmes mains, la dissociation étant jugée incompatible avec l’obligation de résultats qui caractérise l’action du chef militaire, en opérations comme pendant leur préparation.

Cette imbrication du corps militaire et des structures de décision fut caractéristique du fonctionnement de la iiiRépublique, malgré Boulanger, malgré l’affaire Dreyfus ou celle des fiches. Si, en métropole, elle était réservée au haut commandement, le vaste champ d’action ouvert par les entreprises ultramarines éduqua plusieurs générations d’officiers à une pratique leur accordant de vastes responsabilités. Ils cumulaient les fonctions opérationnelles et des fonctions administratives étendues, déclinées à l’échelle d’un territoire, l’un comme chef d’un cercle tonkinois, l’autre secondant le résident général en Tunisie, quand il n’était pas lui-même résident général au Maroc. Il ne semblait pas anormal, dans de telles circonstances, qu’un général pût exercer les fonctions de ministre de la Guerre, tel le futur maréchal Lyautey ou, sous la ivRépublique, le futur maréchal Koenig, dernier officier général à avoir occupé une telle responsabilité… avant le court intermède du général Bigeard4.

… pratique brutalement interrompue sous la Ve République…

Cette pratique ne survécut pas à l’instauration de la Ve République par un militaire doué d’un exceptionnel sens politique, mais pénétré de méfiance envers un corps qui avait balancé entre lui et Giraud, avait refusé son projet algérien et s’était soulevé. Cette durable défiance allait fonder une pratique excluant du champ du pouvoir les militaires tout en associant certains chefs au processus décisionnel : l’exemple du général Ailleret est exemplaire à cet égard. Le malentendu fut durable : la révolte algérienne avait été celle des capitaines et des jeunes officiers supérieurs, marqués par l’expérience indochinoise et déchirés dans leur honneur de soldat par le tour que prenait l’avenir de l’Algérie. La haute hiérarchie militaire était beaucoup plus circonspecte, mais dans ces années de fureur, son attachement au service de l’État, sa conception de la continuité du service public et de la primauté du bien commun, évalué sur le long terme, furent le plus souvent interprétés au sein de l’armée comme l’expression d’une lâcheté : elle discrédita longtemps la hiérarchie au sein de la troupe, encourageant un repli sur soi qui a marqué la génération entrée dans la carrière des armes après ce drame algérien.

La méfiance du personnel politique faisait symétrie et il fallut attendre les gouvernements de gauche de l’alternance pour que l’évidence fût reconnue : l’armée était, dans ses tréfonds, légaliste et attachée à l’ordre républicain. Pour autant, la pratique allait d’autant moins changer qu’un processus synchronique avait répandu au sein de l’appareil public une nouvelle catégorie de fonctionnaires, les énarques, dont chacun s’accordait à louer la compétence et le sens du service de l’État. Dès lors, la cause était entendue pour tous les autres corps de fonctionnaires, et singulièrement les militaires : la compétence administrative relevait de ces nouveaux janissaires. Au cours des dernières décennies du xxe siècle, en concurrence avec les polytechniciens, ils développèrent également des compétences dans toutes les matières stratégiques, sous un angle cependant uniquement conceptuel et très orienté par les données techniques.

Le résultat pour les militaires en fut un strict cantonnement administratif, à conséquences politiques, dans l’ordre de la défense, efficace additif à un cantonnement juridique qui couvrait d’un manteau légal leur inhibition face à la politique. Le paroxysme fut atteint par l’interprétation, exorbitante du droit, donnée au devoir de réserve sous le ministère de monsieur Joxe : le silence était de rigueur.

Soumis, les militaires dans leur majorité subissaient et les rares audacieux étaient d’autant plus sévèrement sanctionnés que leurs publications, courts brûlots livrés à la presse ou ouvrages prospectifs imaginatifs, reposaient souvent sur des fondements insuffisants et des pétitions de principes utopistes. Que l’on se souvienne des brillants essais des commandants Brossollet et Debas5. Il faut bien le constater, le désarmement intellectuel de l’après Seconde Guerre mondiale affecta plusieurs générations d’officiers, ce que masque à peine la poignée de penseurs qui, tels Beaufre ou Poirier, marquèrent la réflexion sur la dissuasion.

Pourtant, très tôt, l’institution avait eu l’intuition de la nécessité de disposer en son sein d’esprits libres et créatifs, armés des vastes compétences juridiques et économiques, scientifiques et techniques, que demandait la construction d’une armée moderne. C’est à cette aune qu’il faut apprécier la création de l’enseignement militaire supérieur scientifique et technique : on lui doit la formation de cohortes d’officiers assurant avec brio le rôle d’interfaces avec les structures de l’armement, des finances ou des relations internationales.

Ceci ne modifiait en rien l’absence d’implication des militaires hors du champ strict de la défense et leur cantonnement dans des aires de compétences de plus en plus restreintes par la montée en puissance d’administrateurs civils et d’une autre catégorie de militaires, les contrôleurs généraux des armées, qui attiraient à eux les compétences administratives. En dépit de leur qualité, mais freinés par l’air du temps et une inhibition de leur sens politique, quand ce n’était pas par l’absence de réelle culture du pouvoir, les militaires des états-majors centraux peinaient à avancer les propositions et à conquérir les positions qui leur auraient permis de mieux peser dans le processus décisionnel.

Le constat est sans appel, d’une quasi-absence des militaires hors du champ de la défense – si l’on excepte divers postes techniques, au sein du commissariat aux Transports ou du secrétariat général de la Mer. Rares demeurent les postes du niveau de la Direction de la coopération militaire de défense, alors qu’a été cédée la place à la tête de la Direction générale de la sécurité extérieure et du secrétariat général de la Défense nationale, dont un général est néanmoins directeur adjoint.

Cependant, et en particulier depuis le septennat du président Giscard d’Estaing, deux institutions militaires pesèrent, bien au-delà du cercle strict des opérations : l’état-major particulier du président de la République (emp) et l’état-major des armées (ema), spécifiquement en la personne de leurs chefs.

…à la notoire exception de généraux d’influence

Saluant l’élection de monsieur Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Aron constatait que le nouveau président ne croyait guère aux monstres froids qui font l’histoire et lui souhaitait de ne jamais les rencontrer. Or, le jeune président mena, à la surprise de beaucoup d’observateurs, une politique militaire dont la vigueur et la clairvoyance apparaissent toujours plus nettement, alors même que la distance facilite les mises en perspective.

À n’en pas douter, il bénéficia de deux mentors d’une élévation d’esprit très remarquable, les généraux d’armée Méry et Vanbremeersch, qui se succédèrent à la tête de l’Émp, puis de l’ema entre 1974 et 1981. Sans faire injure au président, on ne peut sous-estimer leur part dans l’élaboration et la conduite d’une politique qui reste un des succès du septennat. Ils durent cette influence à leur compétence, à la pertinence de leurs avis, et à une force de caractère alliée à un indéniable sens pédagogique.

Plus près de nous, l’influence des généraux chefs de l’état-major particulier du président de la République s’est avérée déterminante. Dès lors que leur était acquise la confiance du président, ils purent exercer des fonctions de catalyseur, de facilitateur et d’orienteur, quand ils n’étaient pas les chevau-légers d’évolutions doctrinales. La méconnaissance de l’importance du poste par de nombreux militaires n’en est que plus surprenante. Enfin, couronnant une évolution amorcée depuis des lustres, le décret de mai 2005 a clairement institué le chef d’état-major des armées comme chef hiérarchique des chefs d’état-major d’armée : il conforte sa capacité à proposer les orientations nécessaires à la constitution et à l’évolution de l’outil de défense.

À ce stade du constat, s’imposent à l’évidence la perception d’un processus historique tendant à l’éviction des militaires des sphères proches du pouvoir, en même temps que la pérennité d’une capacité à participer à l’élaboration des décisions, quant à l’emploi mais aussi à la préparation des forces. Tout aussi manifeste est l’identification d’une tendance à un strict cantonnement des militaires aux questions de défense militaire, facilitée par l’attitude fataliste de la majorité d’un corps qui mit du temps à se remettre du traumatisme algérien et qui sort à peine de la glaciation de la pensée tactique et opérative imposée par l’ère nucléaire.

Enfin, la lucidité impose d’accepter le cruel diagnostic d’un décrochage intellectuel de beaucoup des membres de l’élite militaire. Il fut, pour partie, provoqué par le caractère inégal du recrutement à l’issue de la guerre de 1939-1945 et, pour partie aussi, résulta de la quasi-disparition des polytechniciens du recrutement militaire, alors qu’ils irriguaient encore l’artillerie et le génie à la veille du second conflit mondial. Cette même haute hiérarchie était par ailleurs éloignée des expériences qui forgent une compréhension des mécanismes du pouvoir. Une des origines de ce décalage est aisément identifiable à l’examen de l’origine socioprofessionnelle des officiers : s’ils n’ont pas à rougir d’un prétendu endorecrutement, dont l’étendue n’est pas avérée, ils sont en revanche bien peu nombreux à être issus de familles ayant des liens avec le pouvoir politique ou économique.

Se réapproprier la dimension politique

Le paradoxe d’un cantonnement si marqué n’est pas mince, dans un nouvel ordre du monde où l’épée est redevenue un des axes du jeu international, occasionnant des engagements directs et non plus seulement par procuration ou manœuvre dissuasive. Les risques encourus à laisser perdurer une telle situation doivent être cernés avec précision et lucidité, car ils ne concernent pas seulement un corps particulier, mais bien le devenir du corps de la nation. Ils relèvent des catégories de la pensée avant l’action, comme de la pensée dans l’action armée, mais aussi de l’action administrative, dans sa recherche de performance et de cohérence de l’outil militaire, sans oublier la question cruciale de l’unité et de la force morale du corps militaire et de sa représentation. Cependant, le sens de la réponse ne va pas de soi, tant sont nombreux, au sein même du ministère de la Défense, ceux qui pensent que la spécificité militaire ne fonde aucun rôle particulier du chef militaire dans le processus décisionnel, tout en plébiscitant un principe de spécialité qui l’écarte du champ de l’administration6. Quels arguments leur opposer ?

De l’action et de sa conduite

Notre pays reste un acteur majeur du monde de la défense dans le champ international, comme en attestent les moyens financiers qu’il y consacre, sa participation aux opérations et l’importance de son industrie de défense.

Or, alors que l’emploi de la force armée est redevenu un horizon familier et que croît le besoin de sécurité de nos concitoyens, on ne peut qu’être frappé par le décalage entre l’action au quotidien et la pensée sur l’action militaire. En dépit des efforts notoires accomplis depuis une décennie, notamment par l’armée de terre et son Centre de doctrine d’emploi des forces (cdef), le retard n’est pas encore comblé. Il devrait l’être, à n’en point douter, si l’investissement perdure, mais, à ce jour, il faut bien oser le constat d’une certaine pauvreté à propos de l’outillage intellectuel disponible face au nouveau paradigme de l’action, pour un état qui engage l’armée, c’est-à-dire principalement les forces terrestres, dans des missions impliquant systématiquement une action au sein des populations ; plus, la nature profonde de bien des interventions, souvent voilée, n’a-t-elle pas trait à des composantes de civilisation, que l’Occident entend faire évoluer, tant par la persuasion que par la contrainte ?

Si les idées mènent le monde, l’armée est légitime dans une participation à la production de concepts, exploratoires ou adaptés à ce nouvel état de fait, et dans une prétention à faire entendre dans le concert national et international une voix exprimant la culture et l’humanisme militaires français. Rien ne serait plus hasardeux que d’abandonner l’élaboration conceptuelle à des fonctionnaires civils ou à des universitaires, au risque de produire un discours tronqué : on en a vu les conséquences en Bosnie, avec l’adoption de solutions militaires inadaptées, d’essence diplomatique, telle l’acceptation d’un dispositif imbriqué qui conduisit à la « crise des otages ». Quant à la production intellectuelle, le projet de création d’une école doctorale au sein de l’enseignement militaire supérieur interarmées, en partenariat avec l’Université, est une nécessité impérieuse : elle encouragera et soutiendra les officiers qui auront l’ambition de se lancer dans une course qui demande du souffle. Leur labeur, reconnu par le double sceau de la défense et de l’Alma mater, assurera leur crédibilité, armera leurs esprits et assoira la présence du monde de la défense dans la réflexion sur la défense.

Ne pas investir le champ des concepts, qui guident l’emploi, serait lourd de conséquences, mais que dire des risques que font peser à la conduite de l’action les carences dans la préparation des hommes ?

Qui n’est pas habitué à embrasser les questions sous toutes leurs implications, qui néglige les vues d’ensemble – pour avoir été trop longtemps cantonné à l’exécution de la partie, en se dispensant de réfléchir sur la complexité du tout – comment pourrait-il devenir, à l’heure de l’engagement, l’acteur qu’attend le pouvoir, précis et ferme dans la conception et la mise en œuvre, large dans la compréhension des enjeux, de la manœuvre des parties en cause et des interactions ? C’était un des constats dressés en 1882 : les lois de la Restauration «… avaient circonscrit dans des limites assez étroites le champ où il était permis [au commandement] de développer ses qualités administratives. Aussi avait-il fini par négliger l’usage de droits qui lui étaient mesurés avec parcimonie… Puis, quand venait la guerre, il entrait en campagne, mal préparé pour les devoirs qu’il avait à remplir… et n’imprimait pas cette impulsion unique, nécessaire à faire marcher ensemble les mouvements militaires et le fonctionnement des services7 ». Le constat vaut toujours, pour peu que l’on transpose le champ visé, de la large conception de l’administration qui prévalait jadis, au contexte politico-militaire actuel.

Au reste, celui qui emploie la force par délégation ne saurait être un simple exécutant. Il lui est demandé d’être le conseiller du prince. Il se doit d’être pertinent et courageux dans son conseil, à l’instar de nombreux généraux de l’Ancien Régime, qui même ne reculaient pas devant un devoir de remontrance, s’ils estimaient que l’intérêt général fut en jeu. Ainsi Vauban adressant une lettre virulente au ministre Louvois à propos d’adjudications douteuses : « En voilà assez Monseigneur, pour vous faire voir l’imperfection de cette conduite : quittez-la donc et au nom de Dieu, rétablissez la bonne foi. Donnez le prix des ouvrages et ne refusez pas un honnête salaire à un entrepreneur qui s’acquittera de son devoir. Ce sera toujours le meilleur marché que vous puissiez trouver8. » Ce devoir de conseil suppose une confiance réciproque, que réclamait hardiment Turenne au même Louvois : « Je me croirais incapable de servir le Roy si l’on ne pouvait asseoir un peu de fondement sur ce que je dis9. »

Pour parler ainsi il faut de la compétence et du caractère, et il est également nécessaire que soient réunies certaines conditions : la principale est une culture qui associe les talents au sein de l’exercice du pouvoir. On ne se prépare bien qu’en étant mis en situation au niveau convenable. Rien ne remplace l’expérience de la proximité du pouvoir, puis l’association à son exercice. Les dimensions politiques de nos engagements sont d’une nature qui exige des chefs avertis et acculturés aux pratiques politiques, nationales et internationales, tant les champs sont mêlés. En outre, qui n’observe qu’une excessive endogamie des praticiens du pouvoir accentue les risques produits par les déformations inhérentes aux tropismes de chaque vivier ? Le métissage des élites est une urgente nécessité, qu’il ne suffira pas de décréter : il débouche sur des partages de responsabilités qui ne sont pas à somme nulle, et les militaires ne sont pas attendus, ni espérés. En l’occurrence, aux mémoires oublieuses qui prendraient de haut cette demande, on pourra rappeler que l’adage Cedant arma togae valait parce que n’étaient admis à porter la toge que ceux qui avaient fait leurs preuves dans le service des armes. On ne saurait donc à la fois opposer aux militaires leur « inculture de l’État » et contester leur association à l’administration.

Participation vigoureuse aux débats d’idées et recherche assidue d’une expérience du pouvoir, la double exigence est haute. Elle doit être clairement formulée, pour guider l’action des armées dans la gestion de leurs ressources humaines et pour inciter les officiers à oser de nobles ambitions. Il est vraisemblable dès lors qu’ils assumeront avec brio les fonctions politico-militaires, tant il est vrai que l’on ne vit bien que ce que l’on a rêvé et médité : qui ne se projette, sa vie durant, que dans la posture d’un colonel, peinera à endosser les fonctions de commandement supérieur.

Vices de l’organisation ?

La préparation de l’outil militaire, celle de nos engagements et leur conduite demandent des hommes avertis des enjeux de la politique de défense, rompus aux processus qui la déterminent et l’animent. Faute d’avoir cultivé ces aptitudes et acquis ces expériences, ils pourraient ne pas se révéler à la hauteur des attentes. On a vu les résultats d’une telle carence dans les fautes irréparables commises par le proconsul américain nommé à Bagdad dès la chute du régime irakien ; son passé militaire n’était pas la garantie d’une intelligence de situation comparable à celle que montra le futur maréchal Leclerc à son arrivée en Indochine, en 1945.

Le cursus est donc décisif, mais il ne servirait à rien s’il s’avérait que l’organisation comportât des vices rédhibitoires. C’est en effet que la responsabilité du chef militaire est singulière : il est de ceux à qui on demande une obligation de résultats et non pas seulement une obligation de moyens. À y regarder superficiellement, on peut avancer que c’est le cas de nombreux fonctionnaires exerçant des pouvoirs régaliens. Il n’en est rien, car l’exigence ne concerne pas seulement l’emploi, mais la préparation de l’outil. Ainsi le préfet, responsable de l’ordre public, ne participe-t-il pas à la constitution des forces qui l’assurent ; il utilise des moyens préparés par des services spécialisés. Tout autre est la situation du chef militaire. C’est bien d’une force prête à partir rapidement en campagne que veut disposer le politique. Il a pour cela défini des responsabilités opérationnelles (mise en œuvre de la force) et organiques (préparation de la force). Chaque chef d’état-major d’armée se doit donc de disposer de l’ensemble des moyens qui concourent à la constitution de la capacité demandée (responsabilité organique), dont il est le garant devant le chef d’état-major des armées (cema), qui en usera (responsabilité opérationnelle). De fait, depuis mai 2005, le cema a autorité sur les chefs d’états-majors d’armée, afin d’améliorer la cohérence des décisions prises dans l’ordre du commandement organique.

Or, en l’état, le pouvoir est de longtemps partagé. La délégation générale pour l’armement est, depuis plus d’un demi-siècle, l’interlocuteur obligé pour la réalisation des équipements. Plus récemment, le secrétariat général pour l’administration a vu ses attributions s’élargir : au-delà des finances, des règles générales concernant le personnel militaire, du personnel civil et des affaires juridiques, il s’est vu confier l’infrastructure ; quant à la tutelle sur les systèmes d’information, elle est partagée avec l’ema. Ces partages visent une meilleure efficacité, nul n’en doute. Comment néanmoins ne pas s’interroger sur des démembrements d’attributions qui concouraient directement à la constitution des capacités ? Plus que jamais, tous les choix dans les matières énumérées résulteront de processus faisant la part belle aux compromis. Il n’est pas sûr que la cohérence propre à chaque armée en sorte renforcée et le poids du cema ne sera pas de trop pour garantir la pertinence des arbitrages, des niveaux de ressources garantis, des choix techniques, etc.

Pourtant l’obligation de résultats des chefs d’états-majors devant le cema demeure, comme celle du cema devant le pouvoir politique, et singulièrement le Président de la République. L’organisation actuelle en est-elle garante ? À méditer encore les leçons de 1870, l’interrogation est légitime : on décida jadis que « cette séparation de l’administration et du commandement… [ce] dualisme… devait être proscrit de l’organisation militaire » et encore que « l’unité de l’autorité est une des conditions essentielles du succès militaire10 ». Ce qui valait alors est-il devenu caduc ? Les principes de spécialisation et de rationalisation qui président à la segmentation actuelle des compétences produiront-ils plus d’efficacité ou seront-ils sources de ratés et de retards, lourds de conséquences dans l’épreuve ? La question mériterait examen.

Assurer la cohésion du corps militaire

Il est une autre composante de la solidité d’une institution qui sollicite fortement la haute hiérarchie et fonde une de ses compétences spécifiquesesiècle : c’est l’époque où, dans le sillage des Albert de Mun et René de La Tour du Pin, Hubert Lyautey publie Le Rôle social de l’officier. Or, ce triptyque de la condition militaire (l’avoir), de l’image du militaire et de la reconnaissance sociale (le paraître) et des conditions d’exercices du métier (l’être)11, dont les trois composantes se fondent dans une conception de l’état militaire, est bien d’abord de la responsabilité du commandement, comme viennent de le réaffirmer tant le statut de 2005 dans son premier titre (« Il appartient au chef, à tous les échelons, de veiller aux intérêts de ses subordonnés »)12, que le décret de mai 2005 fixant les attributions des chefs d’état-major.

A-t-on assez médité la singularité de cette position qui fonde profondément la légitimité des chefs à exprimer leurs jugements sur la condition qui est faite au soldat, comme sur les conditions générales de constitution, et, par suite, d’emploi de l’outil militaire ?

Le soldat est statutairement privé d’un certain nombre de droits politiques et syndicaux. C’est au commandement, assisté d’organes représentatifs, de porter les besoins du corps à la connaissance du ministre. Son rôle est premier dans la représentation des militaires et l’équilibre est difficile entre la fidélité que le responsable militaire doit aux représentants de l’État et la légitimité qui se fonde sur la confiance que lui accorde le personnel : la tension entre les deux exigences se résout dans la crédibilité qu’il construit, en sublimant donc les antagonismes possibles. Pour cela, il doit savoir et pouvoir parler, et apprendre à le faire dès qu’il est dans une situation de commandement, même subalterne. Encore faut-il qu’il soit entendu, au risque de voir une profession à éthique de service entrer dans des processus qui pourraient lui faire perdre son âme : on ne saurait impunément exposer un corps qui intériorise une telle éthique aux logiques des rapports de force ou à celle des lois du marché et de l’utilité marginale.

Des événements récents prouvent que le risque n’est pas imaginaire. Le devoir de parole du chef militaire est impérieux, et difficile.

Légitimité de la volonté et légitimité de la raison

Droits et devoirs, de parole, de conseil, voire de remontrance, association aux processus décisionnels, exigence de cohérence de l’organisation, tout concourt à une intense demande d’autonomie, relative, dans la capacité de penser, dire et faire. Par quelle arrogance un corps de fonctionnaires peut-il avancer de telles exigences et réclamer de telles prérogatives ? Pour stupéfiantes qu’elles puissent paraître à des contemporains habitués à l’extrême docilité des militaires, elles ont cependant des fondements conceptuels qui soutiennent solidement cette vision de l’état militaire, de ses droits et de ses devoirs.

De Hobbes à Rousseau, la pensée politique sur l’état de guerre et le souhait de paix compose deux versants de l’organisation des pouvoirs publics. La légitimité de la liberté (exprimée dans le vote) ne saurait exclure, mais au contraire appelle et inclut, la légitimité de la raison (exprimée par l’autorité raisonnable). Quand un peuple jouit d’un régime démocratique, au sein d’un univers qui n’est, dans l’ensemble, ni démocratique, ni sûr, son respect de la liberté d’opiner, son souci d’assurer la liberté des débats, ne sauraient lui faire oublier que la vérité seule est utile. Notre sécurité constitue un intérêt primordial, sans lequel la liberté ne serait plus qu’un mot. La sécurité se bâtit face à des menaces, en mettant en œuvre des moyens appropriés. Qu’en est-il réellement de ces menaces ? Qu’en est-il effectivement de ces moyens ? C’est ce qu’il faut savoir vraiment. Autrement, on se prépare à d’étranges défaites.

Affirmer l’existence d’une menace inexistante est une erreur ou une faute. Nier l’existence d’une menace réelle, la sous-évaluer, ou la surévaluer, sont autant d’erreurs ou de fautes. Toute protection excessive est au mieux un gaspillage, au pire un déclencheur de course aux armements. Toute protection inadaptée est un crime, ou une folie. Le devoir de vérité, le devoir d’écoute, le devoir de conseil prudent et désintéressé, l’exigence de délibération sage, l’impératif de rigoureuse raison, ici, sont catégoriques, comme si l’on devait prendre une décision où il en irait de la vie ou de la mort, car c’est là très exactement le cas. Dérisoire, ou criminel, est alors le plaisir d’affirmer ce qu’on a envie de croire, ou intérêt à faire croire, sans s’être honnêtement assuré que ce qu’on dit est plus probablement la vérité.

Cette légitimité de la raison a vocation à prendre corps dans la légitimité des grandes institutions de l’État, dans la mesure où celles-ci savent cultiver en leur sein et en leur élite, les vertus intellectuelles, morales, professionnelles et civiques, qui font le conseiller d’État – au sens large du mot. L’homme d’État a en effet absolument besoin, dans tous les grands organes de l’État, de conseillers compétents, prudents, courageux, désintéressés, libres et patriotes, humanistes et réalistes – rien de moins. L’officier a sans doute sa déformation professionnelle ; le magistrat a aussi la sienne, comme le diplomate et l’inspecteur des finances ont chacun la leur. Et chacun doit être le premier à se tenir en garde contre sa propre déformation, son propre esprit de corps, sa propre volonté de puissance collective, son propre égoïsme corporatif, afin de faire prévaloir le service de l’État, qui a besoin du concours de tous et, surtout aux moments critiques, de l’union entre tous.

Un conseiller prudent s’y connaît aussi en politique. Il ne rend pas la vie impossible à son patron. Un homme d’État, surtout dans un régime de liberté, doit tenir compte d’une opinion qui ne veut pas toujours voir ce qui lui déplaît, ou d’un monde intellectuel qui nie parfois jusqu’à l’évidence. Il doit tenir compte du possible manque de civisme et d’honnêteté intellectuelle chez certains concurrents. En outre, s’il y a menace, celle-ci va évoluer, aussi, en fonction de la manière dont nous nous préparons à y faire face, avant tout mentalement et collectivement. La force morale qui décourage l’agression est faite d’abord d’une grande liberté de parole sans intempérance de langage, d’une liberté de raisonnement calme et objectif, d’une fermeté à décider, sans provocation, ce qui est requis à la préservation de la sécurité et de la liberté.

La vie est mélange de paix et de guerre. La légitimité doit en tenir compte. En tant que la vie est paix, la légitimité émane plus de la volonté individuelle, de la liberté de la base et l’autorité s’y réfère. En tant que la vie est guerre, la légitimité émane plus de la raison et du salut public, et l’autorité est plus dans le chef, sur lequel repose la sécurité du groupe. Hémiplégique est toute philosophie politique oublieuse ou de la paix, ou de la guerre, ou de leur mélange. Déraisonnable toute pratique politique, ou administrative, qui s’oublie dans la concurrence pour occuper l’appareil d’État, ou qui absolutise les normes et procédures de la paix, qu’elles soient juridiques ou comptables, au point de ne pas tenir compte de cette perpétuelle possibilité de la guerre, dont la reconnaissance est la condition de la perpétuation de la paix.

Conclusion

À l’armée de former les élites qui pourront réintégrer le grand jeu, en parant à deux risques : pour le militaire, celui que ses carences le fassent écarter du processus décisionnel, au risque, pour la nation, de manquer de chefs avertis apportant, aux heures graves, une contribution pertinente à la prise de décision. L’ambition nécessite d’amplifier encore les efforts menés en faveur du recrutement de jeunes gens au potentiel affirmé, d’une formation pluridisciplinaire, ouverte sur le grand large et attentive à forger les caractères, de parcours professionnels variés, à risque, et initiant suffisamment tôt aux réalités politiques, nationales et internationales, d’une sélectivité accrue et d’une différenciation des parcours. C’est indéniablement le socle sur lequel bâtir un corps d’officiers qui servira encore mieux la République. Rien ne vaudrait cependant de mener une bonne politique si le militaire ne prenait pas conscience de l’ampleur de ses responsabilités dans un monde dangereux, alors que montent d’inquiétantes rumeurs belliqueuses13. Le défi est donc éminemment personnel pour nos jeunes officiers : vivre en hommes épris de liberté, animés par la recherche de la vérité, pour le bien commun. À eux de comprendre que cette noble ambition exige un engagement intense, car le caractère et la compétence se forgent dans l’expérience, mais aussi dans un travail incessant. Et donc, qu’« ils s’instruisent pour vaincre » !

P. Tripier | Entre art de la guerre et acti...