N°25 | Commémorer

Marylène Patou-Mathis
Préhistoire de la violence et de la guerre
Paris, Odile Jacob, 2013
Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre, Odile Jacob

Œuvre ambitieuse que de vouloir aller aux sources de la violence et de la guerre. L’Histoire ressemble parfois à une accumulation désespérante de conflits. Marylène Patou-Mathis va au-delà en examinant les origines mêmes de la guerre. Cette préhistorienne, éminente et reconnue, tente donc à partir des données actuelles des recherches dans son domaine et des données accumulées par l’ethnologie, l’anthropologie ou encore la sociologie de dresser un panorama de la violence entre le paléolithique et l’âge du bronze.

Elle s’inscrit dans un mouvement essentiellement anglo-saxon qui est allé chercher aux sources de l’humanité l’origine de la violence qu’elle soit institutionnalisée ou non, dont les auteurs les plus connus sont Keeley et son ouvrage Les Guerres préhistoriques et Le Blanc avec Constant Battles. L’auteur l’annonce d’emblée : elle s’inscrit dans une critique de ces deux ouvrages. Keeley voit dès la Préhistoire l’émergence de sociétés particulièrement violentes en faisant l’hypothèse que les sociétés préhistoriques étaient comparables aux groupes de chasseurs cueilleurs. Il estime que si la Seconde Guerre mondiale avait été une guerre préhistorique, il y aurait eu près de deux milliards de morts ! Le Blanc arrive à la même conclusion que Keeley : la raréfaction des ressources secondaires liée à des modifications climatiques serait à l’origine de l’état de guerre permanent d’où le titre Constant Battles.

Marylène Patou-Mathis fait la démarche de revenir aux sources mêmes : les fouilles entreprises depuis presqu’un siècle. Les traces de violences sont rares au paléolithique et plus nombreuses au néolithique. Il est donc difficile de conclure quant à un Sapiens violent et à des communautés qui s’affronteraient à l’époque des chasseurs cueilleurs. L’argument de la préhistorienne est le suivant : les hommes constituaient de petits groupes de cinquante personnes environ, un état de violence continue aurait donc décimé l’humanité naissante très rapidement. Les premières traces de morts violentes en rapport avec un affrontement remontent au néolithique. Il semble que la guerre est née avec l’agriculture qui provoque de profonds bouleversements sociaux, technologiques, démographiques et spirituels. Voilà pour les faits. Néanmoins, on peut faire la remarque que si la violence est rare, les quelques restes trouvés montrent eux une violence extrême : il y a parmi eux beaucoup de femmes et d’enfants.

La seconde partie de l’ouvrage examine les différentes théories anthropologiques, sociologiques et neuroscientifiques pouvant expliquer l’apparition de la violence. C’est peut être son point faible. Les références sont maîtrisées mais très canoniques : Marx, Engels, Levi-Strauss. Si ce qui est avancé est parfaitement correct sur le plan théorique, les auteurs sont d’abord issus du xixe et de la première partie du xxe siècle.

Mme Patou-Mathis évoque quelques hypothèses qui restent encore sujettes à polémique et dont on peut s’interroger sur les bases scientifiques. L’exemple le plus intéressant est celui du matriarcat. Certains anthropologues, très influencés par les théories féministes, spéculent que les premières sociétés humaines furent des matriarcats. Ils se fondent sur l’abondance de figures féminines au paléolithique, les fameuses Vénus. L’invention de l’agriculture aurait introduit la division du travail en fonction du sexe et permit la domination masculine jusqu’à nos jours. J’en dresse ici un raccourci. Mais cette hypothèse demeure encore très discutée. Rien ne prouve ce matriarcat. Il n’en demeure quasiment aucun actuellement. Autre objection, en quoi un matriarcat constituerait une société moins violente ? L’idée est que les femmes, plus faibles, seraient moins portées à l’action physique donc à l’acte violent. Or dans l’espèce humaine, le dimorphisme, c’est-à-dire les différences sexuelles secondaires sont faibles. Rien n’interdit aux femmes d’exercer la violence. Dans The Most Dangerous Animal, David L. Livingstone montre que les femmes ne sont pas aussi innocentes que cela dans l’éruption de la violence. Derrière Macbeth, il y a Lady Macbeth. C’est en fait troqué un stéréotype contre un autre. Un livre récent montre par ailleurs que des femmes ont participé à des crimes contre l’humanité pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’autre critique que je ferais à l’ouvrage est le dualisme. L’auteur oppose agressivité, inscrite dans notre cerveau, et violence comme fait construit par la culture. Les neurosciences comme l’anthropologie ont pris elles le parti de ne plus opposer nature et culture. La première raison est qu’il est difficile de « désintriquer » ce qui serait de l’ordre de la nature et de la culture. Rien ne prouve que l’intelligence et l’invention de systèmes sociaux multiples et complexes aient permis à l’humanité d’échapper à l’évolution. La civilisation constitue en soi un avantage évolutif majeur qui a permis non seulement à notre espèce un succès incomparable mais aussi à de nombreuses autres espèces d’assurer leur domination (par exemple : les céréales, les espèces apprivoisées comme les bovidés, les ovins…). Il serait plus juste de constater que l’espèce humaine a été capable d’user et même de détourner l’agressivité de son but de mécanisme de défense. J’aurais aimé justement voir quelques références aux travaux consacrés à la violence en éthologie humaine.

Le problème de cet ouvrage est qu’il est fondé sur un malentendu. Je ne crois pas que l’auteur veuille traiter de l’origine de la guerre et de la violence. Il s’agit plutôt pour elle de montrer comment se sont construites depuis le xviiie siècle des représentations successives de l’homme préhistorique. D’abord celle en lien avec notre société et l’idéologie promut par les auteurs. Engels, lui, verra l’invention du capitalisme. Les féministes, l’irruption de la domination masculine, toutes ses hypothèses ne sont en fait qu’une façon de parler de nous.

Il est de toute façon illusoire de vouloir chercher une origine d’un phénomène aussi complexe que la guerre. C’est là aussi que l’ouvrage pêche. La guerre est un phénomène social total qui nécessite une organisation sociale et psychique raffinée.

Le livre s’achève sur l’hypothèse que la guerre naît là où s’achève le domaine de l’auteur : avec l’Histoire, c’est-à-dire la civilisation. Il y a là un paradoxe. Si la guerre naît effectivement de la complexification de société, comment expliquer qu’il y ait toujours eu une lutte contre la guerre et qu’à quelques exceptions près les sociétés préfèrent la paix ? La guerre totale est une invention récente. Depuis l’Antiquité, les philosophes ont cherché à en limiter les effets. L’agressivité est une modalité adaptative de réponse à une menace. La violence est l’acte qui réalise l’agressivité. Comme tout acte, il est inscrit dans un contexte socioculturel. La guerre a pu être inventée grâce à la complexification des sociétés qui a permit d’entretenir une caste de guerrier. Mais ces sociétés afin d’éviter leur propre effondrement ont dû réguler ou même empêcher l’irruption de la guerre.

La question la plus intéressante à propos de la naissance de la violence et de la guerre serait peut-être de se demander pourquoi les sociétés humaines, depuis la Préhistoire, ne se sont pas mortes de la violence qu’elles génèrent.


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