N°25 | Commémorer

Xavier Bagot

Mais où est donc passé le colonel Moutarde ?

« Le docteur Lenoir a été tué par le colonel Moutarde dans la véranda avec le chandelier ! » Qui n’a pas joué au Cluedo, célèbre jeu d’enquête policière créé par Anthony Pratt en 1949 ? Quelle surprise de découvrir que, dans la version 2008, Hasbro avait « modernisé » le jeu : exit la bibliothèque, bienvenue dans la salle de home cinéma ; le jacuzzi a remplacé le jardin d’hiver… Mais c’est des personnages que je veux ici vous entretenir : si le professeur Violet ou mademoiselle Rose ont survécu, le « colonel » Moutarde, en revanche, a été dégradé au rang de « monsieur » ; il n’est plus militaire à la retraite mais… animateur sportif !

Sans conservatisme désuet, cette adaptation m’a interpellé : ne souligne-t-elle pas un certain « déclassement » du militaire dans la société contemporaine ? Alors que l’actualité « défense » est ininterrompue depuis 2011 avec les opérations en Libye, le retrait d’Afghanistan puis l’intervention au Sahel, la « parole du soldat » est-elle pour autant audible dans l’espace public ? Si le fait militaire trouve un certain écho dans les médias, force est de constater que, hormis le très officiel porte-parole de l’état-major des armées, les militaires d’active semblent cantonnés au rang de « techniciens de la guerre », invités à s’exprimer à chaud comme « spécialistes des opérations », si possible avec un arrière-plan dynamique, garantie d’audimat… Mais peu d’entre eux, en définitive, se rendent dans les débats publics concernant l’avenir des armées. Peu sont présents dans des émissions telles que C dans l’air et autres tribunes sérieuses, regardées ou lues.

L’armée dans l’espace public. Telle était la question posée par la livraison de juin 2012 d’Inflexions. Le présent article se propose de revenir sur cette question de la place de la « parole » militaire dans le débat national. Par quels mécanismes les espoirs inhérents aux évolutions statutaires ont-ils été déçus ? Mais aussi dans quelle mesure les militaires eux-mêmes ne s’auto déclassent-ils pas ? Alors, quelles idées pour les réinstaller de façon pérenne, crédible et surtout audible, au cœur de la mêlée médiatique nationale ?

  • Nouveau statut : espoirs déçus

« Privés du droit d’écrire, les militaires avaient perdu l’habitude de penser. » C’est en ces termes que le maréchal Juin commentait, au lendemain de la défaite de 1940, le régime de l’autorisation préalable. Cette règle, qui leur imposait de solliciter l’autorisation de leur hiérarchie avant de pouvoir publier, a été abolie avec le nouveau statut général du militaire de 2005. C’était même une des dispositions phares de la réforme, censée enfin « libérer la parole » après des décennies de silence réglementé. La nouvelle était accueillie avec enthousiasme dans les armées ; elle annonçait un renouveau de la pensée militaire et son retour dans les débats d’opinion.

Trois ans plus tard, à l’occasion des travaux de préparation du Livre blanc de 2008, les quelques officiers qui se sont invités à la tribune, pensant expérimenter cette liberté nouvelle, ont appris à leurs dépens que le régime de l’autorisation préalable, aboli dans la lettre, ne l’était pas vraiment dans l’esprit… Le groupe Surcouf1 fera ainsi l’objet d’un début de chasse aux sorcières ; le général Vincent Desportes, qui, en tant que directeur de l’École de guerre, invitait les futurs officiers brevetés à s’exprimer, se verra reprocher vertement ses libres commentaires publiés dans un quotidien national2. Ce double épisode marquera la fermeture de la parenthèse de « liberté de ton » entre ouverte avec le nouveau statut : « Liberté d’opinion complète, mais liberté d’expression restreinte », pourrait résumer le paradigme actualisé. Nous y reviendrons.

Dès lors, dans une logique de résultat, à coup de réformes à marche forcée, il ne sera plus de bon ton d’émettre la moindre réflexion personnelle pour alimenter le débat précédant les grandes orientations de la Défense. C’est la période du « recentrage » du militaire sur son métier, sur les opérations : « Laissez aux professionnels le soin de s’exprimer ! » C’est la mode de la communication ultra-millimétrée, des story-telling ministériels que rien ne doit venir perturber. Elle culmine en juin 2011 avec la fameuse réplique du ministre de la Défense, rappelant l’armée à sa tradition de « grande muette » lors d’une séance de questions à l’Assemblée nationale : « L’armée est la “grande muette” dans notre société. Ce n’est pas simplement une tradition, c’est un devoir, un devoir républicain. L’armée, sous l’autorité du président de la République, chef des armées, est là pour exécuter la politique que veut la nation. […] Elle respecte ce devoir. Il est donc parfaitement déloyal de prétendre parler en son nom et d’organiser un étalage d’états d’âme qui ne correspond, de surcroît, en rien au sentiment de fierté que nos compatriotes qui servent les armes de la France ressentent au moment même où, […] engagés sur des théâtres extérieurs, ils ont la certitude de participer à une belle tradition et de porter haut l’image de notre pays3. » Pour autant, cette année 2011 aura aussi été marquée par l’émergence d’une analyse critique et d’une remise en cause de ce cloisonnement de la parole militaire.

  • Échéances politiques et nouveaux espoirs déçus

La problématique de l’expression du soldat n’a pas échappé au brassage des idées propre aux périodes préélectorales ; elle a notamment fait l’objet, au printemps 2011, d’un colloque de la Fondation Jean-Jaurès4 dont les actes révèlent un diagnostic d’une grande justesse et des pistes d’amélioration pertinentes pour soulager l’étau qui comprime la parole des militaires5. Mais une fois l’opposition « aux commandes », après les frémissements encourageants d’une liberté d’expression retrouvée, la confiance mutuelle s’est peu à peu étiolée, laissant place à une incompréhension grandissante : les dossiers de Louvois et des réductions d’avancement ont installé un réel malaise entre les militaires et la gouvernance du ministère. Notons que cette défiance ne concerne pas uniquement la troupe : en quelques mois, les relations entre les officiers généraux et l’entourage du ministre se sont dégradées, essentiellement en raison de divergences de vues relatives au dossier de révision des décrets de 2009 et à la place des militaires dans la direction des armées.

Ainsi, après avoir occupé une place de premier rang dans la vie de la Cité, les militaires se sont vus, au fil du xxe siècle, progressivement cantonnés au seul périmètre de la Défense ; ils se battent aujourd’hui pour garder un rôle central dans ce dernier cénacle ; pour éviter que la France « du colonel Moutarde » ne devienne une France « sans colonel Moutarde »… Mais les discussions se déroulent dans l’ombre, dans l’ambiance feutrée des cabinets. Quel citoyen français a entendu s’exprimer publiquement un officier d’active sur ce débat ? De même, peu nombreux sont les écrits militaires commentant les travaux du nouveau Livre blanc et de la loi de programmation militaire. Les rares audacieux qui publient dans de grands journaux le font encore bien souvent sous couvert d’anonymat par peur de sanctions ou de réprimandes.

2008-2013 : malgré l’alternance politique, le constat est amer. Pour reprendre les minutes du colloque évoqué supra, « la France est faite de ce paradoxe selon lequel chaque ministre de la Défense fraîchement nommé déplore le silence convenu des militaires pour les sanctionner systématiquement dès qu’ils font des déclarations publiques ». Cette limitation de la liberté d’expression n’est donc pas l’apanage d’une couleur ou d’un style de gouvernance politique.

Mais cette situation est-elle uniquement le fait de cabinets ministériels trop autoritaires ? Quel est véritablement le statut légal du fameux « devoir de réserve » ? Les militaires ne portent-ils pas aussi une part de responsabilité chronique dans ce silence ?

  • Droit d’expression vs devoir de réserve ?

Le statut général du militaire de 2005 confirme quelques principes fondamentaux : « Esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. » Arrêtons-nous sur la notion de loyalisme : le militaire peut être amené à donner la mort et à la recevoir par délégation de la nation tout entière ; l’assurance que cette délégation de puissance sera toujours employée au service de l’intérêt supérieur de la nation (qu’il revient à l’autorité politique de définir) repose précisément sur le loyalisme et la neutralité des armées. Mais « loyalisme », « fidélité au régime établi ou à une autorité considérée comme légitime », ne doit pas être confondu avec « loyauté », « qualité de dévouement, fidélité, sincérité ». Le respect des institutions et de la primauté du politique pour ce qui concerne l’emploi de la force ne signifie pas adhésion inconditionnelle à une ligne idéologique.

Deux exemples récents illustrent la portée potentielle de tels amalgames : c’est le « loyalisme » et la neutralité de l’armée tunisienne, c’est-à-dire une prise de distance vis-à-vis d’une posture politique, tout en étant fidèle à l’esprit des institutions, qui ont permis que les événements de 2010 ne se terminent pas dans le chaos et le sang. A contrario, la « loyauté » intangible de l’armée libyenne à la doctrine jusqu’au-boutiste du colonel Kadhafi a conduit aux massacres de populations au printemps 2011. En France, la confusion entre loyalisme et loyauté vient bien souvent en appui de la conviction que, de par son statut, le militaire ne peut participer aux débats relatifs aux grandes orientations de la Cité et de la Défense.

Mais cette conviction trouve d’autres racines, plus pernicieuses, dans la loi portant statut général des militaires. Le régime de l’autorisation préalable a certes été supprimé en 2005, mais la liberté d’expression demeure liée à la notion de responsabilité individuelle et reste donc assortie d’une triple exigence : une obligation de discrétion professionnelle relative aux faits dont il a connaissance dans le service, une obligation de protection du secret professionnel et du secret de la défense nationale prévue par le Code pénal, et, enfin, une obligation de réserve. Si les deux premières ne posent pas de difficulté, la troisième, en revanche, constitue la pierre d’achoppement du problème. Pour être précis, selon la loi, « les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire »6. Mais cette notion de « réserve exigée par l’état militaire » n’est pas précisée dans le texte. Elle reste donc sujette à interprétation subjective, et est par conséquent invoquée par le pouvoir politique et l’institution militaire dès lors qu’une prise de parole publique bouscule la ligne fixée ou les « éléments de langage » de la communication officielle. Le positionnement du curseur entre une « idée acceptable » et une « posture enfreignant le devoir de réserve » est alors une affaire exclusivement jurisprudentielle : seule la décision du Conseil d’État, une fois saisi d’un recours suite à une sanction disciplinaire, permet d’établir si le militaire a contrevenu à son devoir de réserve… Convenons que ce n’est pas une situation encourageant les initiatives et la prise de parole !

  • Culture militaire : autocensure et dévalorisation

Indépendamment des aspects statutaires, les militaires sont-ils naturellement enclins à s’exprimer ? Ont-ils une vraie culture de la remise en cause et du brassage des idées iconoclastes ? Ont-ils tout simplement confiance en eux ?

Centre de formation des cadres supérieurs des armées, l’École de guerre constitue un observatoire instructif à cet égard. Les officiers y sont admis vers l’âge de trente-cinq ans, au terme d’un concours interne plutôt sélectif, après une quinzaine d’années d’exercice. Pour prendre une analogie avec le monde des affaires, l’École de guerre est en quelque sorte l’Executive Master in Business Administration (mba) de la Défense. D’ailleurs, la présentation de l’Executive mba d’hec pourrait s’appliquer presque intégralement à son cousin militaire : « Il s’adresse aux cadres dirigeants du monde entier déterminés à accélérer leur carrière à mi-parcours de leur vie professionnelle. La stratégie et le leadership sont au cœur de notre pédagogie. » Pourtant, quand l’École de guerre organise son colloque annuel, ce n’est pas avec des cadres suivant un Executive mba, mais avec les élèves de première année d’hec et de l’ena. C’est-à-dire avec des jeunes qui ont pour beaucoup quinze ans de moins que les militaires et n’ont bien souvent à leur actif aucune expérience professionnelle.

Dans le même esprit, animée d’un louable souci de perfectionnement en langue anglaise, l’École de guerre s’aligne au French Debating Tournament7. Mais à nouveau, dans cette enceinte, elle se mesure à des écoles telles qu’isae Supaéro, Centrale, hec et autres universités. Encourageons Saint-Cyr, l’École navale et l’École de l’air à s’y inscrire, mais ce n’est pas la place de l’École de guerre ! S’il faut saluer le travail et l’investissement des officiers supérieurs et de leurs coachs qui se sont préparés à cette compétition, il apparaît clairement que ce positionnement est contre-productif : il contribue à sceller dans les esprits la normalité d’un « décalage statutaire » totalement inopportun ; décalage dont les répliques semblent polluer et déséquilibrer les relations entre militaires et fonctionnaires tout au long de leurs parcours professionnels.

Ces exemples traduisent une certaine propension des militaires à manquer de confiance en eux. Manque de confiance d’autant plus regrettable que l’institution regorge de personnalités variées et talentueuses. Les militaires sont d’ailleurs regardés avec bienveillance et une certaine admiration par la population ; nombre d’entreprises sollicitent les armées pour conseiller leurs cadres en gestion de crise ou en leadership. Alors, comment inverser cette tendance ?

  • Livre blanc 2013 et optimisme mesuré

La période actuelle de définition d’un nouveau cadrage stratégique est une opportunité à saisir pour tenter de réinstaller la parole militaire au cœur du paysage médiatique national. Trois pistes peuvent être envisagées pour contribuer à ce chantier.

Concernant le statut, tout d’abord, afin de lever l’ambiguïté qui entoure la notion de « devoir de réserve » sans nécessairement changer la loi, une solution pourrait être de lancer une vaste réflexion au sein des armées afin de proposer au ministre un memorandum sur le sujet à l’occasion d’une session du Conseil supérieur de la fonction militaire (csfm). Cela permettrait de fixer des règles claires et partagées par tous.

Pour développer la culture du débat et un certain esprit de contradiction constructif, il semble opportun d’encourager les militaires à publier dans toutes les « tribunes libres » ouvertes. À cet égard, le rétablissement d’espaces consacrés au débat d’idées dans les revues internes de la Défense, telles que Armée d’aujourd’hui, est un prérequis urgent ! Avec l’essor d’Internet, les militaires ont déjà pris l’habitude de commenter l’actualité au travers de blogs spécialisés, à l’audience, il faut le reconnaître, relativement réduite. Il reste donc à sortir de ce microcosme et à rayonner dans l’espace « vraiment » public : presse écrite nationale, plateaux de télévision et studios de radio.

Enfin, pour éviter le cantonnement du militaire au rôle d’« expert des opérations » et pour lui rendre sa légitimité à s’exprimer sur des sujets variés, il conviendrait de valoriser des parcours professionnels différents de la « voie de commandement » qui demeure de fait la voie privilégiée pour l’accès aux hautes responsabilités. Sans doute faut-il rompre avec cette lecture trop exclusive et ouvrir le champ des trajectoires possibles pour les officiers de talent.

L’expression – saine et décomplexée – du soldat dans l’espace public demeure un signe de bonne respiration des institutions et de la démocratie. « Princes, régnez sur des hommes ; vous serez plus grands qu’en commandant des esclaves », conseillait avec sagesse Nicolas Restif de la Bretonne. Faute de terreau favorable pour germer et se développer, il est à craindre que la pensée militaire ne se tarisse, dans une France qui risque alors de perdre définitivement « jusqu’au souvenir du colonel Moutarde ». Au-delà de la nostalgie du Cluedo de notre enfance, ce sont, in fine, la cohérence et la crédibilité de nos forces armées qui sont en jeu. Il ne suffit plus « d’apprendre à penser », il faut aujourd’hui convaincre : « Exister, c’est oser se jeter dans le monde » ; gageons, avec Simone de Beauvoir, que les militaires sauront à l’avenir se lancer plus avant dans l’arène… médiatique.

1 Le 19 juin 2008, un groupe d’officiers signe dans Le Figaro sous le nom de Surcouf une tribune intitulée « Livre blanc sur la défense : une espérance déçue ».

2 Entretien accordé au journal Le Monde en date du 2 juillet 2010 à propos de la politique américaine en Afghanistan.

3 Réponse du ministre de la Défense à l’Assemblée nationale le 26 juin 2011, à propos d’une tribune dans laquelle certains militaires s’inquiétaient du déclin des armées et plus globalement d’une France n’ayant plus les moyens de ses ambitions.

4 La Fondation Jean-Jaurès est un think tank de sensibilité de gauche. www.jean-jaures.org/index.php/La-fondation/Orion-Observatoire-de-la-defense

5 Voir les actes du colloque « Pourquoi les militaires devraient-ils se taire ? », organisé par Orion, l’Observatoire de la défense et la Fondation Jean-Jaurès le 30 mars 2011.

6 Article 4 de la loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires.

7 Compétition organisée depuis 1993 par la French Debating Association et qui oppose deux équipes de débateurs sur le modèle des joutes oratoires telles qu’elles sont menées au Parlement du Royaume-Uni.

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