N°29 | Résister

Nicole Lemaitre

Edmond Michelet, une résistance spirituelle

Le 17 juin 1940, Edmond Michelet distribue un tract qui reproduit un texte tiré de L’Argent de Charles Péguy : « En temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne et quel que soit son parti. Il ne se rend point. C’est tout ce qu’on lui demande. » Il aurait pu ajouter la suite : « Celui qui fait jouer la prière et le sacrement pour se dispenser de travailler et d’agir, c’est-à-dire en temps de guerre pour se dispenser de se battre, rompt l’ordre de Dieu même1. » Mais il n’avait pas besoin de le faire car tout le monde dans son entourage connaissait par cœur Péguy.

Né à Paris en 1899 d’un père épicier chez Félix Potin à Paris puis à Pau, Edmond Michelet n’était pas promis aux ors ministériels. Il voulait faire du droit, mais son père a préféré l’envoyer apprendre l’anglais en Angleterre, en 1913, pour le mettre tout de suite au commerce. Un père républicain et dreyfusard, proche du Sillon2, admirant Albert de Mun, le député catholique qui avait fondé l’Association catholique de la jeunesse française (acjf), et une mère monarchiste et antidreyfusarde : autant dire que la formation politique du jeune homme et de ses frères fut fondée sur la discussion.

  • De l’Association catholique de la jeunesse française
    aux Équipes

L’adolescent admire les héros qui tombent au front ; le 14 janvier 1918, il s’engage et se retrouve à Brive au 126e ri. Il fait partie de la relève des troupes en Italie en 1918-1919, puis des troupes d’occupation en Rhénanie au printemps 1921. Il y acquiert une opinion favorable des catholiques allemands, « bien plus dévoués que les nôtres », dit-il. C’est qu’il a découvert à Brive, en 1919, l’Association catholique de la jeunesse française, qui affermit sa foi, et lui permet de poursuivre sa formation humaine et civique. Excellent orateur, le sergent est délégué de la Corrèze au congrès national de l’acjf des 23-25 janvier 1920 à Paris. Et revenu dans l’entreprise familiale, qui compte alors cinquante-quatre employés, il organise l’acjf du Béarn entre 1921 et 1922.

Au congrès du 25 mai 1922, il théorise l’engagement des laïcs en citant Pie X : « Le plus nécessaire, […] c’est d’avoir dans chaque paroisse un groupe de laïcs éclairés, résolus, intrépides, vraiment apôtres. » Il veut des groupes « où personne ne s’ennuie, où tout le monde s’intéresse et prend part à la discussion, où la franche camaraderie règne ». Il poursuit à Brive jusqu’en 1934 où, atteint par la limite d’âge, il passe la main et rejoint les Équipes sociales, après avoir rencontré, dès 1930, Robert Garric, et partagé avec lui l’engagement pour des activités culturelles et d’enseignement à destination des milieux populaires, associé à une formation spirituelle de haut niveau au moyen de retraites fermées de trois jours. C’est dans ce cadre qu’il prend conscience des dangers du totalitarisme.

Dès l’été 1938, Michelet, qui a lu Mein Kampf, se montre inquiet de l’évolution de l’Europe ; dans un article du Petit Démocrate, il prône l’entente avec la Grande-Bretagne pour résister à l’expansion nazie. Il perçoit Munich (3 septembre 1938) comme une « abdication » et juge que la gravité de la situation exige un engagement civique plus prononcé. Il devient un militant ardent des Nouvelles Équipes françaises (nef), lancées lors du deuxième congrès du journal L’Aube en novembre 1938. Le philosophe Yves Simon lui écrit le 15 décembre 1938 : « Bravo pour les Nouvelles Équipes françaises. Oh ! Tentez quelque chose, hommes de la nef ! Et sachez qu’en cas d’échec, vous irez en camp de concentration. »

  • L’entrée en Résistance

L’accueil des réfugiés anticipe la Résistance. Aux réfugiés espagnols s’ajoutent les juifs chassés par les nazis et les enfants de familles « inconnues » accueillis à Aubazine (Corrèze)3. Refusant la demande d’armistice, Michelet rédige son tract, distribué par les membres des Équipes sociales. « Péguy serait à Londres », dit-il en juillet 1940 au docteur Louis Christiaens ; mais avec sept enfants mineurs, c’est impossible. Plus tard, il commentera : « Ma position était plus religieuse que politique parce que le nazisme touchait à des choses essentielles4. »

L’orphelinat d’Aubazine reçoit maintenant des enfants d’origine allemande, autrichienne, belge et hollandaise. Michelet ravitaille le couvent, y amène les enfants et, avec son groupe, organise leur évacuation vers des lieux plus sûrs. Rose Warfman a témoigné auprès de Yad Vashem « de l’aide exemplaire apportée par Edmond Michelet à Brive à de très nombreux juifs réfugiés ou de passage, de la fin 1941 jusqu’à son arrestation ». Elle passait « au moins une fois par semaine et souvent quotidiennement » pour obtenir divers faux papiers ou « des documents à transmettre oralement au maquis »5.

Michelet reprendra plus tard les réflexions de Maritain, parvenues des États-Unis au cours de l’hiver 1941-1942 : « C’est chez les catholiques que l’esprit de résistance à la domination allemande est le plus décidé et le plus efficace. La Gestapo le sait bien6. » Mais il vit dangereusement. Chargé de diriger la Région 5 (r5) du mouvement Combat, il pense que sa couverture de notable assumant des fonctions officielles associatives suffit à cacher son action clandestine7.

Le passage d’une résistance spirituelle à la lutte armée est envisagé à la fin du mois d’août 1941 lors d’une réunion à Brive, « dans cette maison de la rue Champanatier qui fut l’un des creusets de la Résistance »8. Autour du père Maydieu, un débat s’engage avec les philosophes Gabriel Marcel et Étienne Borne sur le thème « un chrétien a-t-il en certaines circonstances le droit de tuer et, éventuellement, le droit au suicide ? ». La « commandante » Claude Gérard, qui rencontre le chef de la r5 en mettant en place l’Armée secrète en Dordogne, témoigne que « Duval savait faire confiance à ceux et à celles que ses amis lui envoyaient, et pour le reste Dieu était là. Et puis il y avait émanant de lui cette simplicité, cette chaleur humaine, cette bonté qui rassurait... J’étais surprise et émerveillée »9.

Le 25 février 1943, à sept heures du matin, les Allemands arrêtent Michelet chez lui. Il est défendu par les notables corréziens qui écrivent aux Allemands et à Vichy pour tenter de les persuader que ce père de famille nombreuse est un personnage inoffensif. Michelet nie tout, avec l’aide de l’abbé Stock, l’aumônier allemand de Fresnes. Les Allemands croyaient tenir Duval, mais ils n’en sont plus sûrs et, dans le doute, ils renoncent à l’exécuter.

  • En camp de concentration

Envoyé au camp de Dachau, Michelet prend des risques dès les premiers mois en circulant avec son seau de Crésyl sous prétexte de désinfection : il assiste à la messe matinale avant le réveil dans l’une des baraques des prêtres, il porte la communion aux malades du Revier (l’hôpital). Les témoins sont unanimes sur son charisme : un grand courage10, une extrême bonté11, une générosité inlassable12. Ils ont été moins tentés de souligner l’humilité du personnage qui exerce une corvée de nettoyage, silencieuse et renseignée13. Cette apparente décontraction cache une forte personnalité qu’il a héritée de l’expérience du militant chrétien bien formé. Michelet demeure habité par la prière. Il reçoit chaque matin des boîtes de cirage ou de pastilles contenant des parcelles d’hosties consacrées et finit par constituer un véritable « réseau eucharistique » afin de distribuer la communion à ceux qui désirent la recevoir14. En janvier-février 1945, gravement atteint par le typhus qui sévit dans le camp, il est hospitalisé au block 3, près du docteur Suire. Dans le coma, il bénéficie à vingt-quatre heures d’intervalle de deux transfusions de sang d’ecclésiastiques hollandais qui venaient de recevoir des colis de leur Croix-Rouge. Quelques médecins organisent une nuit de prières à Notre-Dame de Rocamadour ; au matin, le docteur Suire arrive bouleversé : « Michelet a repris connaissance ! »

À la Libération, Michelet exerce une autorité incontestée au Comité international qui lui permet de sauver de l’exécution aussi bien les ss de la Légion Charlemagne que les Polonais, Sarrois ou Espagnols républicains. Le 22 mai 1945, il organise le rapatriement des Français. Le 26 mai au matin, il rentre enfin, dans une Mercedes mise à disposition par le général Leclerc. Il restera très fortement marqué par Dachau, qui s’est révélé être un élément important de son éducation politique et de sa formation spirituelle : « Ni sains ni saufs. […] L’expérience que nous avons vécue est indélébile. […] Nous avons sondé des abîmes en nous-mêmes et chez les autres. Une certaine candeur nous est à jamais interdite15. »

Il est élu député le 21 octobre 1945. Un mois plus tard, le 21 novembre, il est ministre des Armées dans le gouvernement de Gaulle. Au fil des discours, il explique sa résistance. Ainsi, à l’inauguration de la plaque du collège de Périgueux rappelant la constitution du « premier noyau de la Résistance en Dordogne », autour de l’abbé Sigala, en novembre 1946 : « Beaucoup de catholiques ont activement participé à la libération de leur pays d’un occupant qui était, par surcroît, le messager d’un nouveau paganisme. » Le 23 avril 1948, il répond à Georges Hourdin qui, dans Le Monde, conteste la notion de civilisation chrétienne en rappelant que pour lui et pour d’autres, en 1940, la Résistance n’était pas « strictement patriotique » face au « racisme délirant ».

  • Une carrière politique au service de la paix

Michelet est un parlementaire actif qui s’intéresse à des sujets variés, mais surtout aux questions militaires ayant trait à l’honneur et au moral de l’armée (1947 et 1950), aux problèmes des cadres ; aux relations internationales : statut de la Ruhr, Pacte atlantique (1949), Indochine (1951)… Après avoir demandé conseil à de Gaulle, il signe le 22 novembre 1949 avec Louis Terrenoire et quatre autres députés une proposition de loi portant amnistie en faveur de personnes poursuivies pour collaboration et une autre pour mettre fin au régime de détention de Pétain. Le gouvernement Bidault ne donnera pas suite. Il rappelle en novembre 1950 qu’il ne faut pas semer la haine et « qu’il est bon que l’on sache qu’il est d’anciens déportés qui inclinent à la clémence, à la générosité au nom des traditions humaines et des traditions chrétiennes ». Ce long débat aboutira à une loi d’amnistie partielle le 5 janvier 1951.

Sénateur, il intervient à l’onu le 1er novembre 1954 dans le cadre de la première commission et rappelle l’échec de la Société des nations. Il conclut sur l’aspiration commune à la paix des cinq grandes religions et cite « la parole vénérable : Bienheureux les pacifiques ». Le 13 décembre, à la troisième commission, le témoin de l’univers concentrationnaire demande la condamnation de tout système de travail forcé à titre de sanction politique. Le 4 décembre 1956, il fait un discours particulièrement remarqué sur les réfugiés hongrois et précise : « Depuis quarante ans, mon pays n’a cessé d’accueillir des réfugiés politiques. » Il détaille les avantages reçus par ceux-ci : « Accès au travail, à la formation professionnelle, bénéfice des diverses lois d’assistance sociale, ce qui a représenté en 1955 une dépense d’un milliard de francs » ; il ose comparer l’univers concentrationnaire stalinien à Dachau. Le 12 décembre, la Russie est condamnée par l’Assemblée générale de l’onu16.

Pensant qu’un christianisme authentiquement humaniste, dans l’esprit de Maritain, peut inspirer les relations internationales, Michelet entre en contact avec deux associations au sein desquelles il va militer pour la paix et le développement : le Centre européen de documentation et d’information (cedi), et l’International Council of Christian Leadership (iccl ou icl), à vocation mondiale et œcuménique17.

En 1955, il publie Rue de la Liberté. De Gaulle souligne : « Quel témoignage chrétien porté victorieusement sur les pires attentats du paganisme ! » À ceux qui jugent, comme Pierre Daix, que Rue de la Liberté est trop apologétique, deux amis de Michelet expliquent : « Chacune de vos pages est lumineuse de christianisme », note le général Descour ; l’agnostique Léo Hamon, lui, reprend l’image de la lumière : « Votre foi y apparaît non seulement par tel épisode, mais […] surtout par la lumière qu’elle procure – cette qualité de cœur et d’esprit, entrevue puis reconnue chez tant d’amis des années sombres » et « il est entré dans l’âme de la France tant de christianisme qu’on ne peut aimer la France sans vivre la civilisation qui l’a imprégnée et a contribué à la faire ce qu’elle est ». Rue de la Liberté devient « le livre de la réconciliation » lorsqu’il est publié en Allemagne en 1960.

  • Réconcilier malgré la guerre d’Algérie

Le 22 juillet 1957, Michelet passe une nuit à Alger pour déposer au palais de justice en faveur de Pierre Coudre, ancien Résistant accusé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État pour avoir accueilli deux jeunes musulmans militants. Il note que « les musulmans sont toujours aux postes les plus subalternes au gouvernement général » et que les administrateurs sont découragés. Paul Teitgen, ancien de Dachau chargé des camps d’internement, se plaint « des arrestations effectuées par les parachutistes pour les motifs les plus vagues ». Dégoûté du travail qu’on lui fait faire, celui-ci a « le sentiment de jouer à Alger un rôle identique à celui tenu à Paris jadis par de Brinon »18. Il soutient Abdelkader Rahmani, ce lieutenant décoré de la Légion d’honneur qui avait écrit le 25 janvier 1957 une lettre au président René Coty, signée par cinquante-deux officiers algériens de l’armée française qui voulaient « rester fidèles à leur parole d’officier et à l’idéal d’amitié franco-algérienne. […] Nous sommes et pourrons être un lien solide entre nos deux peuples ». Or Rahmani et ses amis sont emprisonnés. Michelet lui rendra visite à Fresnes, ce qui suscitera la colère d’un journal d’extrême droite, Rivarol19.

Dans l’émission d’Étienne Lalou intitulée En direct. De la responsabilité, le ministre Michelet médite le 28 novembre 1958 sur « le pouvoir d’affecter par une décision prise à notre table de travail le cours de l’existence de tant d’hommes dont notre imagination ne peut suivre le destin. […] Une décision malencontreuse peut ruiner un petit exploitant agricole, condamner au chômage des ouvriers, condamner nos petits-enfants à ne pas avoir suffisamment de maîtres universitaires, désarmer la police ». « Pour moi qui suis chrétien, conclut-il, je demande à Dieu de soutenir ma faiblesse humaine afin qu’elle ne reste pas trop en deçà de ses hautes et accablantes responsabilités20. »

En décembre 1960, au moment où la situation en Algérie est particulièrement tendue du fait du voyage de De Gaulle à Alger, il prend part à une veillée de prières à Notre-Dame de Paris organisée par l’aumônier des étudiants de la Sorbonne, l’abbé Lustiger, avec François Mauriac et Georges Bidault. Après avoir rendu hommage à saint Louis, contemporain de la construction de la cathédrale, « qui sut dans la justice mettre un terme à une guerre fratricide », il demande qu’à l’imitation du frère de Foucauld « les chrétiens donnent à tous l’exemple de l’Amour ».

Michelet est naturellement hostile à la torture, « séquelle de la vérole nazie » – déclare-t-il le 12 mars 1959 –, mais il a peu de prise sur les policiers et les militaires qui la pratiquent21. Au début de 1960, son chef de cabinet, André Holleaux, fait un constat accablant : « Nous avons bonne conscience en répandant des lettres partout sur des sévices impunis, des procédures qui tournent court, mais gardons la tête froide : ce faisant, nous égratignons la surface. […] Je suis convaincu que ces choses atroces qui nous sont contées sont le fruit de la guerre et qu’il n’y a qu’une méthode pour les faire cesser, c’est de faire cesser la guerre22. »

Des enquêtes marquent l’opinion ; celle du cicr, qui ne masque rien de la réalité des sévices commis par les forces de l’ordre, est publiée dans le journal Le Monde du 5 janvier 1960 grâce à une « fuite » organisée avec l’accord de Michelet23. Il en est de même de celle de Rocard sur les camps de regroupement24. Ces rapports contribuent à faire évoluer l’opinion française en faveur de la négociation et de la paix.

Pour mieux instruire le procès de la torture, Michelet fait transférer en métropole deux affaires emblématiques, celles de Maurice Audin et de Djamila Boupacha25. S’il n’a pas réussi à faire condamner les tortionnaires, la circulaire gouvernementale du 20 juin 1960, proscrivant la coercition physique sur les personnes appréhendées, est appliquée par certains chefs de corps qui font confiance aux nouveaux procureurs militaires, des magistrats civils mobilisés26.

Au gouvernement, la bienveillance est-elle possible ? Après le putsch des généraux (21 avril 1961), le garde des Sceaux doit signifier par écrit au procureur général Besson la peine à requérir au nom du gouvernement. Il demande la peine de mort dans une lettre du 30 mai 1961. Nous savons aujourd’hui qu’avant d’être envoyée, cette lettre a été travaillée avec Michel Debré et retouchée par le Général dans le sens de la sévérité, mais sa dernière phrase laisse en fait le choix ouvert au procureur. Besson subit les pressions de Frey (Intérieur), Messmer (Armées) et Michelet (Justice) le dimanche 28 ; mais en le raccompagnant, Michelet lui dit qu’il est de cœur avec lui27. Dans son livre de mémoires, publié en 1973, Besson ne retient plus que les encouragements à requérir en toute liberté de conscience : « Quant à la lettre du 30 mai, elle était signée de M. Michelet, homme de grand cœur, aux qualités humaines proverbiales, qui m’avait encouragé à résister aux pressions dont j’avais été l’objet28. »

Michelet, écarté du gouvernement en août 1961, n’est plus responsable de ce qui se passe en Algérie, enfiévrée et ravagée pendant un an par les deux terrorismes opposés du fln et de l’oas. Nommé membre du Conseil constitutionnel le 20 février 1962, il peut prendre un peu de recul : « Ne pas oublier que nous sommes des arbitres, le contraire par conséquent de partisans29. » Il reste fidèle au message du père Maydieu : « Refuser tous les ponts coupés » et y « rétablir la circulation »30.

En 1963, Michelet préside l’Association France-Algérie, à la demande du Général, et agit pour sauver ce qui peut l’être du lien entre les deux peuples31. En juin 1964, l’association lance un appel en faveur de la bibliothèque universitaire d’Alger qu’il faut reconstituer par une souscription nationale après le crime commis par l’oas le 7 juin 1962. Les activités des deux associations sœurs France-Algérie et Algérie-France se complètent. Un bilan dressé en mai-juin 1965 signale la présence de douze mille enseignants et techniciens français en Algérie, dont un millier de militaires du contingent32.

  • Réconcilier l’Europe et le monde

Les rencontres décisives ont lieu dans le cadre de l’icl dès 1954 à Noordwijk avec Gerhard Schröder, ministre de la République fédérale d’Allemagne de 1953 à 1969. La mise en application du traité de l’Élysée de janvier 1963 doit beaucoup au réseau de relations animé par Michelet33.

Le rapprochement franco-allemand lui donne l’occasion de prononcer une série de discours officiels et sensibles à la fois. Il participe à la commémoration de l’attentat du 20 juillet 1944 en évoquant Dachau qui a d’abord accueilli des Allemands, puis toutes les nations européennes : « Chacun défendait des valeurs essentielles qui sont celles de l’Europe, mais nulle haine héréditaire ne nous animait à l’égard des Allemands. Ce sont ces valeurs que veulent défendre les Européens. »

Le 20 juillet 1964, le Bulletin de l’office de presse et d’information du gouvernement fédéral publie un de ses textes, particulièrement évocateur : « Le 20 juillet ne fut une victoire pour personne, mais il n’en a peut-être que plus de valeur. C’est le jour où nous avons vu briller une lumière, […] la première lumière à la fin d’un long tunnel qui brillait dans les yeux du camp de concentration allemand. […] Ce terrible sacrifice a été compris. La réalité qui a suivi cette épreuve inouïe, cette réalité, c’est l’Europe. C’est le nom que les jeunes qui nous suivent prononcent de la même façon que nous. Ce sont les successeurs de ceux qui ont connu l’Europe des camps de concentration qui en parlent maintenant. Ils discutent et se querellent presque pour des mots, pour savoir si l’Europe doit être intégrée ou si elle doit être une Europe des patries, si ce doit être une confédération ou une alliance. J’appelle cela des détails. […] L’Europe de demain vivra des impressions de ceux qui, au lendemain du 20 juillet, ont recommencé à respirer et à espérer. »

Le 2 août 1964, plusieurs milliers de catholiques français et allemands se rencontrent au Vieil-Armand autour des archevêques de Strasbourg et de Fribourg-en-Brisgau. Cinquante ans après le début de la Première Guerre mondiale et vingt-cinq après le commencement de la Seconde, Michelet exprime sa joie : « Ainsi s’achève enfin une inimitié que nos petits-enfants finiront par trouver ridicule. La vocation de nos deux peuples n’est plus de méconnaître la valeur de l’un et de l’autre mais de réaliser ensemble de grandes entreprises. » S’adressant à des catholiques, il rappelle les Béatitudes : « Bienheureux les doux car ils posséderont la terre ; Bienheureux les pacifiques car ils seront appelés enfants de Dieu. » Et il termine en évoquant « l’incomparable grandeur de l’eucharistie, sacrement de l’unité » qui va être célébrée. À Maria Laach, le 10 août 1965, il parle de l’Europe « comme d’une unité spirituelle et historique. […] Les jeunes participants comprirent à quelle profondeur s’enracinaient son action politique et sa conviction européenne quand ils virent le ministre participer simplement avec eux à l’eucharistie. Ils comprirent alors que l’un des éléments essentiels de la construction européenne était le christianisme »34.

Michelet travaille aussi à la réconciliation polono-allemande avec le Comité français des amis de la Pologne, présidé par Eugène Claudius-Petit. Le peuple polonais attendait de l’Allemagne la reconnaissance de sa frontière occidentale, la ligne Oder-Neisse. Il rencontre l’archevêque de Munich, le cardinal Döpfner, en avril 1964, mais ce dernier doit tenir compte des sentiments des catholiques allemands réfugiés des régions annexées ; l’évolution souhaitée par les Français ne se produira qu’au cours des années 1970.

Michelet s’investit toujours plus dans l’icl, dont il reste président de 1962 jusqu’à sa mort. Il y promeut la recherche de la paix et le développement du Tiers-Monde. Roger Schutz de Taizé l’annonce dans un message de juin 1964 à Bad Godesberg : « Un œcuménisme qui ne voudrait que la rencontre des chrétientés occidentales est voué à l’échec, tant notre habitude de considérer le chemin parcouru nous immobilise. […] Dieu nous donne aujourd’hui un moyen parmi d’autres : accomplir des gestes de solidarité avec le monde des pauvres, dans l’hémisphère sud et en Extrême-Orient, avec les pauvres du Christ qui crient jour et nuit leur détresse aux consciences trop épaisses des chrétiens d’Occident. Avec le président de l’icl, nous méditons actuellement sur le geste à accomplir. » Le mouvement des ong débute.

En 1969, Michelet répond à une demande de son ami le père Carré pour une enquête de Fêtes et Saisons qui a pour titre : « Pour vous qui est Jésus-Christ ? » « Jésus-Christ, c’est celui à qui je dois mon titre de chrétien. Un titre dont il convient de ne pas se montrer trop indigne. Ah ! Nous sommes loin des temps du triomphalisme ! Il ne s’agit plus, aujourd’hui, de proclamer que l’appartenance au Christ fait “notre gloire”. Mais, plus humblement, d’essayer de ne pas faire sourire de pitié ou d’indignation les hommes de bonne volonté qui attendent un témoignage vrai de ceux – imprudents ou téméraires – qui ont décidé de choisir Jésus-Christ comme modèle. Jésus-Christ, c’est donc pour moi l’unique modèle. Celui à qui on se réfère dans les pires moments de découragement, d’humiliation, de détresse, en se disant que c’est alors qu’on lui ressemble le plus. Celui, dirai-je en passant et sachant de quoi je parle, dont la présence réelle dans l’eucharistie a été ressentie par beaucoup en des circonstances exceptionnelles qu’il est impossible de traduire, […] celui dont ceux qui cherchent à l’imiter ne peuvent être que des reflets. L’un d’eux et des plus accomplis, le père de Foucauld, disait qu’il est “le maître de l’Impossible”. Ce qui me dispense d’en dire davantage puisque cela répond pratiquement à toutes les autres questions. »

Le 16 août 1970, à La Montjoie, près de Nérac, Michelet prononce un discours sur saint Louis, homme d’État : il le présente comme un anti Machiavel, « prudhomme » dans les conseils, grand dans l’adversité, proche du peuple, modéré dans la victoire, diplomate sachant mettre fin à la première guerre de Cent Ans. Et il reprend une phrase de Maritain : « La Chrétienté enseigne aux hommes que l’amour vaut plus que l’intelligence35. »

Juste avant sa mort en octobre, il reste ainsi fidèle aux valeurs de sa jeunesse qui font passer la défense de l’homme avant celle de l’obéissance au chef, et la protection des plus faibles avant le respect des procédures techniques et juridiques. Cette résistance dans et par la foi au conformisme mou, à l’ignorance païenne et à l’orgueil des vainqueurs repose sur un socle chrétien cultivé crise après crise et qui touche les non-chrétiens qui l’ont côtoyé. Cette capacité à rassembler ceux qui se sentent autres n’est pas seulement une posture d’homme politique calculateur, elle dit aussi le refus des dérives inhérentes à toute action politique, contingente par nature. Le refus de la barbarie et de l’injustice, la solidarité au nom de plus grand que soi n’ont rien perdu de leur actualité et restent cultivés dans la fraternité qui poursuit son action.

1 Brive, Centre Edmond-Michelet (cem), 3EM36, 38. Tiré de Charles Péguy, L’Argent suite, dans Cahiers, XIV, IX, 27 avril 1913. Œuvres en prose complètes III, Paris, Gallimard, 1992, « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 926-927.

2 Dirigé par Marc Sangnier, le Sillon était un mouvement chrétien qui se situait dans le courant lancé par Léon XIII et l’encyclique Rerum Novarum ; il pensait que le catholicisme pouvait se réconcilier avec le régime républicain et qu’il devait se tourner vers le peuple, notamment en multipliant les œuvres d’enseignement, d’assistance et d’entraide.

3 Michelet a été déclaré Juste par Yad Vashem en 1972. Voir François David, Visages de la Résistance au pays de Brive (Brive, Les Trois Épis, 1998, pp. 64-67), et Lucien Lazare, Le Livre des Justes (Paris, J.-C. Lattès, 1993).

4 Edmond Michelet, La Querelle de la fidélité, Paris, Fayard, 1971, p. 45.

5 Sur la Résistance : Jean Charbonnel, Edmond Michelet (Paris, Beauchesne, 1987, p. 48), et François David, Visages de la Résistance (op. cit., pp. 72-78 et 126-137).

6 Jacques Maritain, À travers le désastre, New York, 1941.

7 Michelet est président de la Ligue, du Centre de coordination des mouvements familiaux, de l’Union catholique des hommes à Brive et, surtout, en 1942, il préside le Groupement national des agents commerciaux agréés de l’alimentation.

8 Une plaque sur cette maison rappelle les Résistants qui l’ont fréquentée : Bertie Albrecht et Henri Frenay, Claude Bourdet et Hardy, Pierre Brossolette, Germaine Ribière...

9 Claude Gérard, in Prémices et essor de la Résistance, IVe colloque d’Aubazine, sos Éditions, p. 173.

10 Louis Terrenoire, Sursitaires de la mort lente, Paris, Seghers, 1976, pp. 27-28.

11 René Nicot, Les Anciens de Dachau (spécial 1970, p. 13) : « Mon bon Michelet : omniprésent, encourageant celui-ci, remontant le moral de celui-là, distribuant la nourriture qu’il pouvait organiser. »

12 Docteur Suire, Les Anciens de Dachau (janvier-mars 1971, p. 11) : « Une immense générosité, une totale compréhension, une insondable indulgence. »

13 Jacques Sommet, L’Honneur de la liberté (Paris, Le Centurion, 1987, pp. 85-88) : « Grâce aux compagnons efficaces qu’il a su recruter. » Edmond Michelet (op. cit., chap. 16), « De quelques seigneurs » (chap. 7-8, 15). Jean Kammerer, La Baraque des prêtres à Dachau (Brepols, 1995, p. 90).

14 L’expression est du père Jacques Sommet.

15 Edmond Michelet, op. cit., « Épilogue », p. 246. Voir aussi ce qu’il en dit vingt ans après dans le journal Libération : « Camp de concentration et humanisme ». Et l’interview réalisée par Pierre Bergé pour « Démocratie65 », 27 mai 1965, cem, 6EM93.

16 Par cinquante-cinq voix contre huit et treize abstentions. Son rapport final le montre sans illusion sur l’institution.

17 Jean-Dominique Durand et Nicole Lemaitre, « Michelet dans l’œcuménisme du xxe siècle », Edmond Michelet et l’Église, Arras, Presses de l’université d’Artois, 2014, pp. 101-112.

18 Edmond Michelet, « Le procès des chrétiens d’Algérie », Témoignage chrétien, 19 juillet 1957.

19 Rivarol, 1er février 1958. Finalement de Gaulle fera libérer Rahmani.

20 En direct. De la responsabilité, 28 novembre 1958. Le texte est en cem 4 em 165 ; la vidéo est sur le site de l’ina (ina.fr/video/CPF86609250/la-responsabilite-video.html).

21 Sur la position de De Gaulle, qui rejoint celle de Michelet, ou Anne et Pierre Rouanet, « Le général de Gaulle et la torture », Charles de Gaulle et la Justice, op. cit., pp. 245-262.

22 an 548 ap2, n° 2, archives André Holleaux, Réflexions-bilan-programme. Cette observation pessimiste est confirmée par les travaux de Raphaëlle Branche (La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001).

23 Guillaume Mouralis, « Le ministre de la Justice face à la guerre d’Algérie (1959-1961) », Edmond Michelet, homme d’État, Brive, Fraternité Edmond Michelet, 1999, p. 147.

24 Publié avec l’aide de Michelet dans Le Monde le 18 avril 1959. En Conseil des ministres, Michelet va également sauver la carrière du jeune inspecteur, comme le rappelle Rocard lui-même dans l’introduction à l’édition de son Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, éd. critique par Sylvie Thénault, Paris, Fayard, 2003.

25 Sylvie Thénault, « La justice vis-à-vis du fln, un enjeu politique », Charles de Gaulle et la Justice, Paris, Cujas, p. 237, qui cite le rapport de Maurice Patin du 5 juillet 1960 et Le Monde des 18 et 20 janvier 1962. André Holleaux, Notre Fidélité, 2e trimestre 1989, p. 6. Jean-Charles Deniau, La Vérité sur la mort de Maurice Audin, Paris, Éd. des Équateurs, 2014.

26 Service historique de l’armée de terre 1H1261/5. Lettre du Premier ministre à Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement en Algérie. André Holleaux, dans Edmond Michelet, ministre de la Justice, op. cit, signale une nette diminution des sévices dans les dernières années de la guerre d’Algérie par rapport au constat accablant fait au début de 1960.

27 Jean-Raymond Tournoux, Jamais dit, Paris, Plon, 1971, pp. 258-262.

28 Antonin Besson, Le Mythe de la justice, Paris, Plon, 1973, p. 418.

29 Léo Hamon, in Prémices et essor de la Résistance : Edmond Michelet, VIe colloque d’Aubazine, sos Éditions, pp. 216-217. Archives familiales, Edmond à Marie, 2 mars 1962.

30 Archives familiales, Edmond à Marie, 2 septembre1964, 16 juin 1964 et 21 octobre 1964.

31 Avec Germaine Tillion, Robert Buron et Jules Roy, André Postel-Vinay, Jean-Pierre Gonon et le poète Pierre Emmanuel. Sur cette histoire, voir l’étude d’Éric Kocher-Marbœuf, « Edmond Michelet et la réconciliation de la France et de l’Algérie indépendante » (Edmond Michelet, un chrétien en politique, Collège des Bernardins, 2011, pp. 149-169), qui contextualise les initiatives de Michelet et de France-Algérie.

32 Bulletin France-Algérie, mai-juin 1965.

33 Sur ce sujet voir les excellentes pages d’Étienne François, « Edmond Michelet et la réconciliation franco-allemande », dans Edmond Michelet, un chrétien en politique, op. cit., pp. 191-203.

34 XIXe semaine internationale de la jeunesse à l’abbaye de Maria Laach ; Michelet traite le sujet « Le dialogue européen : mes expériences européennes après mes expériences personnelles d’une vie politique en France et de la rencontre avec l’Allemagne ».

35 cem 4 em 858 et Marie-Cécile Robin, « Michelet, ministre des Affaires culturelles », mémoire de maîtrise, université Paris IV-Sorbonne, 1998.

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