N°37 | Les enfants et la guerre

Yann Andruétan

Au risque de la transmission

La transmission est un sujet complexe. Tout semble simple d’abord, peut-être parce que nous en avons tous fait l’expérience comme enfant puis comme adulte. La transmission est profondément humaine, même si elle n’est pas exclusive au genre humain, et ses enjeux familiaux, sociétaux et de prospective sont vertigineux. Car c’est un acte qui nous lie aux racines de notre humanité autant qu’au futur.

Transmettre est un acte dangereux qui ne doit pas être sous-estimé. Les maîtres ont la responsabilité de préparer leurs élèves à un avenir dont ils n’ont aucune idée. Le vertige que cela donne explique sans doute les raisons pour lesquelles on accorde autant d’importance au passé.

Les armées sont des lieux de transmission associant tous les modes : enseignement classique, transmission orale, mémoire seconde, modèle à suivre. Il est donc nécessaire de s’interroger sur la fonction de la transmission dans ses différentes dimensions.

  • Généalogie de la transmission

À l’origine, l’être humain n’est qu’un hominidé un peu plus futé que les autres que rien ne prédestinait à exercer une suprématie sur la biosphère. C’est un prédateur intermédiaire doué car maîtrisant certains savoir-faire comme la taille des pierres ou le feu, mais qui évolue sous la menace de prédateurs plus efficaces que lui. Il opère en groupes de plusieurs dizaines d’individus, mais cela ne le distingue pas d’autres grands mammifères sociaux a priori mieux armés que lui pour survivre. De plus, ses petits naissent relativement immatures, peu autonomes, et nécessitent une dépense d’énergie importante pour les emmener à l’âge adulte.

Alors pourquoi cette suprématie ? Une première réponse serait l’apparition du langage articulé qui permet d’échanger très rapidement des informations au sein du groupe. Pourtant, là encore, d’autres espèces font ça très bien sinon mieux ; les mammifères marins, par exemple, peuvent échanger sur des milliers de kilomètres. Les hommes communiquent, certes, ils parlent même beaucoup et souvent pour ne rien dire, ce que Heidegger appelle le bavardage (Gerede). Ludwig Wittgenstein, lui, y voit, avec un peu plus d’indulgence, des jeux permettant de synchroniser la communication entre individus (entamer une conversation en parlant du temps par exemple). Plus que le langage, c’est cette capacité à raconter des histoires qui est l’une des grandes révolutions de l’évolution humaine.

La narration s’appuie sur les capacités mnésiques des individus qui permettent d’évoquer le souvenir lorsque cela est nécessaire, mais également de le répéter. Se souvenir de la tactique utilisée il y a longtemps par un ancien pour tuer un mammouth ou que l’écorce de bouleau soulage la fièvre et la douleur est une véritable rupture dans l’évolution. Pour survivre, il faut accumuler des réserves d’énergie ; les êtres humains, eux, sont capables d’accumuler du savoir dans leur mémoire, de le transmettre à d’autres et, surtout, à la génération suivante. Or il est moins coûteux d’accumuler du savoir que de l’énergie.

Transmettre n’a rien d’original dans le vivant – la réplication de certaines protéines est l’une des formes les plus archaïques de transmission. Mais pour que cette transmission soit intéressante d’un point de vue évolutif, elle doit être en partie fondée sur le hasard. Certes la sélection sexuelle, c’est-à-dire le choix du partenaire, limite en partie le phénomène. La méiose, le phénomène en cause, est une loterie qui mélange les gènes, multipliant ainsi le nombre de combinaisons possibles. Nous sommes donc doublement des héritiers : héritiers d’histoires et héritiers de gènes.

  • Une histoire d’héritage
  • La transmission en héritage

Un phénomène nouveau a probablement permis d’assurer le succès de sapiens ; un phénomène qui, sur le plan de la transmission, a été décisif il y a de cela quelques dizaines de milliers d’années. L’amélioration de la qualité de vie a en effet fait émerger quelque chose d’unique : les grands-parents. Chez les mammifères, deux générations tout au plus coexistent ; chez les humains, la règle est plutôt trois, et cela dans la plupart des cultures. L’apparition de cette troisième génération a modifié en profondeur les structures sociales des groupes humains. Ainsi les parents pouvaient laisser les grands-parents s’occuper des enfants et profiter de plus de temps pour subvenir aux besoins du groupe. La famille ne s’organisait plus désormais sur un mode duel mais sur un mode ternaire, modifiant en profondeur les solidarités dans le groupe, et cela en profondeur.

Cette troisième génération ayant la charge de s’occuper des plus jeunes était celle qui devait leur transmettre son savoir : techniques, habitudes et récits en tout genre. Imaginons un vieil homme du néolithique racontant comment, enfant, il a échappé à la vigilance de ses parents caché au milieu d’un troupeau de moutons. À la génération suivante, dans le récit, les parents étaient remplacés par des personnes hostiles et quelques répétitions plus tard par des monstres, puis un monstre, un cyclope… Cette histoire, racontée par des milliers de générations successives au cours desquelles s’opéraient des variations et des dérives, mais toujours dans le but d’apprendre aux enfants le pouvoir de la ruse, devint l’épisode le plus fameux de l’Odyssée et se fixa dans la culture sous une forme définitive1. En faisant l’hypothèse que certains éléments présents dans les mythologies (qui sont les récits les plus anciens transmis) se comportaient comme des gènes, des chercheurs ont découvert qu’il existait probablement un certain nombre de « mythèmes » (des unités narratives élémentaires) presque universels – le mythe de la caverne, par exemple, se retrouve chez les Grecs et chez les Amérindiens. Le fait est déjà extraordinaire, mais ce qui l’est encore plus c’est d’imaginer la longue chaîne de transmission qui s’est établie jusqu’à nous.

Chaque être humain est héritier d’un capital de savoirs. Des savoirs qui vont bien au-delà d’injonctions à faire ou à ne pas faire certaines choses, ou de savoir-faire ou de connaissances techniques et scientifiques. Ils sont aussi les dépositaires d’une langue, d’habitudes, de rites, d’une culture. Chacun est l’héritier d’une mémoire seconde, celle de sa famille, de ses proches, qui est aussi importante que sa propre mémoire.

Pour bien comprendre l’importance de la transmission, il faut dépasser sa simple dimension cognitive. La transmission ordonne les sociétés humaines. Depuis le code de Hammurabi, la plupart des lois ont pour principale fonction, outre la fixation de barèmes de punition, de déterminer avec qui et selon quelles conditions les individus peuvent avoir des relations sexuelles entre eux, et qui hérite de quoi et en fonction de quel ordre – à Rome, la transmission du nom revêtait beaucoup plus d’importance que les liens du sang ; c’est ainsi que l’adoption était courante (Claude et Néron par exemple). On constate d’ailleurs que lorsqu’au cours de l’histoire ces lois ont été modifiées, cela a altéré les sociétés, suscitant parfois des oppositions violentes. La Révolution française et le Code Napoléon ont ainsi revu le droit de succession en introduisant l’idée que chaque enfant avait le droit à une part et que l’ordre de succession préservait les enfants avant les parents et surtout avant l’épouse (n’oublions pas que c’est une époque où les remariages étaient fréquents). Les débats récents et houleux autour du mariage homosexuel montrent bien que ces lois sont à la fois fondamentales et viscérales, car elles remettent en cause tous les rapports de transmission et de légitimité.

  • We don’t need no education2

Dans chaque héritage, s’il y a des biens à transmettre, il peut aussi y avoir des dettes. Le seul moyen de ne pas les honorer est de refuser l’intégralité dudit héritage. Ce reste du droit romain peut s’étendre à la plupart des situations de transmission. La génération des baby-boomers est un bon exemple. Sans essentialiser une somme d’individus dont les expériences sont très différentes, il existe chez eux une volonté de rupture avec la génération précédente, celle de la guerre, ou plutôt des guerres : la Première Guerre mondiale (le grand-père), la Seconde (le père), celle d’Algérie en France ou du Vietnam aux États-Unis (l’oncle). La génération 68 refuse l’héritage qu’on veut lui transmettre ; l’ancien combattant est raillé par les humoristes ; on ne veut plus entendre parler de roman national. Sous l’impulsion de la psychanalyse triomphante, il faut tuer le père et le maître3, les deux étant confondus.

C’est une époque où la transmission à travers l’éducation est assimilée à un dressage et à une forme de violence. Le film If de Lindsay Anderson, sorti sur les écrans en 1969 et Palme d’or à Cannes, décrit la violence des anciens sur les plus jeunes dans une Public School typiquement anglaise, les premiers ne faisant que reproduire ce qu’ils y avaient eux-mêmes subi. L’idée est que les maîtres (ceux qui transmettent le savoir) ne font que reproduire un ordre social, ce que Bourdieu conceptualisera dans les années 1970 et que les Pink Floyd illustreront dans leur célèbre chanson « Another Brick in the wall ».

Ce courant de 68 aboutit finalement à l’idée que l’on peut se passer de maître, d’un sujet supposé savoir, pour paraphraser le jargon de Jacques Lacan. On voit ainsi fleurir, principalement dans les pays anglo-saxons, une forme d’enseignement où l’élève choisit son rythme d’apprentissage, ses matières, l’adulte servant au mieux de guide. C’est l’expérience de Summerhill en Angleterre, école inspirée de la théorie libertaire, où les élèves gèrent leur temps et leur école, et où l’enseignant n’intervient que lorsqu’il est sollicité. Les idées y sont généreuses et ne visent rien moins qu’à transformer l’humanité par l’éducation, ce qui d’ailleurs conduit l’auteur à renvoyer les parents comme les pédagogues de l’époque dos-à-dos et à voir en eux des agents du totalitarisme.

Transmettre, c’est fonder l’humanité à venir et en cela les penseurs de 68 ont bien vu les choses. Le rapport aux femmes dans les générations qui suivent doit beaucoup à la façon dont il a été transmis. Mais il y a un aspect effrayant aussi dans cette idée : en balayant l’héritage, en faisant table rase du passé, pour reprendre une phrase célèbre de Mao, on peut transformer intégralement une société.

  • Damnatio memoriae

Dans la BD Bran Ruz parue en 1978, les auteurs, Auclair et Deschamps, imaginent que les envahisseurs bretons ont coupé la langue des natifs armoricains afin de faire disparaître leur culture. Ces derniers deviennent des serfs. Inspiré de la légende d’Ys, le scénariste Deschamps n’a pas caché qu’il s’agissait d’une métaphore de l’histoire de la Bretagne moderne4. Il faut donc s’attaquer à ceux qui transmettent, ce qui montre bien l’importance des maîtres, entendu dans un sens très large. En s’en prenant aux relais de la transmission, on éradique en effet toute possibilité de reproduction de l’ordre ancien.

D’autres États se sont livrés à la damnatio memoriae qui frappait les hommes publics coupables de lâcheté ou de forfaitures à Rome. Néanmoins, c’est en conservant précieusement leurs histoires que les peuples ont pu survivre et parfois renaître. Que resterait-il de la culture juive sans des générations de scribes qui ont transmis les textes sacrés ? Y aurait-il une Finlande si on n’avait pas redécouvert Le Kalevala, poème épique finnois composé au XIXe siècle ? Quelque chose peut donc survivre et échapper à l’anéantissement.

S’il n’est pas possible d’éradiquer, contrôlons. Les projets totalitaires comportent ainsi toujours un volet éducatif. Il leur faut contrôler la transmission à tous les niveaux. Contrôler le contenu tout d’abord, mais les maoïstes et leurs avatars khmers sont allés plus loin, jusqu’à considérer que l’on pouvait aussi se passer de parents, première chaîne de transmission. C’est au parti que revient alors la charge d’éduquer les enfants. La question est : qui transmet quoi et à qui ? La France, par exemple, contrôle les programmes scolaires et les enfants qui sont confiés à des écoles dites hors programmes le sont au risque d’être exclus du circuit habituel de l’éducation.

  • « Vos enfants ne vous appartiennent pas »5
  • Une table pas si rase

Les enfants sont-ils tous des Huckleberry Finn6 en puissance, des petits sauvageons qu’il faut dresser ? Jean-Pierre Vernant rappelle que chez les Grecs, les enfants étaient placés sous la protection d’Artémis jusqu’à l’éphébie, car ils étaient considérés comme des bêtes sauvages. Huckbleberry, lui, refuse la « sivilisation » ; il ne veut pas être éduqué. Pour autant, il n’est pas isolé : il a des amis, dont Tom Sawyer, et ses aventures semblent plutôt montrer qu’il est à la recherche d’un père qui lui a toujours fait défaut.

L’archétype de l’enfant refusant tout rapport à la transmission est Peter Pan. Il faut oublier la figure du faune facétieux du dessin animé de Disney. Le roman de James Matthew Barrie est terrifiant : les enfants perdus sont livrés à leurs passions et surtout à la violence ; aucun adulte n’est en position d’assurer le rôle de tuteur à l’exception de Nana… qui est un chien !

Au xiiie siècle, l’empereur Frédéric II, persuadé qu’il existait une langue naturelle, isola des nourrissons de tout langage ; ils recevaient tous les soins nécessaires de la part de leurs nourrices, mais celles-ci avaient interdiction de prononcer un seul mot. Tous dépérirent et certains moururent. Au xixe siècle, le cas de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, passionna la communauté scientifique à une époque où le débat entre la part de l’inné et celle de l’acquis était très vif. Il démontrait deux choses : la nécessité de l’éducation et la possibilité de rééduquer – les interprétations modernes font plutôt de Victor un attardé mental abandonné par ses parents. Néanmoins, ces cas, s’ils demeurent exceptionnels, ont suscité les mêmes conclusions dont Rudyard Kipling s’est d’ailleurs inspiré dans Le Livre de la jungle.

Ce qu’illustrent ces deux cas, c’est que toute transmission est sociale, et que le débat entre inné et acquis n’est pas pertinent. Le rapport de transmission, dont le langage est le medium, est fondamental dans le développement de l’enfant. Avant même de naître, celui-ci est imaginé, idéalisé. Certaines petites filles, par exemple, font le choix de métiers « masculins » parce qu’elles ont compris que leur père désirait un garçon. Les enfants se construisent par les interactions continues qu’ils entretiennent avec leurs proches et par le récit qu’ils construisent eux-mêmes en s’appropriant celui des autres.

Certains de nos souvenirs ne sont pas les nôtres. Ainsi je me souviens avoir vu passé l’armée du général Bourbaki allant se réfugier en Suisse car mon arrière-grand-mère, petite fille en 1870, avait raconté ce souvenir à ses petits-enfants qui l’avaient à leur tour transmis. Un souvenir qui a ressurgi le jour où un lieutenant instructeur interpella notre section en s’exclamant : « On n’est pas dans l’armée à Bourbaki ! »

Nous sommes donc faits de l’étoffe de nos souvenirs, mais pourtant ceux-ci ne nous appartiennent pas. Ils sont le fruit d’une reconstruction régulière réifiée par le récit d’autrui. La psychologie sociale a montré comment il était facile de suggérer des souvenirs à des enfants et même à des adultes. Cette question de la mémoire seconde a intéressé les psychologues dans les années 1960, au moment où sont devenus adultes les enfants des déportés.

  • The Sound of Silence

Les sociologues et les psychologues qui, à partir des années 1960 et de façon plus importante dans les années 1980 et 1990, ont étudié la génération des enfants de déportés montrent que l’histoire des parents est soit ignorée soit vécue comme un poids et suscite même de l’agressivité. Targowla, un psychiatre français qui s’est intéressé très tôt à ceux qui rentraient, remarqua le silence qui les touchait. Le syndrome qui porte son nom7 associe à ce mutisme une instabilité de l’humeur et des colères fréquentes. On peut faire la même remarque concernant les anciens d’Algérie. Pour les enfants de ces générations, l’héritage est celui du silence qui les retranche dans les faits de leurs parents.

Ces observations ont conduit certains à avancer l’idée d’une possible transmission du trauma psychique. La psychogénéalogie promeut l’idée d’un psychotrauma se transmettant sur plusieurs générations. Ce qui ferait de nous tous des traumatisés en puissance… Tout cela ne repose sur rien de vraiment scientifique. Néanmoins, comment un enfant peut-il se développer face au silence ou face à des explosions de violence incompréhensibles ? Seulement s’il trouve des figures parentales. Le livre de James Graham Ballard, Empire du soleil8, raconte comment l’auteur, enfant, est parvenu à survivre pendant quatre ans au sein d’un camp d’internement japonais en Chine grâce à plusieurs figures paternelles elles-mêmes antagonistes : le médecin (Ballard deviendra lui-même médecin) et l’ambigu ancien majordome qui le recueille et, d’une certaine façon, le protège.

Le trauma ne se transmet probablement pas9. En revanche, le poids du silence qui opère comme une empreinte en creux dans le récit parental oui. Ce qui est perçu par l’enfant, c’est le frôlement de la mort vécu par le ou les parents alors que, et particulièrement à l’adolescence, il est dans l’appel à la vie. Cet antagonisme ne peut que provoquer au mieux de l’indifférence, au pire du rejet. Combien de maîtresses de maison, petites filles pendant la Seconde Guerre mondiale, ont, adultes, fait des réserves de pâtes sous les moqueries de leur famille, notamment de leurs enfants ? Elles avaient souffert de la faim et cette faim était toujours présente…

Généralement, la transmission ne se fait qu’avec la troisième génération : la première se tait, la deuxième ignore et la troisième se souvient. Sans doute parce que le poids du silence et celui des émotions sont alors moindres, et que ce qui est transmis est donc d’une autre nature. La mise en intrigue des événements, la distanciation avec les émotions transforment une expérience trop présente en un récit entendable.

  • La tragédie des maîtres

Si les enfants ne sont pas des vases vides et que la transmission recèle une part de violence, a-t-on besoin de maîtres ? Bourdieu et la pensée soixante-huitarde auraient-ils raison : transmettre ne serait qu’une forme de reproduction d’un ordre social ? Il y a certes une part de vérité dans cette idée parce qu’en effet la transmission assure un minimum de cohésion sociale : en apprenant la même langue, nous partageons un début d’identité. Mais c’est oublier le nombre de personnes qui ont été transformées par des rencontres, l’attention particulière d’un maître, ou qui ont reçu un savoir précieux qu’ils ont conservé toute leur vie. Transmettre, ce n’est pas seulement reproduire. La biologie évolutive nous apprend que sans le hasard de la méiose d’abord, puis de la reproduction sexuée ensuite, il n’y aurait pas d’évolution possible et tous les êtres vivants ne seraient que des clones.

  • Le goût du vide

Comment et que transmettre si une part de ce qui est transmis est involontaire et si ce savoir sera peut-être obsolète ? Pendant mille ans, dans les universités de médecine, au premier rang desquelles Salerne et Montpellier, les professeurs ont enseigné le corpus d’Hippocrate ; il fallait par exemple connaître par cœur le livre des aphorismes. Et puisqu’Hippocrate et Galien avaient affirmé que les artères conduisaient de l’air, cette théorie était la seule apprise alors que les barbiers chirurgiens constataient le contraire. Mais ces derniers n’étaient pas diplômés, eux, et ne parlaient pas latin. L’un d’eux, Ambroise Paré, qui ne connaissait rien au latin mais qui avait une grande expérience du terrain (notamment des champs de bataille, ce qui fait de lui l’ancêtre des chirurgiens militaires), rédigea sa thèse en français vulgaire, contre l’avis de la Faculté10, ce qui assura sa notoriété (il était considéré comme l’un des plus grands médecins de son époque) et permit la diffusion de ses techniques de ligature des artères.

Il faut se méfier des savoirs fermés sur eux-mêmes. La psychanalyse, par exemple, se contente d’écrire et de commenter ses maîtres en considérant son savoir comme fini – pourtant, Darwin, pour qui Freud avait une grande admiration, n’a jamais considéré sa théorie comme acquise et close. À la fin du xixe siècle, le physicien Maxwell déclarait qu’il n’y avait plus rien à apprendre en physique, incitant même ses élèves à aller étudier la biologie ! Or quelques années plus tard, un physicien d’origine allemande, Albert Einstein, installé en Suisse, révolutionnait la discipline en concevant la théorie de la relativité. Un maître doit transmettre un savoir, mais peut être encore plus le goût du vide. À l’instar d’Einstein, de Bohr et de tous les pionniers de la physique, il faut s’interroger sur les interstices du savoir, sur les vides de la théorie qui semblent anecdotiques.

Au début du xxe siècle, la Chine des Qing a connu une crise du savoir et de la transmission. Le concours pour devenir fonctionnaire n’avait pas changé depuis l’époque des Ming (xvie siècle) et portait sur les classiques chinois, dont certains remontaient à l’Antiquité. Les mandarins continuaient à utiliser une langue surannée, élégante et riche certes, mais qui n’avait plus grand-chose à voir avec celle parlée par le peuple. Certains, progressistes, proposèrent de brûler les classiques pour repartir sur des bases nouvelles… Une proposition radicale dans les faits, mais à suivre peut-être symboliquement.

  • Faut-il tuer ses maîtres ?

Environ un tiers des militaires d’active ont au moins un de leurs parents militaire. Les armées représenteraient la branche de la fonction publique (avec l’Éducation nationale) où il y aurait le plus fort taux de reproduction familiale. Il n’est pas rare de croiser de véritables dynasties. Il existe sans doute dans ces familles une envie de transmettre un savoir, mais aussi une fonction, l’idée que les enfants assureront la continuité – c’est le cas également d’enfants de médecins qui se voient confier la mission de reprendre le cabinet familial.

J’ai déjà évoqué l’importance de figures, d’exemples et d’idéaux dans la construction de la personnalité des enfants qui vont piocher ici et là, trouvant chez certains modèles des exemples et chez d’autres des repoussoirs. Les exemples ne manquent pas. Mais dans les familles où il y a un héritage lourd, il existe au moins un enfant qui décide de ne pas suivre la voie des parents ou des grands-parents. Irène Joliot-Curie a poursuivi l’œuvre de sa mère de façon remarquable, obtenant même un prix Nobel avec son mari, et leurs enfants sont devenus eux-mêmes chercheurs11. Sa sœur, Ève, a quant à elle choisi le monde littéraire. Elle est devenue journaliste, correspondante de guerre et même infirmière pendant la campagne d’Italie. On retrouve chez elle la volonté de sa mère, un héritage, mais mise en œuvre en s’émancipant de cette figure écrasante, qui plus est associée à celle de sa sœur.

Être militaire, c’est être héritier d’une fonction, d’une responsabilité et d’une somme de savoirs et de connaissances. « Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus, nous y trouverons leur poussière/Et la trace de leurs vertus », chante-t-on dans le dernier couplet de La Marseillaise. Pour un tiers d’entre nous, comme je l’ai déjà montré, nous sommes héritiers d’une tradition familiale. Nous pourrions nous croire les gardiens de cet héritage. Les exemples exhumés de l’histoire montrent justement que si l’institution militaire doit accorder la plus grande attention à la transmission, elle doit elle aussi déboulonner les statues de certains maîtres. La critique n’exclut pas le respect.

Transmettre, c’est donc admettre un droit d’inventaire selon une formule demeurée célèbre. Le maître, le tuteur, doit accepter d’être symboliquement mis à mort. Transmettre un savoir comme une fonction, c’est mourir un peu, car il n’y a transmission que s’il y a finitude. Transmettre n’est pas reproduire. Certes les enfants représentent l’avenir, mais un futur où nous ne rentrerons pas, comme l’écrit Khalil Gibran dans Le Prophète. Paul Ricœur voyait dans la transmission une forme d’immortalité. En intégrant les souvenirs des autres, l’enseignement et le savoir dans notre récit personnel, dans notre identité narrative, nous intégrons une longue chaîne de transmission qui a peut-être commencé avec un berger qui racontait à ses petits-enfants comment il se dissimula au milieu de ses moutons…

1 Il s’agit bien évidemment d’une pure fiction, même si elle se fonde sur la théorie des mythèmes.

2 « We don’t need no education/We don’t need no thought control/No dark sarcasm in the classroom/Teachers leave them kids alone/Hey! Teachers! Leave them kids alone!/All in all it’s just another brick in the wall./All in all you’re just another brick in the wall », « Another Brick in the Wall » dans l’album The Wall de Pink Floyd, écrit et composé par Roger Waters.

3 Dans cet article, j’utilise les termes de maître, d’élève ou même de disciple. Il ne s’agit pas de me livrer à une apologie de l’éducation telle que l’on pouvait la pratiquer il y a encore quelques décennies. N’adhérant pas non plus au jargon pédagogiste cher à certains (qui devraient relire Adorno), je préfère ces termes qui désignent naturellement celui qui transmet et celui qui apprend.

4 Ce qui est quelque peu ironique puisque les Bretons actuels sont les envahisseurs décrits dans le roman graphique…

5 Extrait du Prophète de Khalil Gibran.

6 Les Aventures de Huckleberry Finn est un roman de l’Américain Mark Twain, paru à Londres en 1884. Le narrateur est un jeune garçon qui fuit la « sivilisation » en compagnie d’un esclave échappé. Il raconte leur errance sur un radeau descendant le Mississippi. Le regard ingénu que pose l’enfant sur les tares des civilisés rencontrés nourrit la satire virulente d’une société hypocrite, qui inverse les notions de bien et de mal.

7 Variété de névrose traumatique de guerre se caractérisant par des accès d’exaltation de la mémoire (hypermnésie) de type émotionnel survenant tardivement sous forme de réminiscences (rappels à la mémoire d’un ou de plusieurs souvenirs traumatisants).

8 Adapté au cinéma par Steven Spielberg en 1988 avec notamment Christian Bale et John Malkovich.

9 Je suis prudent sur cette question, car certaines études montreraient une possible transmission épigénétique dans le cas de stress intense et prolongé, ce qui d’un point de vue évolutif est cohérent.

10 Ambroise Paré pratiqua l’autopsie de Charles IX, mais sous le contrôle des médecins de l’Université.

11 Délice de psychiatre : la petite-fille de Marie Curie, Hélène Joliot-Curie, épousera le petit-fils de Paul Langevin, ce dernier ayant eu une aventure ayant fait scandale à l’époque avec la célèbre physicienne.

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