N°37 | Les enfants et la guerre

Émilien Frey

Tout chef a été un enfant

« L’homme sait tout depuis qu’il est tout petit »

Françoise Dolto

« Tout est joué dès l’enfance, nous demeurons éternellement l’enfant que nous avons été »

François Mauriac

Tout le monde souffre de la guerre. Mais les enfants, êtres tributaires des adultes et impuissants à imposer une volonté, sont les premiers pour qui les combats portent l’enjeu de l’existence. Ainsi, selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (unicef) créé en 1946, ils ne seraient pas moins de deux cent cinquante mille1 à être contraints de porter les armes, et entre huit et dix mille à être tués ou blessés chaque année par des mines ou des armes à dispersion. Orphelins, souffrant de malnutrition ou de déscolarisation, près de deux millions sont morts ces dix dernières années, toutes causes confondues. Le bilan est tout autant sordide qu’affligeant. La guerre porterait donc dans ses gènes la brutalité et l’horreur de la négation du droit des enfants à l’insouciance au travers des affres que la guerre leur inflige.

Comment comprendre alors la glorification de l’enfance militaire imagée avec l’histoire de Joseph Bara, tué lors des guerres de Vendée, ou celle de Frolut, dit Bilboquet, le petit tambour ? Cette puissance de l’image de l’enfant dans les combats se comprend en fait au travers de la charge émotionnelle décuplée du sacrifice. Don ultime de soi, celui-ci apparaît comme l’exaltation d’une société qui, dépassant l’intérêt individuel, va jusqu’à offrir son bien le plus précieux : sa jeunesse.

L’enfant et la guerre. Au-delà de la violence induite par la juxtaposition de ces termes, il apparaît incontournable d’étudier l’appréhension de la confrontation de celui-là à celle-ci. En 1941, alors qu’approche Noël, le général de Gaulle décide de s’adresser directement aux jeunes Français pour leur présenter le conte national qui justifie à lui seul les souffrances supportées : « Il y avait une fois : la France ! Les nations, vous savez, sont comme ces dames, plus ou moins belles, bonnes et braves. Eh bien, parmi mesdames les nations, aucune n’a jamais été plus belle ni plus brave que notre dame la France. Chers enfants de France, vous recevrez bientôt une visite, la visite de la Victoire. Ah ! Comme elle sera belle, vous verrez ! » Tout semble désormais dit, mais tout est en fait écrit depuis bien longtemps par cet homme d’État qui est persuadé depuis sa propre jeunesse que le métier des armes est le seul qui lui permettra de vivre complètement son existence. Ainsi, en 1908, à dix-huit ans, il écrit dans un poème2 : « Quand je devrai mourir, j’aimerais que ce soit sur un champ de bataille. » Or ces quelques lignes ne sont pas le fait d’un suicidaire. Quels ressorts peuvent pousser ainsi à concevoir sa propre fin un jeune homme dont l’âge est plus aux rêveries ou à une certaine douceur de l’enfance s’éteignant ?

Cette question est particulièrement difficile car elle porte en elle l’essence d’un antagonisme reconnu et impossible à concilier entre guerre et enfance. Pour tenter de saisir l’étendue de cette interrogation, il faut, à mon sens, comprendre que la guerre n’est pas cruelle de nature, mais que ce sont ceux qui la font qui le sont par choix, par volonté de donner une réalité à leur passion destructrice, à leur désir d’agir sans la retenue de l’être responsable conscient de son devoir de conduite de la violence collective. La guerre est donc terrible, mais elle possède un attrait indéniable pour ceux qui, parfois dès l’enfance, s’adonnent à des jeux où le combat et la rivalité tiennent des places centrales.

Le chef est celui qui vit la guerre et qui la conduit. Qu’est-ce alors que l’enfance d’un chef ? C’est par cette expression que bon nombre d’essais, notamment audiovisuels, annoncent vouloir aborder la jeunesse de ces hommes et femmes dont la vie a rencontré l’Histoire. Citons quelques documentaires récents et titrés selon le rythme dual présentant l’identité du personnage suivi de L’Enfance d’un chef : Boris Elstine (2001), Fidel Castro (2004), Margaret Thatcher (2006), Deng Xiaoping (2007), Juan Carlos (2008), Ronald Reagan (2010)… Mais l’histoire romancée à hauteur d’homme n’échappe pas à ce questionnement. Nous pensons par exemple au film Himalaya. L’enfance d’un chef (2001) ou à la nouvelle de Jean-Paul Sartre L’Enfance d’un chef, publiée en 1939 dans le recueil Le Mur, qui s’intéresse aux éléments moteurs qui dépassent l’individu et qui font de lui un leader de nature, de droit ou par ambition.

La guerre agit en fait comme un aimant, une sorte de catalyseur de passions où tout est lisible sous le prisme de l’enjeu. Le combat des jeux et du sport occupe l’enfance, celui des armes anime le monde des hommes. N’oublions alors jamais que tout guerrier, tout chef, a d’abord été un enfant.

  • L’enfance d’un chef : entre agressivité canalisée
    et rites de passage
  • Appréhender la combativité

Dans le chapitre « Nous mourons parce que nous vivons »3, Françoise Dolto raconte comment elle est interrogée par son fils qui s’inquiète de la réalité du danger atomique et du risque de mort induit. Au travers de sa réponse, elle fait comprendre qu’il n’y a pas de souffrance immédiate chez l’enfant car ce dernier vit dans le présent, dans l’importance d’un instant où l’actualisation d’un futur proche est imaginable. Elle ajoute qu’il « est important de ne jamais priver un enfant de la nouvelle de cette mort, […] ne pas le lui dire, c’est […] l’exclure de la communauté des êtres parlants »4. L’idée selon laquelle la guerre et la peur de la mort qu’elle provoque peut contraindre l’enfance est définitivement remise en cause au travers de la parole rassurante d’une mère à son fils : « Nous mourrons quand nous aurons fini de vivre5. »

Cet axiome établi, il convient de concevoir l’une des principales caractéristiques de l’enfance masculine : l’agressivité. Toujours selon Françoise Dolto, « la combativité est une qualité sociale, une marque de virilité […] éduquée »6 d’un « enfant qui est le père de l’homme »7. L’action du guide, de la figure tutélaire expérimentée et sage, doit intervenir afin de donner les vecteurs bénéfiques de l’expression de cette virilité naissante qui commence à s’exprimer ouvertement vers l’âge de sept ans. Comme un écho, une transcription opportune, l’enfance de George S. Patton corrobore cet état. Dans la biographie qu’il lui consacre, Benoît Rondeau explique en effet que son père organisait des « jeux de guerre » qui ont permis au futur général de canaliser ses passions, de construire son identité.

  • Éduquer le jeune guerrier

Dans la Sparte antique, l’éducation (agoge) des jeunes garçons débutait à l’âge de sept ans. Obligatoire, collective et organisée par la Cité, elle reposait sur une transmission encadrante entre l’enfant et un magistrat (paidonomos) qui était le garant non seulement de l’instruction (lecture, écriture, chant), mais aussi de l’apprentissage des arts militaires et du maniement des armes, mais encore de l’ouverture de la conscience individuelle au bien commun de la Cité. Une transmission normée de la rigueur, de la discipline et de la pudeur (aidos) au travers d’un processus se nourrissant de l’émulation de la compétition8.

La Chrétienté médiévale a développé un système assez similaire, qui devait faire du jeune garçon un guerrier tout aussi éduqué et ouvert sur son époque. Retiré à sa famille à l’âge de sept ans, le futur chevalier débutait son apprentissage comme « galopin » en nettoyant les écuries. À douze ans environ, il devenait « page » et commençait à s’occuper des chevaux, apprenait à les monter et à chasser, et servait la dame de son seigneur et parrain. Au bout de deux ans, il accompagnait celui-ci à la guerre et lors des tournois comme « écuyer ». Enfin, âgé d’une petite vingtaine d’années, il était adoubé lors d’une cérémonie codifiée. Il est tout particulièrement intéressant de constater que cet apprentissage recouvre presque exactement celui du processus d’apprentissage français actuel avec un diplôme en lieu et place de l’adoubement : école élémentaire à six ans, collège à onze, lycée à quinze et baccalauréat à dix-huit. Constatons également que c’est à ce même âge de dix-huit ans qu’est concédée la majorité consacrant l’entrée légale dans l’âge adulte.

Cette entrée dans le monde des adultes a souvent été l’objet de rites de passage. C’est la cryptie à Sparte ou la Seijin shiki au Japon. L’instruction fondée sur la formation guerrière a donc été longtemps considérée comme le meilleur vecteur de l’ouverture au groupe des adultes au travers d’une forme de sortie par le haut d’une enfance construite par une préparation de l’individu aux affrontements du monde des adultes, et une acceptation sociale et individuelle de l’existence de la guerre et du bien commun transcendant l’intérêt personnel.

  • L’enfance d’un chef : entre prédestination et ambition
  • La transmission

Dans Les Vies des hommes illustres, Plutarque note que le jeune Alexandre de Macédoine était mû par un caractère « impétueux et véhément en toutes choses »9 et loue l’instruction de qualité que lui a dispensée Aristote : sciences morales, politiques, médicales et spéculatives. La transmission d’un devenir plus grand, de l’appartenance à une lignée d’hommes caractérisés par une vie spécifique et illustre, possède une charge émotionnelle lourde de sens pour la construction de l’identité de l’enfant et favorise une forme de reconduction sociale de vocation. George S. Patton, nourri des récits guerriers paternels et maternels, décide ainsi à seulement seize ans de devenir soldat. « Ce sont ces faits qui m’ont toujours inspiré », déclare-t-il lorsqu’il jette un regard sur sa juvénile vocation.

La transmission des valeurs s’impose à l’homme par tradition, comme nous venons de le voir, ou par nature et naissance. Il en est ainsi du destin du jeune Louis XIV. Dès son plus jeune âge, celui-ci est en effet confronté aux pires dangers des luttes de pouvoir lors des Frondes, notamment celle des princes, qui combattent Mazarin. Le 8 février 1651, alors qu’il n’est encore qu’un enfant d’à peine douze ans, il est contraint de fuir le Louvre pour se réfugier au château de Saint-Germain-en-Laye. Profondément marqué par cette opposition ouverte et brutale, mais loin d’être atterré, il débute une formation militaire auprès d’Henri de Turenne dès son sacre à Reims le 7 juin 1654. Ainsi, en 1658, il est présent à la bataille des Dunes. À dix-neuf ans, il a déjà vécu quatre années de guerre auprès de ses hommes qu’il conduira dans les nombreuses années de conflit émaillant son règne. Chef de naissance et de lignée, chef ayant un temps fui devant une redoutable menace, il réalise sa formation sous les armes et semble embrasser une forme de destinée.

  • L’ambition

Plutarque explique que le jeune Alexandre était pétri d’une immense ambition qui s’exprimait dans les propos qu’il tenait à ses camarades alors qu’il n’était encore qu’un tout jeune homme : « Mon père prendra tout, enfants, et ne me laissera rien de beau ni de magnifique à faire et à conquérir avec vous10. »

L’ambition est cette force qui pousse certains hommes à se distinguer et à espérer un avenir hors des conditions établies. Lorsque cette ambition rencontre le talent, tout devient alors possible. Cette opportunité a très longtemps été quasi inatteignable sous l’Ancien Régime par le jeu savant des charges d’officier, et ce malgré quelques exceptions comme la carrière des frères Jean et Gaspard Bureau (xve siècle), pères de l’artillerie. Tout change avec la Révolution et l’occasion qu’elle donne aux caractères impétueux que rien ne prédestinait au métier des armes et qui peuvent désormais devenir généraux ou maréchaux : Joachim Murat fils d’aubergiste, André Masséna orphelin d’un commerçant, Jean-Baptiste Bernadotte fils d’un procureur, ou bien encore François Séverin Marceau fils du procureur au baillage de Chartres qui, engagé à seize ans, général à seulement vingt-quatre, est tué trois ans plus tard. La Révolution a changé la donne sociale et permis l’émergence de nouveaux profils de chefs militaires dont le mérite face au feu de l’ennemi préside désormais à l’avancement. Mais la prudence doit bien entendu nous faire remarquer que ce tournant ne modifie pas totalement la structure du corps des officiers et que la reconduction sociale des élites perdure.

Selon le maréchal Lyautey, un retournement primordial intervient à la fin du xixe siècle. Dans Le Rôle social de l’officier, il analyse très finement les raisons de l’engagement des jeunes officiers et déclare qu’il faut prévenir ces derniers que « s’ils ont placé leur idéal dans une carrière de guerres et d’aventures, ce n’est pas chez nous qu’il faut poursuivre ». Vocation, oui. Ambition, aussi. Rêveries héroïques, assurément non. Il développe son propos en donnant les motivations premières des officiers de son temps pour qui « les préventions d’une fraction notable des classes éclairées contre le régime politique ont rejeté dans l’armée beaucoup des éléments où se recrutaient ces carrières de choix11. […] Nombre de jeunes gens […] préfèrent accomplir leur temps de service plutôt comme officiers que comme simples soldats. […] Dans un ordre plus élevé, la surexcitation du patriotisme, après le coup de foudre de 1870, et le sentiment général que, dans la guerre à venir, ce sont les destinées mêmes du pays qui se joueront, ont, de toute évidence, déterminé bien des vocations militaires dans des milieux où elles ne se seraient pas déclarées jadis. […] Le développement […] des études dans l’armée y attire des esprits désireux d’occupations intellectuelles »12. En définitive, dans ce texte à l’immense retentissement, Lyautey observe un glissement de la passion héroïque vers une ambition raisonnée. Une forme de maturité de l’engagement.

Mais rien n’est immuable et force est de constater que l’ambition de la jeunesse, l’aspiration à une vie littéralement hors normes, une forme d’aventurisme décrié par Lyautey existent toujours. Dans La 317e Section, roman publié en 1963 et adapté au cinéma en 1964 sous la forme d’un film dont le réalisme tend au documentaire, Pierre Schoendoerffer place le lecteur puis le spectateur au centre de l’histoire retraçant la relation de commandement entre un jeune chef et son adjoint expérimenté au cœur de la guerre d’Indochine. Le livre comme le film, récompensé par le prix du scénario à Cannes en 1965, ont bercé l’enfance et l’adolescence de bien des officiers, et suscité de très nombreuses vocations. En définitive, l’enfant qui rêve d’une vie riche et remplie peut trouver dans le métier des armes un moyen d’atteindre cet idéal d’un engagement raisonné et sereinement accepté afin de faire vivre la société dans une armée formée à son image.

  • En guise de conclusion

Tout enfant porte une forme de combativité en lui. Il est donc nécessaire de lui transmettre les cadres structurant sa pensée et lui permettant de devenir homme. La jeunesse du soldat n’échappe pas à cette règle. Nourri par les valeurs sociales, parfois dans le souvenir de vies héroïques, familiales ou non, le jeune chef est construit par une éducation qui oriente, une instruction qui élève par la présentation du succès qui donne corps à l’ambition en lui donnant un sens vertueux. L’homme a en effet besoin de plus que les simples contingences immédiates pour satisfaire son besoin d’aventure, sa nature d’explorateur et son caractère combatif.

Quand certains disent que rien ne prépare à la dureté de l’exercice d’une autorité, rien n’est moins vrai. En fait, tout concourt à cet instant crucial de la décision, toute l’expérience d’une vie se réalise dans un devenir, dans l’ambition d’un futur : le chef est déjà là, mais il ne le sait peut-être pas encore même s’il en a bien souvent une forme d’intime conviction.

La formation des jeunes officiers n’échappe pas à cette règle et s’exprime alors sous la forme d’une vocation parfois précoce, parfois issue d’une rencontre entre un jeune adulte et son histoire. Sa formation s’inscrira alors dans une tradition séculaire fondée sur le dépassement de soi, l’expression physique de son énergie, l’apprentissage de la guerre, l’instruction favorisant l’ouverture d’esprit et renforçant les capacités cognitives, tout cela conforté par l’éducation au comportement militaire qui permettra à l’enfant de doucement et sereinement s’effacer au profit d’un jeune chef épanoui et serein. C’est donc le développement du chef dans l’alliance du besoin d’histoire avec l’exigence de modernité d’un homme ouvert sur son époque. En somme, le passage de l’enfance au monde des adultes.

1 À titre d’exemple, des centaines de « lionceaux du califat » ont été embrigadés par Daech afin de créer des combattants désinhibés et porteurs de la pérennité du système. La même chose fut mise en place en Allemagne entre 1926 et 1945 avec l’organisation paramilitaire Hitlerjugend (Jeunesses hitlériennes).

2 Ces vers sont signés du pseudonyme Charles de Lugale.

3 F. Dolto, Lorsque l’enfant paraît, tome I, Paris, Le Seuil, 1977.

4 Ibid., p. 98.

5 Ibid., p. 98.

6 Ibid., p. 165.

7 Ibid., p. 188.

8 E. Lévy, Sparte. Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2003.

9 Plutarque, Les Vies des hommes illustres, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 326.

10 Ibid., p. 12.

11 Il s’agit de la diplomatie, de la magistrature, de l’administration ou bien encore du Conseil d’État.

12 H. Lyautey, Le Rôle social de l’officier [1891], Paris, Bartillat, 2003, pp. 56-58.

Au risque de la transmission... | Y. Andruétan
J.-C. Martin | Bara, du héros de papier à l’e...