N°38 | Et le sexe ?

Matthieu Debas
Du sabre à l’esprit
Arts martiaux et arts de la guerre
Levallois-Perret, Éditions JPO, 2017
Matthieu Debas, Du sabre à l’esprit, Éditions JPO

La haute technologie (précision garantie, performance assurée) a toute notre confiance. Mais il faut prendre conscience que cette confiance est aussi un danger ce que traduit la vigilance critique des chercheurs. Or un soldat-philosophe, Matthieu Debas, porte loin l’analyse en se demandant si la technologie de pointe ne nous trompe pas sur... son efficacité. L’efficacité, condition centrale du pouvoir d’agir militaire, doit évidemment être assurée, mais elle le sera à la condition qu’en soient ressaisies les composantes physiques, mentales, culturelles, morales et spirituelles. L’originalité de la réflexion est de croiser les ressources d’une haute formation militaire, d’une pratique accomplie des arts martiaux et d’une mise en application de connaissances philosophiques mûries. L’écriture, fluide, suit le rythme éclairant de la pensée, laquelle n’impose pas une théorie, mais provoque une inspiration à la réflexion.

« L’aptitude à l’efficacité » est condition de l’efficacité. Ce terme, qui traduit le concept aristotélicien de « prudence » (savoir décider face à l’imprévisible), trouve en Henri Bergson sa condition de possibilité : l’intuition est la capacité de saisir le réel dans sa mouvante complexité. L’audace de l’auteur est de rapprocher l’intuition (comme aptitude à voir les choses de l’intérieur) de la manière orientale de pénétrer mentalement l’objet et de « devenir » l’objet pour atteindre le but (le peindre, le comprendre ou le vaincre). Telle est l’intuition qui est au départ de la réflexion : l’efficacité véritable est à long terme ; c’est une affaire mentale et spirituelle. Elle ne consiste pas dans la domination des faits par une représentation mathématique, abstraite et théorique du réel, car soumettre la diversité incommensurable des événements, des volontés, des opinions, des incertitudes et des hasards à une théorie empêche de voir la réalité sur laquelle on doit agir. Dans les arts martiaux comme dans l’art militaire, l’efficacité résulte d’une sagesse faite d’un long entraînement dont l’effet est d’incorporer l’intelligence dans les aptitudes du corps, individuel ou collectif.

Cette intuition s’exprime philosophiquement, mais elle s’exerce dans la guerre. Son application militaire touche aux domaines les plus sensibles de l’actualité de l’armement : drones, robots, armes engendrées par les recherches en intelligence artificielle. Ce qui s’impose dans la vie quotidienne (en matière de chirurgie, de formation, de domotique...) s’installe aussi dans les champs de bataille, les techniques de pointe étant réputées moins coûteuses, plus agiles et plus précises. Mais l’ouvrage entend nous délivrer d’une illusion qui menace les démocraties d’aveuglement : l’illusion de croire la technique efficace. En vérité, c’est la croyance en l’efficacité de la technique qui fait oublier la réalité des faits, avec les risques économiques et militaires que cela entraîne. Car les conflits restent des affrontements entre volontés, lesquelles cherchent à rendre imprévisible la mobilité de leurs initiatives, de sorte que le génie militaire doit demeurer fidèle à lui-même, une puissance de l’esprit qui sait voir, comprendre, unir et décider. « La maîtrise », thème qui est le fil conducteur de l’ouvrage, n’est pas ce qui domine et écrase, mais le talent de mettre la technique au service de l’esprit pour atteindre le but. L’efficacité n’est pas le résultat (technique) de l’action, mais ce qui le rend (moralement) possible : quand une volonté affronte une autre volonté, elle ne peut espérer la vaincre que par l’intermédiaire des forces de son esprit.

On peut juger cet ouvrage trop inspiré par une pratique des arts martiaux qui survalorise le rôle de l’esprit, de la sagesse et de la méditation au regard d’un occidentalisme depuis longtemps converti, ou asservi, au pouvoir de la technique. Mais une réflexion s’impose après sa lecture : si les démocraties entendent faire des guerres, sinon « justes » du moins justifiées par leurs valeurs, peuvent-elles se borner à résumer ces valeurs dans une pure et simple domination technique ? La complexité des situations, leur changement de signification au cours des temps de l’adversité réclament aussi une manifestation claire du sens escompté d’une victoire : force aveugle et brutale éliminant les problèmes ou bien force animée d’esprit capables de donner sens à la construction de l’avenir des vaincus comme à celui des vainqueurs ?


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