N°41 | L'allié

Laurent Luisetti  Julien Viant

Influencer son allié

« La véritable puissance, dans ce monde, ce n’est pas l’autorité, c’est l’influence »

Alexandre Vinet (L’Indifférentisme religieux, 1833)

Londres, le 28 juin 1940 au soir, Winston Churchill annonce que « le gouvernement de Sa Majesté reconnaît le général de Gaulle comme le chef en ce pays de tous les Français libres qui, où qu’ils soient, se rallient à lui pour soutenir la cause alliée »1. Une reconnaissance mettant fin à dix jours particulièrement difficiles pour le Général, qui n’a reçu de réponse ni des hauts cadres et dirigeants civils ni des chefs militaires français depuis son appel du 18 juin, et qui sait les oppositions farouches de certains d’entre eux à son initiative. Churchill aurait eu cette autre phrase célèbre : « Puisque vous êtes tout seul, je vous reconnais tout seul. » Or c’est bien ce soutien, point de départ des ralliements progressifs2, qui va permettre que l’action de De Gaulle inscrive la participation de la France libre à la victoire finale. Mais comment celui-ci a-t-il œuvré pour obtenir cette reconnaissance dans de telles conditions, pour que le Premier ministre britannique prenne un tel risque vis-à-vis du gouvernement français officiel délocalisé à Bordeaux et toujours légitime ?

  • De l’importance d’influencer l’allié.
    Analyse d’un fait historique déterminant

Alors que de Gaulle était dans un rapport du faible au fort, que les Français ayant rallié l’Angleterre étaient en déshérence, prêts à intégrer l’armée britannique, et que Churchill avait la possibilité de démembrer l’Empire français après sa défaite face à l’Allemagne, les valeurs portées par le Général, son attitude et sa détermination ont convaincu le Britannique de laisser celui-ci agir au nom d’une certaine France, celle qu’il respectait.

Parmi les éléments ayant conduit Churchill à prendre une telle décision, la farouche volonté du Général de ne pas céder face à l’avènement de l’hégémonie nazie en Europe, celle de respecter les engagements pris par la France dans les accords entre les gouvernements alliés avant le début de la guerre et que les termes de l’armistice rompaient unilatéralement3, et sa détermination à reconnaître un « Comité national français provisoire représentant les éléments indépendants résolus à poursuivre la lutte contre l’ennemi commun », en promettant son aide « à tout mouvement et toute action de Français qui travaillera à la défaite de la barbarie nazie germanique »4. Dans de telles circonstances, voir cet homme réputé indomptable refuser d’accepter le déshonneur des conditions de l’armistice lui a fait ressentir chez de Gaulle une véritable puissance d’action à la hauteur de ses idées. D’autant que ce général français, bien qu’isolé sur l’instant, portait la vision du caractère mondial du conflit, avec un réservoir de ressources pour continuer le combat, et l’espoir à terme de vaincre.

Churchill avait perçu dans l’homme la force morale pouvant rallier les volontés, car ce dernier affirmait vouloir incarner la nation française tout entière – de Gaulle dira à René Cassin venu le retrouver à Londres et inquiet de son isolement : « Il est bien entendu que nous ne sommes pas des soldats français formant une légion étrangère dans l’armée britannique. Nous sommes l’armée française. Nous sommes la France. » Et il avait aussi conscience que le chef militaire détenait un potentiel matériel pouvant ramener à lui des forces éparpillées, ne cédant rien au régime de Bordeaux malgré les dangers. Par son attitude, de Gaulle était donc parvenu à transformer le rapport jusque-là du faible au fort en une relation symbolique d’égal à égal autour d’un projet commun et de valeurs partagées.

Churchill conclura cette séquence en assurant qu’il s’engagerait « à rétablir intégralement, lors de la victoire alliée, la France dans sa grandeur et son indépendance », apportant définitivement à de Gaulle la légitimité dont il avait besoin pour agir. Le Général n’eut ensuite de cesse de tout mettre en œuvre pour peser dans sa relation avec ses interlocuteurs, ayant toujours en point de mire l’intérêt supérieur de la France afin d’arriver à sa libération, à la victoire finale et, surtout, à lui redonner son rang sur la scène internationale.

Que de leçons et de techniques utiles à l’action le décideur politique et le chef militaire peuvent tirer d’un tel comportement ! Dans un numéro récent de la revue Stratégique5, le comité « Penser autrement » de la 23e promotion de l’École de guerre s’est penché sur la notion de « technique », au sens noble du terme, fondement de comportements permettant de convaincre, voire de persuader, en vue d’obtenir les inflexions d’alliés vers l’objectif désiré. À partir de cette remise en perspective historique et inspirante, assumons le prérequis qu’influencer l’allié est un impératif pour vaincre.

  • De la légitimité et de l’efficacité de l’influence

Il s’agit bien ici d’affirmer que l’élaboration d’une stratégie impose de mobiliser tous les moyens à disposition pour atteindre l’état final recherché, dont l’influence. Définie comme une action, généralement continue, exercée par un pouvoir et permettant de modifier le cours des événements et des décisions prises, celle-ci démontre toute sa puissance dans l’illustration précédente. L’objection morale qui pourrait naître sur son bien-fondé ne tient pas ici : dès lors que l’on agit pour l’intérêt supérieur de la nation, au sein d’une démocratie libérale et dans un cadre juridique reconnu, les objectifs poursuivis sont réputés justes. La question porte davantage sur les moyens que sur les fins, en tentant de distinguer l’influence de la manipulation6.

L’influence œuvre comme une inflexion, un processus par lequel une personne fait adopter un point de vue à une autre, laquelle aurait sinon pensé ou agi autrement. Churchill adaptait ainsi son attitude et son comportement à la nature de chacun de ses interlocuteurs et selon l’évaluation de sa propre position afin d’obtenir un rapport de force équilibré, voire de le renverser à son avantage7 : du fort au faible vers la France libre, du faible au fort vers les États-Unis et l’Union soviétique, d’égal à égal le cas échéant. Pour engager favorablement toute négociation, il cherchait à connaître les capacités de ses alliés, à déterminer leurs intérêts, tout en étant conscient de la réalité de sa situation et en ne perdant pas de vue son but.

Face à de Gaulle (ferme avec une hauteur d’esprit et une vision à long terme), à Staline (autoritaire, calculateur et fonctionnant aux rapports de force) et à Roosevelt (charismatique, charmeur, impénétrable et centré sur les intérêts américains), les clés de la négociation qu’il mettait systématiquement en place faisaient appel à des techniques dont chacun peut ici s’inspirer8. Il exposait clairement ses objectifs, les limites sur lesquelles il refusait de transiger, ainsi que les gains et les pertes potentiels des actions qu’il envisageait, tout en affichant une volonté indéfectible de parvenir à une décision. Il insistait pour éviter toute polémique perturbatrice et mettait en avant la garantie des engagements qui seraient pris. Parmi les autres leviers sur lesquels il s’appuyait, la méfiance permanente envers les desseins cachés de ses interlocuteurs, la menace de rompre les négociations en cas de demande inacceptable de leur part et la mise en œuvre d’une stratégie des « petits pas » (un sujet après l’autre). Enfin, son aplomb et sa propension à manier au besoin la flatterie, l’humour et la dérision pour modérer les exigences adverses, anticipant contradictions et revirements sans jamais être personnellement affecté, complétaient la panoplie.

L’influence fait ici appel à des phénomènes d’imitation, de conviction et de persuasion. C’est en réalité la base du leadership, qui permet d’obtenir des autres qu’ils fassent ce que vous voulez ou coopèrent à vos objectifs, sans pour autant utiliser de sanction ou de promesse. Bien que n’étant pas toujours délibérés, le charisme et les qualités particulières que l’on prête à un chef – celles qui font que l’on désire le seconder avec enthousiasme – participent de ce phénomène.

  • La mise en œuvre

Tout en évitant l’écueil de la manipulation, l’emploi d’un certain nombre de méthodes doit être maîtrisé par le responsable politique et le chef militaire. Sans décrire de manière exhaustive les multiples traités de psychologie écrits sur le sujet, on peut distinguer certains procédés ou principes inaliénables chez tout influenceur qui réussit. En premier lieu, l’allié doit sentir qu’il est respecté. C’est le préalable à une confiance réciproque, gage de l’implication dans un projet commun. La solidarité dans l’action en découle et le sentiment de défendre conjointement une cause juste en est le moteur. Même si elle est symbolique, la perception d’une égalité dans les échanges augmente la portée de l’influence, l’allié trouvant une plus-value à intégrer l’alliance et à agir conformément à l’objectif partagé, dans une relation gagnant-gagnant.

Parmi les différents leviers disponibles, six sont régulièrement rapportés pour comprendre les mécanismes de persuasion9. Certains font appel aux vulnérabilités psychologiques de l’allié, quand d’autres insistent sur ses valeurs fondamentales.

Ainsi, la réciprocité s’appuie sur le sentiment de devoir rembourser l’aide ou le soutien qui a un jour été apporté. C’est un levier classique des relations internationales. De Gaulle, dans les termes de l’accord établi avec Churchill au cours de l’été 1940, avait insisté pour préciser que la France libre rembourserait le soutien financier apporté par l’Angleterre. Ce fut fait à partir de 1943, ce qui permit au Général de se sentir ensuite totalement indépendant.

Employé de façon extensive, ce levier régit un autre principe intitulé « concession réciproque initiale ». Dans un rapport d’influence fondé sur le compromis, il allie la certitude que la demande initiale va être rejetée, car trop élevée, avec la retraite calculée vers l’acceptation d’un compromis de nature inférieure, mais réellement souhaité bien que non exposé initialement. L’allié sera plus enclin à accepter cette seconde demande perçue comme une concession à la négociation, infléchissant alors sa position. Les délibérations au Conseil de sécurité de l’onu en sont une illustration quand un pays arrive avec une demande inacceptable pour l’un de ses membres entraînant la rédaction d’une résolution fondée sur la concession.

Un autre levier puissant active la conscience de l’influencé : le respect de son engagement, qu’il soit explicite ou implicite car en cohérence avec ses valeurs. Après avoir pris position officiellement, ou simplement par sa posture idéologique, l’allié se sent obligé d’agir en conséquence. Activer cette conscience par la pression diplomatique internationale permet d’aboutir à ce qu’il soit plus naturellement disposé à agir en conformité avec son système de valeurs et ses engagements préalables. En 2008, la mise en place de la mission eufor au Tchad, après l’obtention d’une résolution de l’onu à l’initiative de la France afin de porter assistance à des populations déplacées par le conflit au Soudan, a fait intervenir vingt-trois pays membres de l’Union européenne dans le cadre de leur participation à la politique européenne de sécurité et de défense.

Recourir à la preuve sociale s’avère aussi utile. Lorsqu’une coalition se met en place et que certains acteurs tardent à l’intégrer, ceux-ci seront plus disposés à le faire lorsqu’ils constateront que d’autres, surtout quand ils sont semblables ou s’engagent sur les mêmes valeurs, agissent dans ce sens. Plus le nombre de ces alliés augmente, plus l’application de ce principe met une pression sur l’interlocuteur ciblé afin qu’il s’implique également. Ce fut le cas des ralliements progressivement croissants dans l’exemple cité juste avant, avec la participation secondaire de pays non membres de l’Union comme l’Albanie, la Croatie et la Russie.

L’appréciation et l’amitié sont également des ressorts puissants dans les négociations avec des partenaires privilégiés. La relation Churchill/de Gaulle fut tumultueuse. Pour autant, ils trouvèrent le moyen de s’accorder dès lors qu’il s’agissait de combattre le régime nazi. La qualité des relations personnelles qu’ils entretenaient – malgré leurs divergences, ils s’appréciaient et s’estimaient – a contribué à leur action commune.

Enfin, le principe d’autorité, quelles qu’en soient l’origine et la nature (position dans la hiérarchie internationale, puissance, réputation d’expertise, posture diplomatique...), peut aboutir à ce que l’allié soit disposé à suivre les instructions d’un pays auquel il attribue une telle qualité. Ainsi, en 2008, l’autorité avec laquelle la France s’est impliquée dans le conflit naissant en Géorgie, où la Russie s’apprêtait à investir militairement la capitale, est à l’origine d’une pression internationale qui a stoppé l’action de celle-ci. L’influenceur qui utilise ce levier doit cependant éviter l’écueil objectivé par la célèbre expérience de Milgram, où le libre arbitre des subordonnés était totalement aboli10. Un uniforme et/ou une fonction peuvent en effet tromper ceux qui leur attribuent une autorité, raison pour laquelle, au sein de la plupart des armées, il est enjoint de désobéir à tout ordre de nature manifestement illégale. Une simple tenue d’autorité, gage de puissance ressentie ou avérée, peut néanmoins suffire à réduire la pensée rationnelle d’interlocuteurs conciliants. Une interrogation continuera ainsi de subsister sur le soutien indéfectible du Royaume-Uni à l’hyperpuissance américaine au cours de la seconde guerre en Irak, et ce malgré les preuves avérées de l’infondé de la cause d’un tel engagement, une fois mis à part les intérêts respectifs des parties dans la région.

La mise en œuvre de ces procédés, vecteurs d’influence, accroît ainsi la perception de la force de l’influent, bien que la relation entre les deux ne soit pas systématiquement corrélée.

  • De l’influence sans puissance ?
    Complémentarité mais pas symétrie

« Qui n’a pas les moyens de ses ambitions a tous les soucis », écrivait Talleyrand. Si parfois le talent d’un seul homme, son aura personnelle et la reconnaissance de ses mérites suffisent à influer au point d’emporter des négociations – souvenons-nous du Congrès de Vienne en 181511  –, cette situation reste toutefois exceptionnelle.

Dans les relations entre les acteurs internationaux, l’influence repose sur deux critères essentiels : un juste dosage de la puissance, objectivement caractérisable, et le bénéfice d’un moment privilégié, dépendant de facteurs à la fois internes et extérieurs, qui permettent de faire entendre sa voix, mais qui répondent à une appréciation subjective confinant parfois à la chance, voire au hasard. D’autant plus que dans les relations internationales, la notion d’allié reste circonstancielle. Quoi qu’il en soit, la dialectique entre puissance et influence est la marque des relations entre les acteurs internationaux. Elle se décline en un nombre infini de nuances, combinant de façon très variée les deux champs. Ceux-ci ne se recouvrent pas exactement, mais entretiennent une forte dépendance.

Pour bien saisir le mécanisme à l’œuvre, intéressons-nous à l’adversaire, avec lequel les relations, sans être plus simples qu’avec un allié ou un partenaire, ont le mérite de faire émerger des points d’analyse plus évidents. On peut en trouver une illustration magistrale dans la fin de la guerre froide et la chute du bloc de l’Est12. Si le jeu de la puissance apparaît comme prépondérant dans cet affrontement global, toutes les ressources étaient mobilisées, notamment les plus « douces », théorisées sous le concept de soft power13. Ainsi, les problématiques relatives aux droits de l’homme ou à la liberté d’expression servirent de pierre d’appui aux mouvements contestataires qui virent le jour au sein du bloc communiste et contribuèrent directement, à l’instar de Solidarnosc, à sa déstabilisation. La fin de la guerre froide est due à cette combinaison influence/puissance. Certaines valeurs occidentales, éthiques, intellectuelles et politiques, ont agi en amplifiant les axes de puissance militaires et économiques, jusqu’à la décrédibilisation et à la déligitimisation du système communiste.

La puissance n’est donc jamais une fin en soi. Afin d’atteindre les objectifs stratégiques, elle doit se transformer en capacité d’influence. Cette mutation ne revêt pas un caractère systématique ou automatique : elle doit s’appuyer sur la légitimité détenue ou sur le consentement obtenu et bénéficier d’un environnement favorable.

Bien que par nature la puissance soit porteuse d’influence, elle ne se confond pas avec elle. Rares sont les moments de l’histoire où puissance et influence furent les versants d’une même pièce. Dans le prolongement de la Révolution française, les guerres napoléoniennes pourraient, d’une certaine façon, illustrer un de ces moments, d’autant que l’Empire conquérant était porteur de principes universels. Nous pourrions aussi penser que ce fut le cas des États-Unis après l’effondrement soviétique, pourtant leur influence ne fut pas comparable à leur statut d’« hyperpuissance ». L’invasion de l’Irak en 2003 a clairement montré que la projection de puissance était insuffisante pour imposer une solution politique. Les Américains souffrent alors d’impopularité, y compris chez leurs plus proches alliés, illustrant ce que Bertrand Badie désigne comme « l’impuissance de la puissance ». Car la puissance peut certes créer de la crainte et de la retenue chez l’autre, allié ou adversaire, mais pas forcément de l’influence additionnelle.

La France appréhende de manière unique et originale cette tension entre puissance et influence. En effet, si on peut lui concéder une certaine influence internationale, celle-ci est sans commune mesure avec sa puissance réelle. En fait, la puissance d’un pays, à un moment donné, dépend de facteurs intrinsèques positifs ou d’atouts, mais également d’un environnement favorable. Dans son histoire récente, la présidence du général de Gaulle fut un moment particulier, porteur de positions qui ont créé un effet d’entraînement. Par la croissance économique forte et durable dont elle bénéficiait, avec en corollaire un consensus social, gage de sérénité interne, la stabilité et la crédibilité de ses institutions politiques, ainsi qu’une vitalité intellectuelle et sociétale, elle disposait d’une réputation flatteuse à l’extérieur de ses frontières. Mais surtout, elle avait deux atouts majeurs, l’un structurel, l’autre conjoncturel. Le premier est son patrimoine historique traduit par son dynamisme culturel, ainsi que l’universalité de ses valeurs idéologiques et politiques, fruits des Lumières et de la Révolution. Le second s’incarnait dans la personnalité charismatique de son président.

L’influence de la France se berçait alors d’une double illusion : parler au même rang que les plus grands (privilège que lui confère son siège au Conseil de sécurité de l’onu et son statut de puissance nucléaire) et constater que l’idée d’une telle « indépendance nationale » pouvait faire école. Cela a fonctionné grâce à un contexte particulièrement propice qui lui a permis de tenir sur la scène internationale une position de médiateur. Sa politique étrangère était alors décorrélée de sa puissance véritable.

L’époque actuelle est moins propice à l’expression individualisée d’une puissance moyenne concurrencée par le renforcement d’acteurs classiques, dont la Chine et la Russie, et par l’irruption d’acteurs nouveaux et non étatiques favorisés par la mondialisation. La prise de conscience de ce bouleversement a encouragé le développement de thèses déclinistes14, symptômes d’un mal être, réel ou perçu, qui traverse la société française. Relayée par les médias, l’expression parfois soudaine de ce malaise génère un préjudice de réputation à l’international : la France ne peut plus prétendre à l’exemplarité. Son image traditionnelle est brouillée, conduisant au flétrissement de son influence dans le monde malgré les efforts qu’elle produit. Cela étant, sa constance, sa farouche volonté d’autonomie d’appréciation et de décision, sa fidélité aux valeurs qu’elle porte restent efficaces. Au Mali, la France a finalement entraîné d’autres États européens pourtant initialement réfractaires. Elle a aussi convaincu les pays de la région de conjuguer leurs efforts au sein du g5 Sahel.

Enfin, la puissance de l’influence est fille de la communication : à l’heure de l’ultra-connexion, post-vérité et force du « narratif » sont à l’œuvre dans le système des relations internationales, scène de postures, de prétendues preuves d’amour et d’indignations calculées. Puissance et influence dialoguent aujourd’hui différemment, dans un monde où l’information circule avec peu d’entraves, où chaque événement est passé au crible de filtres de lecture variables, voire partisans, profitant de la caisse de résonance des réseaux sociaux, outils emblématiques d’une ère de l’immédiateté. On est dès lors assez loin d’une relation transparente, et l’on flirte avec une forme de manipulation où la raison le cède à l’émotion et la preuve à la rumeur.

Dans l’hyper-complexité du monde actuel où la multiplicité des acteurs, de leurs intérêts et de leur versatilité sur la scène internationale rend toute prise de position volatile, que ce soit en diplomatie ou dans l’environnement militaire, il convient d’assumer l’idée qu’influencer son allié reste un vecteur indispensable à la mise en œuvre d’une stratégie pour vaincre, quel que soit le domaine considéré.

À partir de quelques exemples historiques, récents ou passés, et de remises en perspective objectivant certaines techniques et certains leviers afin d’inspirer l’action, le décideur doit savoir comment influer, afin d’obtenir de ses alliés le ralliement à l’objectif désiré. Connaître ces techniques pour éviter d’être manipulé, pour les subir en conscience et/ou pour accepter d’y recourir selon les circonstances, participe de l’influence croissante qu’il pourra alors exercer dans son environnement, au service d’une cause juste quand elle se confond avec l’intérêt supérieur de la nation.

Dans ce domaine, l’importance de la formation des élites aux modalités de mise en œuvre de l’influence garde tout son sens, quelle que soit la puissance dont elles disposent. En effet, la certitude que rien ne doit jamais être inéluctable ni définitif doit pouvoir les guider, en conservant la liberté d’esprit et la marge de manœuvre nécessaires pour peser dans toute négociation, ne pas être manipulées sans s’en rendre compte afin de ne pas se faire conduire là où il n’était pas prévu d’aller, mais, surtout, pour obtenir de leurs alliés l’appui espéré dans un intérêt idéalement commun.

1 R. Cassin, « Comment furent signés les accords Churchill/de Gaulle du 7 août 1940 ? », Revue de la Fondation de la France libre n° 154, 1965, http://www.france-libre.net/accords-churchill-de-gaulle/

2 L’amiral Muselier se rallie à de Gaulle et avec lui, à partir du 1er juillet 1940, des unités maritimes et aériennes, des unités de la Légion étrangère, des chasseurs revenant de Norvège, des soldats et des blessés rapatriés de la poche de Dunkerque, des volontaires arrivant de France ou de territoires en dépendant, puis d’Océanie et d’Afrique (Tchad, Cameroun et Afrique équatoriale).

3 Churchill venait de qualifier le gouvernement de Bordeaux comme étant en état d’assujettissement complet, ayant abandonné sa souveraineté.

4 R. Cassin, op. cit.

5 École de Guerre, « Méthodes stratégiques et techniques d’action », Stratégique n° 112, 2016.

6 Bien que la frontière avec l’influence soit proche, la manipulation consiste à orienter la conduite de quelqu’un ou d’un groupe dans le sens désiré sans qu’il s’en rende compte, en s’adressant avant tout à l’inconscient.

7 Les succès qu’il a remportés au cours des négociations portant sur le débarquement américain en Normandie, lors de la conférence de Yalta ou encore de l’élaboration de la Charte de l’Atlantique illustrent sa capacité d’influence.

8 Y. Harlaut, Négocier comme Churchill. Comment garder le cap en situations difficiles ?, Paris, Eyrolles, 2014.

9 R. Cialdini, Influence et Manipulation, Paris, Pocket, 2014.

10 Des volontaires étaient prêts à administrer des chocs électriques dangereux à d’autres simplement parce qu’ils avaient validé l’autorité qui leur avait demandé de le faire.

11 Ambassadeur de Louis XVIII pour le congrès de Vienne qui dura dix mois, jusqu’en juin 1815, Talleyrand sut préserver les frontières de la France en s’appuyant sur les intérêts divergents des pays présents, alors que la défaite de Napoléon le plaçait dans un isolement diplomatique et dans une position d’extrême faiblesse initiale.

12 G. Ayache « Puissance et influence dans le cadre des relations internationales post-guerre froide », afri, volume 7, 2006.

13 Le concept de soft power est proposé par J. S. Nye dans Bound to Lead. The Changing Nature of American Power (1990): la puissance de persuasion d’un État réside dans des ressources intangibles, son image ou « réputation positive », son prestige (souvent ses capacités économiques ou militaires), ses capacités de communication, le degré d’ouverture de sa société, l’exemplarité de son comportement (de ses politiques intérieures, mais aussi du style de sa politique étrangère), l’attractivité de sa culture, de ses idées, son rayonnement scientifique et technologique. La place qu’il tient dans les instances internationales lui permet, en outre, de figer les rapports de puissance et d’influer sur les ordres du jour et la légitimité des débats.

14 N. Baverez, La France qui tombe. Un constat clinique du déclin français, Paris, Perrin, 2003.

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