N°5 | Mutations et invariants – III

Jean-René Bachelet
Pour une éthique du métier des armes
Vaincre la violence
Paris, Vuibert, 2006
Jean-René Bachelet, Pour une éthique du métier des armes, Vuibert

Voilà un titre en forme de paradoxe provocateur, un titre qui accroche et dérange. Trois mots l’un sous l’autre en première de couverture : « éthique », « armes », « violence », le tout coiffant une peinture abstraite de triangles accusateurs, vengeurs. Les tons sont à la fois ocre et froids. La peinture qui exprime le malaise, est censée, selon son intitulé, figurer « La guerre ». D’aucuns, peu familiers du monde militaire, penseront que les militaires peuvent bien réfléchir à l’éthique de leur métier. Mais pourquoi diable mettre en sous-titre « Vaincre la violence » ? S’agirait-il de l’œuvre d’un pacifiste ? Non, Jean-René Bachelet est un général. Son grade n’apparaît d’ailleurs pas en couverture. Il faut lire la préface de Max Gallo, reprise en quatrième de couverture, pour l’apprendre. Il ne s’agit donc apparemment pas d’un livre rédigé par un auteur en mal de puissance, imposant par son grade ou son titre sa pensée forcément extraordinaire parce qu’elle est celle du chef. Autre surprise, cet ouvrage s’inscrit dans une collection qui traite essentiellement des rapports de la médecine et de l’éthique. Que vient donc faire un général parmi les médecins ? Alors qu’apporte cet ouvrage ?

La biographie succincte de l’auteur ne permet pas d’apprendre tous les rôles qu’il a joués ou qu’il aurait pu jouer dans l’institution militaire. Il n’y transparaît pas non plus que ce général soit à l’origine de la rédaction du Code du soldat. Ce petit mémento de règles comportementales du soldat professionnel français, formulé en onze points, appris par cœur dans les régiments de l’armée de terre, figure dans les annexes de l’ouvrage « L’Exercice du métier des armes dans l’armée de terre », autre document qualifié de fondateur. Le lecteur ne sait pas non plus que le général a été à la tête des organismes de formation de l’armée de terre et que, par conséquent, il en a fortement influencé la physionomie culturelle. En revanche, le lecteur averti retrouve dans cette esquisse biographique, presque toutes les attaches du général Bachelet : Saint-Cyr, la montagne et les chasseurs alpins – ceux qui sont les héritiers directs du maquis des Glières –, Sarajevo, symbole pour lui de l’épreuve du feu, à la fois classique et médiatique, de la décision et de la solitude du chef.

Cette forte personnalité et ses éléments constitutifs, le lecteur les découvre tout au long de l’ouvrage parfois de façon sibylline, parfois de façon marquée. « Dans conscience d’être, volonté d’être », il apprend que Jean-René Bachelet est issu d’une famille de résistants, que son père est « tombé sous les balles de l’occupant avant même que son fils ait pu le connaître ». On lui découvre une admiration non dissimulée pour le général de Gaulle, pour la France, et une confiance absolue envers son pays qu’il cherche à faire partager notamment auprès des plus jeunes. Pour qui ne connaît pas ce général, parvenu en fin de carrière aux plus hautes responsabilités, pointe derrière ses écrits un homme de conviction et de devoir, farouchement républicain, et évidemment inspiré par sa foi chrétienne. Ceux qui l’ont côtoyé y retrouveront les phrases, le rythme de celui qui aime parler, réfléchir, expliquer, et presque le timbre et le léger chuintement de la voix grave habituée à porter loin. Les allitérations sonores de l’homme qui commande à vue, sans artifice, parsèment les pages : « lutte titanesque », « étrangeté tragique », « extravagance de la mission même », « indéfectible foi en la France » voilà les mots récurrents du général. Ils s’appuient sur l’« impérieux devoir » qui répond à « la ruse de l’histoire ». La phrase a du rythme, elle est écrite pour être prononcée. Ici point de technocratie. Comme le souligne Max Gallo : « Bachelet parle net et clair ».

Cet ouvrage n’est pas un traité d’éthique militaire. C’est un recueil d’articles et de discours qui par touches successives et récurrentes, permettent de dégager une philosophie de l’action et de l’attitude du soldat. Il pèse les mots. Il fait œuvre de pédagogie, n’hésitant pas à inventer des définitions originales comme celle qu’il donne de l’éthique et de la morale, devant un parterre de médecins : « selon moi, l’éthique concerne précisément l’exercice de notre puissance, quand la morale, elle, s’intéresserait plutôt à nos faiblesses ». En période de mutation, il convient de s’interroger sur le sens de son action. La professionnalisation des armées par la rupture qu’elle crée, induit une telle réflexion. La journaliste spécialisée dans les problèmes de défense d’un hebdomadaire satirique, rencontrée par l’auteur de ces lignes en 2000, s’étonnait et trouvait presque scandaleux que cette réflexion soit engagée par l’armée de terre sans mandat du politique. Pour le général Bachelet, les militaires n’ont pas pour devoir d’attendre. Ils ont un « impérieux devoir » de réflexion, car au moment de l’action, il est trop tard pour définir les règles manquantes. À un jeune officier qui présentait en témoignage à Saint-Cyr, une action dans laquelle il avait eu un comportement exceptionnel, « On lui demande : « Pourquoi avez-vous réagi comme cela ? » Il a fait la meilleure réponse qui soit : « Je n’ai pas réfléchi. » C’est-à-dire qu’à l’heure de l’urgence, la réponse à l’extrême complexité du problème posé réside dans notre fond propre. Encore faut-il l’avoir nourri, notamment par la formation, pour que dans ces instants extraordinairement difficiles, quasiment d’instinct, non seulement on soit le plus fort, mais en même temps on soit un homme. » En sous-entendu « et pas une bête se soulageant dans la violence ».

En anticipant, en obligeant chacun de ses membres, et plus particulièrement ceux qui ont des responsabilités de commandement, (et peut-être ceux qui les conseillent à un certain niveau) à se pencher sur le sens de leur action, les textes de réflexion sur l’éthique promus par l’armée de terre incitent et facilitent la prise de décision à l’instant critique. De façon implicite, Jean-René Bachelet pense qu’ainsi, l’outil qu’emploie le pouvoir exécutif tous les jours aux quatre coins de la planète est crédibilisé et se trouve en parfaite cohérence avec les idéaux portés par la France. Le lecteur est donc passé avec l’auteur de la nécessité de l’action militaire à sa légitimité.

Il est alors possible de s’intéresser au sens de cette action. Pourquoi meurt-on ? Faut-il accepter le manichéisme qui permet de désigner un méchant, de diaboliser l’adversaire, et de chercher comme seul but de guerre, sa destruction ? Le général Bachelet répond que la culture européenne et française en particulier, formule une réponse différente, parce que l’histoire « souvent belliqueuse » a façonné la culture du Vieux Continent. « on voit bien aujourd’hui les effets délétères [de cette] diabolisation de l’adversaire qui conduit, par exemple à Guantanamo, à un véritable déni de droit, et qui veut légitimer une conduite de la guerre systématiquement paroxystique […] au mépris des valeurs mêmes au nom desquelles on l’a engagée. […] face à ce « contresens » […], nous, Européens, devons être conscients que nous sommes porteurs d’une alternative ; non pas en terme de puissance militaire, mais en terme de conception d’emploi de cette puissance ».

On commence à comprendre, que par l’expression « vaincre la violence », il ne s’agit pas de prôner un pacifisme béat, mais plutôt de rechercher une cohérence entre les actes et les valeurs : nous sommes au cœur de l’éthique, en rupture franche et nette avec la théorie de la guerre totale et les doctrines qui en découlent, telles que le douhétisme18. Pour être en accord avec l’esprit de la société dont il est issu, le soldat français doit maîtriser sa force pour éviter qu’elle ne dégénère en violence déchaînée et bestiale, tout en étant capable de donner la mort et d’affronter la violence de l’adversaire. En creux, la force apparaît, au contraire de la violence qui ne s’interdit aucun abus, comme soumise au principe de stricte efficience. La subtilité et la richesse de cette pensée résident bien là. « Sens de l’action militaire d’un côté, contresens de l’autre, nous sommes là, ne nous y trompons pas, dans des choix de civilisation. Rien d’étonnant à cela : la condition de soldat, exposé aux situations d’exception, à cette heure de vérité brute où la vie même est en jeu face à la violence déchaînée, n’est-elle pas une expression limite de la condition humaine elle-même ? L’action militaire traduit nos choix de civilisation. Elle n’a de sens qu’en cohérence avec ceux-ci. »

Étudier le sens de cette action militaire et de fait sa cohérence avec les objectifs politiques, ne peut nous éviter de réfléchir à la pratique. En situation d’urgence : quelle éthique ? C’est ce thème qui est abordé dans « Au cœur de l’urgence : l’éthique du métier des armes ». « Le principe de l’usage de la force est l’efficience. Est-ce que pour autant qu’on usera de moyens sans limites ? Opposera-t-on la violence à la violence ? Il y aurait une singulière inconséquence, puisque nous intervenons précisément au nom du caractère insupportable de la violence. On n’utilisera donc pas n’importe quel moyen et, à la violence déchaînée, on opposera une force efficiente, mais maîtrisée. » La victoire, chère au militaire, devient donc une prise d’ascendant sur l’adversaire sans montée aux extrêmes. Cela exige de la part du combattant une parfaite maîtrise de soi, alors que tout ce qu’il vit dans l’instant, y compris ses réflexes vitaux, contribue au contraire. Redoutable dialectique. On comprend pourquoi le général Bachelet explique que « c’est l’urgence qui requiert l’éthique dans ce qu’elle a de plus exigeant, puisque l’urgence, c’est l’action militaire effective elle-même ».

On le voit l’éthique n’est pas un sujet de salon, « elle est une composante de la décision et de l’action, fût-ce en situation d’urgence, surtout en situation d’urgence ». Cela explique pourquoi, quelques chapitres de l’ouvrage reprennent des conférences devant des lycéens, des étudiants ou des élèves officiers. Car la réflexion sur l’éthique doit pouvoir, comme nous l’avons vu plus haut, être lancée avant l’action. Elle relève de la formation initiale et permanente. Elle ne peut être l’affaire de spécialistes, mais bien de tous les acteurs, au premier rang desquels les chefs des plus petits échelons. Le chef doit réfléchir par lui-même, confronter sa réflexion à son expérience, à celle des autres pour imaginer les limites de l’usage de sa force et de celle de ses hommes. On est donc loin de l’obéissance passive du soldat. On voit aussi les risques de dérive par paralysie. Mais oser demander cela : quelle belle exigence !

Il apparaît ainsi progressivement que la spécificité militaire est complexe à définir : il ne s’agit plus seulement de la possession du pouvoir exorbitant de donner la mort, voire de sacrifice, « mais […] de détenir la redoutable capacité de mettre en œuvre la force, […] fût-ce, il est vrai, au risque de sa vie » et de celle de ses subordonnés. Le sacrifice ne devient plus une fin en soi, mais un élément constitutif et ultime, faute de mieux, de l’usage de la force. Il devient un acte raisonné. Pour le fils du résistant « tombé sous les balles de l’occupant », la force symbolique est grande.

Il n’y a pas, dans tout cela, de bouleversement des valeurs militaires. Loin de là. La réflexion éthique conduit, par souci de cohérence avec les valeurs mises en exergue par notre pays, à un usage raisonné de la force. Elle permet de travailler dans la durée et d’assurer la crédibilité du discours politique. Par sa réflexion sur le long terme, le chef militaire français a donc l’obligation éthique au moment de l’action, de ne pas se laisser envahir par la violence bestiale telle que le colonel François Lecointre l’a décrite dans le n° 1 d’Inflexions. Elle lui permet d’agir en gardant son âme… et celle de la communauté nationale dont il est un représentant. Elle oblige à penser à l’avenir. Les conséquences et exigences en terme de formation sont immenses. L’accusation de limitation des capacités du chef militaire dans l’action ne tient donc pas.

C’est peut-être sur la notion de durée que la pensée du général Bachelet mériterait d’ailleurs d’être poursuivie. En envisageant l’action militaire dans sa cohérence interne et uniquement sous l’angle de sa subordination avec la philosophie politique, il souligne bien que de celle-ci découle l’éthique du métier des armes. Mais peut-être n’insiste-t-il pas assez, en dehors des moments où il parle de « choix de civilisation », sur le fait que cette éthique oblige aussi le pouvoir exécutif pour les actions à venir, quelle que soit leur nature. Avoir une cohérence dans l’action à l’instant « t », oui, mais encore faut-il que cette cohérence apparaisse aussi dans la continuité. Sinon, la différence d’exigence envers les uns et les autres, risque de provoquer au minimum des rancœurs, au pire des révoltes contre-productives, non seulement au sein des armées, mais aussi à l’égard du pouvoir politique. Peut-être les responsabilités du général à l’époque où il écrivait ces textes, l’obligeaient-elles à une certaine réserve sur le sujet ? Quoi qu’il en soit, l’éthique devient donc idéalement, on le voit bien, une exigence permanente qui lie non seulement les militaires mais aussi leurs donneurs d’ordre.

Mais si le général Bachelet fixe sa réflexion sur le comportement du soldat dans les missions qui lui sont actuellement dévolues, il n’aborde pas la question éthique de la recherche et du développement de nouveaux armements. En quoi la réflexion sur l’éthique peut-elle conduire les militaires à orienter leurs recherches et ses réalisations concrètes ? Ceci est aussi valable dans le domaine de la « technologie de pointe » telle que définie par le général Verna dans le précédent numéro d’Inflexions, que dans le domaine médical. Jusqu’à quel degré de violence une arme peut-elle être conçue ? D’ailleurs est-ce l’arme ou l’emploi de l’arme qui crée la violence ? Un chercheur, essayant d’obtenir le maximum de la science, ne risque-t-il pas de devenir un docteur Folamour ? Ce problème de l’innovation n’est pas soulevé dans l’ouvrage. Les chercheurs et les soldats doivent-ils partager la même éthique ?

En fait, ce n’était pas le thème du livre dont le titre devient moins provocateur après lecture. « Pour une éthique » s’entend comme une recherche pendant que « vaincre la violence » devient une obligation, « une ardente obligation », pour reprendre le vocabulaire du général Bachelet. Le grand mérite de ce recueil est de créer une base de réflexion qui permet de lancer le débat non seulement en interne à la société militaire, mais aussi à la société tout entière. Finalement, l’éthique, qu’elle soit médicale ou militaire, répond à une préoccupation identique : il était tout à fait logique que la collection « espace éthique » de Vuibert s’intéresse à la réflexion du général Bachelet.

Ce livre n’est pas, rappelons-le, un traité, mais la présentation ordonnée de textes et discours initialement indépendants. Les exemples sont clairs et percutants. Nous sommes devant un tableau d’éthique pointilliste à l’exigence pointilleuse et une réflexion suffisamment subtile pour provoquer des incompréhensions. Derrière le texte, nous découvrons un homme de conviction qui continue par la publication de cette compilation à faire preuve de pédagogie.

Reste au lecteur à poursuivre le travail, à entrer dans le débat. Pour ce faire, il possède un outil : la revue Inflexions, à laquelle participe activement le général Bachelet en tant que membre du comité de rédaction.


Le Temps des victimes | Caroline Eliacheff, ...