N°5 | Mutations et invariants – III

Loup Francart

Sociétés militaires privées : quel devenir en France ?

De nombreux articles et commentaires font état d’une privatisation de la guerre, non seulement en raison de la multitude d’acteurs de violence présents sur le théâtre d’opérations, mais également parce que les armées externalisent maintenant des fonctions considérées jusqu’à présent comme régaliennes. Fin du monopole de la force pour les gouvernements, irruption du mercenariat dans les mandats des grandes puissances occidentales, sécurisation des installations des armées par des sociétés privées, les revues et sites internet concernant les forces armées et de sécurité parlent et débattent de ses sujets chez nos amis anglo-saxons.

En France, le seul vrai débat à ce sujet a produit la loi sur le mercenariat de mars 2003 qui n’a en fait rien réglé concernant le statut des sociétés privées travaillant à des activités plutôt réservées aux militaires ou aux membres des forces de sécurité. L’article de Philippe Darantière fait le point sur l’importance prise par ces entreprises dans le monde anglo-saxon et sur les problèmes juridiques qu’elles peuvent poser. Il s’agit ici de s’interroger sur le devenir des sociétés militaires privées (smp) en France dont le développement paraît, pour l’instant, beaucoup plus incertain.

La seule véritable société militaire privée basée en France, la secopex, est en mal de contrats et peine à avoir une certaine visibilité. Le Groupe Earthwind Holding Corporation ou Groupe ehc, smp créée en 1999, est basé au Luxembourg, bien qu’il soit enregistré dans le Delaware, aux États-Unis. Il est présent essentiellement en Asie et en Afrique et dispose notamment d’une cinquantaine d’employés en Irak depuis octobre 2003. Il a, en 2006, signé le code de conduite de l’International Peace Operations Association (ipoa) et assure des missions d’assistance opérationnelle (entraînement de base, entraînement spécifique anti-émeute et formation de gardes présidentiels, création ou réorganisation d’unités, support opérationnel, conseil en stratégie militaire, logistique aéroportée) et des missions de sécurité armée (protection de site mobile ou fixe, de convoi, d’équipe de prospection, de vip, évacuation d’urgence de personnel). Le groupe dispose d’une base de données de près de 600 personnes majoritairement des ministères français de la Défense et de l’Intérieur.

D’autres types de sociétés comme Atlantic Intelligence, geos, la Compagnie internationale d’assistance spécialisée (cias), Euro Risques International consultants sa, couvrent des activités multiples qui vont de la sécurité à l’intelligence économique, en passant par le conseil et l’ingénierie de sûreté, la veille stratégique et autres prestations. C’est d’ailleurs cette pluridisciplinarité qui leur permet de vivre dans un pays où les sociétés orientées vers les activités militaires n’existent pas. L’exemple de geos le montre. Ce groupe s’affiche comme leader de la prévention et de la gestion des risques en Europe occidentale. Il propose une offre globale de solutions à ses clients afin de leur permettre de mieux traiter les risques pouvant affecter leur développement et de protéger leur personnel, leurs patrimoines matériel et immatériel ainsi que leurs activités. L’offre de geos est structurée autour de cinq grands pôles d’activités : sécurisation du développement international, intelligence économique, sûreté/sécurité, sûreté territoriale, formation. Ce groupe ne s’affiche pas comme une société militaire privée, même si certaines de ces prestations en sont proches.

Alors les smp ont-elles un avenir dans notre pays ? La France peut-elle se passer de ce type de sociétés alors que les pays anglo-saxons les utilisent pour exercer une influence grandissante sur les pays où elles travaillent ? Le budget de la Défense devenant de plus en plus contraint, n’y a-t-il pas là l’occasion de pallier les difficultés fonctionnelles des armées ? Avant de répondre à ces questions, il semble nécessaire de se poser la question des activités possibles de ce type de sociétés et de trier ce qui semble être de la compétence exclusive des forces étatiques et ce qui pourrait être délégué en raison de la suractivité de ces forces.

Les types d’activités et de prestations

Le problème de la classification juridique des smp est essentiellement lié au type d’activités qu’elles seraient amenées à conduire. En effet, elles peuvent relever des prestations de sécurité des biens ou des personnes, de prestations d’assistance militaire en lien avec les exportations d’armement (par exemple la formation, assurée aujourd’hui par des sociétés telles que la Compagnie française d’assistance spécialisée – cofras – ou la Société de conseil et de service du ministère français de l’Intérieur – civipol –) ou d’autres activités s’inscrivant dans un contexte de crise ou de sortie de crise, les règles applicables pourront relever de la loi sur les entreprises de gardiennage et sécurité, des procédures de contrôle des exportations d’armes ou du droit commercial privé.

Typologie des activités de sociétés militaires privées

La typologie proposée ici classe les activités selon un ordre de progression logique, de la prévention à la sortie de crise, en passant par une phase d’engagement en situation de crise ouverte.

Activités permanentes de coopération et d’influence visant à promouvoir une stratégie nationale

Ce type d’activités nécessite bien sûr une étroite coopération entre l’entreprise qui serait en charge d’une mission et le gouvernement français, soit les armées, soit le ministère des Affaires étrangères. Il conviendrait donc de définir les règles précises de coopération entre le privé et le public pour monter de telles opérations.

Activités de niveau stratégique au profit de gouvernements étrangers ou du gouvernement français.

conseil auprès d’un État tiers en matière de défense et sécurité : élaboration de politiques de défense et sécurité, élaboration d’une stratégie générale militaire, aide à l’organisation des forces, aide à la constitution de centres d’opérations ;

assistance méthodologique : analyse de risques, suivi d’indicateurs d’alerte, organisation de la sécurité terrestre, aérienne et maritime, élaboration de stratégies de prévention, mise sur pied de centres d’analyse stratégique ;

formation des cadres de la police et des forces armées : analyse stratégique, gestion de crise (opérationnelle, humanitaire ou informationnelle), négociation de crise, exercice de crise (gestion transnationale).

Activités de niveau opérationnel au profit des forces locales, étrangères ou françaises.

Plus directement au contact de la crise elle-même, les smp sont en mesure d’assurer deux types de missions.

assistance : juridique, organisation, communication ;

formation : négociation de terrain, communication de crise.

Activités de prévention de crise

Activités opérationnelles sur un théâtre d’opérations potentiel intéressant l’État français.

Il s’agirait, au travers d’un certain nombre de prestations, de préparer une intervention française ou internationale avec participation d’unités françaises dans un État ami. Cette préparation pourrait comporter des activités telles que du renseignement avant crise déclarée, de la négociation avec les parties en présence, de l’assistance à la mise en œuvre d’une cellule de crise, de la prestation de personnels dans les centres d’opérations du pays hôte, de l’assistance à l’élaboration de stratégies de prévention. Activités mi-stratégique, mi-opérationnelle, l’objectif est bien un soutien aux interventions dans un contexte dans lequel l’intervention militaire elle-même n’a pas encore été décidée.

Activités de sécurité avant crise au profit de groupes privés ou d’installations gouvernementales.

En fait, le même type d’activités peut être fourni aux entreprises lorsque des signaux faibles ou forts de crise se font jour. Il s’agira alors d’assurer la sécurité d’installations industrielles face à des désordres éventuels venant de la population ou de groupes particuliers, voire de sécuriser des voies de communications : protection de chargements de grande valeur. Les mêmes activités de protection peuvent être offertes aux missions humanitaires ou internationales.

Activités de formation.

Enfin, en phase de prévention, une bonne part des activités consiste à former les cadres et les forces aux activités susceptibles d’être conduites dans le cadre d’une crise : formation à la lutte anti-insurrectionnelle, formation de forces de police, formation au contrôle de foule, formation à la gestion de crise militaire, formation à la gestion de crise civile. Ces formations sont actuellement l’apanage des smp anglo-saxonnes alors que les forces armées et de sécurité françaises disposent d’un savoir-faire spécifique fondamentalement différent de celui des Anglo-Saxons.

Activités d’assistance pendant une crise

Activités opérationnelles sur un théâtre d’opérations.

Pendant la crise, une smp rendra d’immenses services aux forces qui ne peuvent tout assumer, en particulier dans des métiers spécifiques demandant une forte valeur ajoutée.

Avant un engagement militaire français : la préparation à l’engagement (analyse psychologique, gestion des perceptions), la recherche locale d’informations décisionnelles, la préparation du déploiement, dont les aspects logistiques.

Pendant l’engagement : la gestion des perceptions, en particulier pour faire accepter le mandat de la force, l’établissement de la confiance, les opérations d’influence, la préparation des actions civilo-militaires, l’aide au dialogue avec les oi et ong.

En permanence, l’aide à la communication médiatique de la force comprenant la veille médiatique locale, la mise en place de moyens Internet, l’assistance au traitement de l’information (traduction, interprétation, détection de stratégies de déstabilisation), l’analyse dans le champ psychologique, le suivi d’indicateurs d’incidents, de rejet, d’adhésion, la constitution de panels, la création de médias locaux (presse écrite, radio, site Internet).

Activités de sécurité des biens et des personnes pendant une crise.

Comme pour la prévention de crise, les smp peuvent intervenir, pendant son déroulement, dans toutes les activités de protection et de sécurité, au profit d’entreprises, d’ong, d’institutions internationales ; mais également au profit de personnalités (politiques en charge du règlement de la crise, négociateurs, administrateurs sous mandat), au profit des forces armées (installations militaires, camp de réfugiés), voire au profit des représentations françaises ou étrangères.

Activités de sortie de crise

Enfin, n’oublions pas que les engagements français visent l’entrée en premier et qu’une des préoccupations importantes de l’état-major des armées est le désengagement des unités dans la période de stabilisation qui reste toujours très longue. Dans ce contexte, de nombreuses missions pourraient être attribuées à des sociétés après relève des militaires et couvrir de vastes champs pour qu’un tel retrait ne soit pas interprété comme un abandon.

activités opérationnelles : assistance à la montée en puissance de forces locales de sécurité, formation des personnels des forces de sécurité, aide à la dépollution ;

activités de sécurité en sortie de crise : substitution de sociétés de sécurité civile aux forces armées ou de sécurité ; protection des infrastructures, des personnes et des biens (ambassades, prisons, sites sensibles…) ;

relance de la vie économique : audit des besoins économiques et des opportunités de marché pour les entreprises françaises ; assistance aux entreprises apportant leurs compétences (« ouverture de portes », protection des missions de prospection, sécurité des biens et des personnes, aide à la négociation) ;

aide au retour de la vie civile et privée : aide à la restauration de la vie politique et administrative, aide au retour des personnes déplacées ;

restauration de la confiance : organisation d’activités favorisant le rapprochement des communautés, gestion des perceptions et communication d’influence, aide à la gouvernance locale.

Typologie des prestations

Cette première typologie à la Prévert n’indique nullement au profit de qui, dans quel contexte et quelles prestations ces sociétés fournissent. Or on constate de nombreuses divergences sur ces différents points. Certains estiment que telle ou telle activité est réservée aux forces armées institutionnelles, d’autres constatent que le marché est demandeur d’activités et qu’il convient de pouvoir y répondre.

Les contextes possibles

L’ensemble de ces activités s’inscrit dans des contextes très variables. Elles peuvent en effet s’exercer en situation de paix, comme, les activités de formation, de conseil ou d’assistance stratégique. Elles peuvent également s’exercer sur demande en situation de crise, en attente d’une décision politique d’intervention. De nombreuses demandes surviendront également dans le cadre d’un conflit armé qu’il soit national ou international (sanction des mercenaires). Enfin, de nombreuses activités s’exécuteront dans le cadre du post-conflit, dans la phase de stabilisation ou de normalisation.

Il est évident que selon les cas, les textes législatifs internationaux et nationaux s’appliqueront différemment. Les activités du temps de paix ou de post-conflit seraient des activités commerciales ordinaires. Les activités effectuées en cas de crise pourraient être attribuées aux sociétés de sécurité, voire des agences de recherche privées. Dans le cadre d’un conflit, le partage entre les activités institutionnelles liées à l’exercice de la force légitime (et non de la violence légitime, comme le soulignait Max Weber) et les activités de soutien à la force reste sujet à interprétation.

Les clients

Il est également certain que l’appréciation de légitimité de l’action ou même de légalité, sera différente selon l’État ou l’organisme pour lequel il s’exerce.

Un certain nombre de sociétés commerciales pratique des activités au profit de l’État français, sous contrat avec un ministère, dans le cadre d’une coopération avec un pays étranger. Il y a même des sociétés mi-étatiques dont c’est la fonction, comme, par exemple, civipol. De même, ces sociétés peuvent travailler au profit d’une entreprise française dans un pays étranger, pour des activités de soutien, mais aussi de sécurité, d’assistance, etc.

Ces sociétés n’hésitent pas à trouver d’autres débouchés auprès de sociétés étrangères, soit en France (cas des prestations en intelligence économique, par exemple, avec les risques que de telles activités peuvent comporter pour les sociétés françaises s’il s’agit de prestations de concurrence), soit dans un pays autre qui peut être un pays ami de l’État français, mais aussi parfois un pays avec lequel les relations sont difficiles.

Certaines sociétés n’hésitent pas à travailler pour des États étrangers dans le cadre de prestations spécifiques liées à la sécurité ou même à la défense. Là aussi, l’analyse de la légitimité de ces contrats portera sur les relations que l’État français aura avec le pays étranger. Soit il s’agit d’un pays ami, avec lequel le gouvernement a des relations privilégiées, et la prestation servira les intérêts français. Soit il s’agit d’un pays à la politique hostile et, dans ce cas, la prestation fournie peut s’effectuer au détriment des intérêts de la France.

Enfin, ces sociétés peuvent travailler au profit d’une organisation internationale comme l’onu, l’Union européenne, l’Organization for Security and Co-operation in Europe (osce), l’Organisation de l’union africaine (oua), voire le Comité international de la Croix-Rouge (cicr) et autres organisations, soit dans le cadre d’une mission normale de temps de paix, soit dans celui d’une opération de stabilisation ou de reconstruction, soit enfin dans le cadre d’un engagement opérationnel, en parallèle aux forces armées ou de police sur le théâtre d’opérations.

Cette énumération peut sembler fastidieuse, mais elle a l’avantage de mettre en évidence toutes les variétés de situations possibles et la complexité des problèmes que posent ces situations.

Que préconiser ?

Au-delà des services que les smp sont susceptibles de fournir, il convient maintenant de s’interroger sur l’intérêt et la légitimité de telles sociétés en France ainsi que le cadre légal dans lequel elles pourraient agir, puisqu’il semble que la loi sur les mercenaires n’ait pas réglé le problème.

L’intérêt des smp

Le besoin pour la France

Quel est le besoin, c’est-à-dire quels types d’activités connexes aux champs d’activités militaires devraient faire l’objet d’une capacité française privée, et quelles opportunités pourraient se présenter à des entreprises nationales ? Telle est la question que pose la Société française d’études militaires (sfem1) qui consacre un dossier sur le sujet. Elle en voit deux :

l’externalisation de tâches qui ne sont pas directement au cœur de métier des forces étatiques (formation de forces étrangères, logistique, sécurisation d’infrastructures, déminage…) ;

la protection et la sécurité des entreprises et des sociétés travaillant à l’étranger en zone de crise ou de conflit.

Il ne s’agit là que de tâches opérationnelles, à produire sur un théâtre d’opérations ou un pays étranger. Ce sont des prestations de soutien à l’action des forces armées que celles-ci n’arrivent plus à fournir en raison de la diminution des effectifs et la multiplication des tâches opérationnelles, ou encore des prestations sécuritaires permettant aux entreprises françaises de faire face à l’augmentation de la violence dans les pays étrangers dans lesquels elles travaillent. Dans ces deux types d’activités, il ne s’agit en aucun cas d’empiéter sur le rôle régalien de l’État en matière de défense.

On peut ajouter à ces activités les prestations de conseil et d’assistance stratégique en temps de paix. Ce type de prestations contribue largement à étendre l’influence stratégique de la France dans le monde, donnant un modèle français de gestion des crises et des conflits. En effet, actuellement, domine le modèle anglo-saxon, voire américain, assez différent de celui des Français, même si celui-ci manque de visibilité et d’expression. Le ministère de la Défense et celui des Affaires étrangères peinent à fournir aux partenaires étrangers une telle vision qui aurait le mérite d’apporter une alternative crédible à l’omniprésence stratégique et doctrinale des Anglo-Saxons.

Est-ce à dire que la fonction de défense peut être traitée comme un service et faire l’objet d’une mise sur le marché ? Les ultralibéraux, comme l’Américain Murray Rothbard, l’envisagent comme une série de services ou de fonctions définis. Des opérateurs, étatiques ou non, représentant différents corps de métier, répondraient à des cahiers des charges très précis rédigés par un organisme étatique ou international, au terme d’un appel d’offres et dans le cadre d’un contrat conforme au droit international. L’État conserverait les compétences ultimes et régaliennes qu’il doit assurer en matière de défense et de sécurité et agirait comme maître d’ouvrage ou maître d’œuvre dans les autres cas. Si cette façon d’envisager l’externationalisation semble encore choquante, il est sûr que la France en ressortirait grandie en ce qui concerne sa place dans le monde. Elle augmenterait son influence sur la scène internationale et justifierait son rôle dans le Conseil de sécurité des Nations unies. Elle rendrait plus effective sa contribution vis-à-vis des pays amis, en particulier de ceux avec lesquels nous avons des partenariats en matière de défense. Elles en tireraient des bénéfices économiques en raison des contrats post-conflit qu’elles seraient susceptibles d’emporter. Certains postes budgétaires de la défense pourraient en partie être couverts par les prestations effectuées par les sociétés agissant dans son domaine.

En allant au-delà des considérations d’influence immédiate, l’intérêt pour la France serait triple.

intérêt pour la défense : il s’agit d’offrir par ces moyens une alternative à l’action militaire dans l’assistance d’une force armée amie en situation de crise ou encore de disposer d’éléments venant du théâtre d’opérations avant l’engagement des forces ;

intérêt pour le politique : ce que les moyens de l’État ne peuvent pas signifier sur un théâtre donné peut être exprimé par les moyens du privé. Il s’agit alors de poursuivre une mission de politique publique par les moyens du privé ;

intérêt pour l’économie : en disposant de moyens adaptés, la France pourra assurer une continuité de présence dans les situations de prévention de crise, de crise ouverte, de sortie de crise et de retour à la paix. Elle accompagnera ses entreprises dans des zones à risques sans engager ni renier la signature de l’État. Elle disposera d’un outil d’influence dans des confrontations d’intérêt nécessitant l’emploi des stratégies indirectes.

Les oppositions à la libéralisation
de fonctions dites régaliennes

Mais un autre point de vue pose la question d’une manière différente : quel est le meilleur et le plus légitime acteur en matière de coercition et de sécurité internationale, l’État ou le marché ?

En posant ainsi la question de l’intérêt des smp, la revue Cultures & Conflits2, dirigée par Didier Bigo, tente d’aller plus loin dans l’examen du problème. Elle avance que ce type d’entreprises se fond dans un continuum d’entreprises de protection en banalisant leurs activités comme la réponse à un besoin évident de sécurité, alors qu’elles ne sont que des entreprises de coercition très proches de sociétés employant des mercenaires. Elle se demande également ce qu’il faut alors penser d’une définition qui renforce les peines pour les mercenaires tout en limitant fortement la sphère d’application du terme ? N’est-ce pas, en jouant consciemment ou non avec l’indignation morale, une facilitation de facto du rôle de ces entreprises qui les dédouane de l’accusation de « mercenaire » ? Aussi commence-t-elle par s’interroger sur la sociologie du personnel de ces entreprises qu’elle considère comme des entreprises d’aide à la coercition publique à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire (et, dans ce cas, elles sont aussi des entreprises d’exportation de violence), entreprises para-privées qui ont toutes l’allure du privé en termes juridiques bien qu’elles soient, en fait, des entreprises obéissant à des logiques d’actions publiques mais selon des moyens privés d’accumulation du capital.

Finalement, il semble à Christian Olson, auteur de l’article « Vrai procès et faux débats : perspectives critiques sur les argumentaires de légitimation des entreprises de coercition para-privées », que ces dernières ne relèvent ni du marché pur, ni d’une vision essentialisée de l’État. En amont de l’offre et de la demande, se pose donc la question de la justification et de la légitimation de ces entreprises. Pour Christian Olson, « loin de se contenter de renverser le rapport de force sur le terrain, ces entreprises peuvent durablement accroître le niveau de violence en surajoutant à des dynamiques conflictuelles locales des moyens technologiques relativement sophistiqués ».

Alors comment les contrôler ? Au sein de la communauté académique et politique, un consensus semble aujourd’hui se dégager sur l’idée, qu’il importe aux gouvernements et aux organisations internationales, de mettre en place des modes de régulation du phénomène afin de l’encadrer tout en le légitimant sachant qu’une interdiction pure et simple ne saurait être effective. La privatisation est ainsi un mode particulier de « gouvernementalité », au sens foucaldien du terme. En effet, elle est l’occasion d’un redéploiement de l’État par le truchement d’acteurs dits privés : notamment par le biais de stratégies de délégation, d’extension des réseaux de patronage et de chevauchements par les élites gouvernementales de la frontière public/privé. Elle utilise le concept paradoxal de « privatisation de l’État » pour décrire le brouillage des frontières entre l’État et le marché qui en résulte. Mais cet article va plus loin. Il avance que « la construction de la sécurité en tant que bien consommable et échangeable permet à l’offre de protection, à condition que celle-ci produise simultanément un savoir sécuritaire, de déterminer la demande de protection. « En déterminant contre quelles menaces il convient effectivement de savoir se défendre, elles déterminent aussi quelle offre de protection la demande doit rechercher3. » Bref, contrôler les entreprises de coercition ne sert à rien, puisqu’il y a complicité entre les personnels de la défense et de la sécurité, travaillant dans ces entreprises, et les responsables politiques et administratifs du système étatique.

Cette vision plutôt négative des sociétés militaires privées, rebaptisées pour la circonstance sociétés de coercition, est-elle juste et utile ? Certes, un certain nombre de sociétés ont produit des activités susceptibles de déstabiliser leur pays ou le pays dans lequel elles sont intervenues. Mais en est-il de même pour toutes ces sociétés ? Il est certes louable de mettre en évidence les aspects néfastes, mais l’État a-t-il les moyens de fournir l’ensemble des prestations de sécurité et de soutien nécessaires sur un théâtre d’opérations compte tenu du contexte général et des circonstances particulières ? De même, le constat de l’insuffisance de visibilité stratégique de la France par manque de réflexion et de moyens, et non par manque d’idées, peut être amélioré par des sociétés ou instituts travaillant à son profit dans des conditions précisées à l’avance.

Mais dans ce cas comment organiser l’emploi de telles sociétés ?

Quels type de sociétés

Leur appellation

L’expression société militaire privée est un non-sens. Certes, il s’agit bien d’entreprises, ayant un statut semblable aux autres. Mais elles ne sont nullement militaires, même si de nombreux militaires y travaillent ou sont à leur origine. Enfin, elles sont bien évidemment privées. En fait, c’est l’association de deux termes « militaire » et « privé » qui ne sont pas compatibles. Certes, l’appellation est voulue, mais elle entraîne également de nombreux contresens. En fait, la typologie des activités proposée a révélé l’originalité de notre approche : elle combine les actions de conseil de niveau stratégique avec les activités d’assistance opérationnelle. C’est pourquoi il semble préférable d’adopter le vocable de société d’appui stratégique et opérationnel (saso), de préférence à celui de société militaire privée (smp).

On pourrait ainsi avoir des sociétés d’appui stratégique, plutôt orientées vers le conseil et la formation des élites non seulement militaires ou sécuritaires, mais également administratives, aux problèmes d’analyse de risques, de gestion de crise, de raisonnement stratégique, etc. Ce type de sociétés, assez proches des sociétés de conseil, serait constitué certes de personnels venant des métiers de défense ou de sécurité, mais également de chercheurs en géopolitique, en géostratégie, d’ambassadeurs, d’ingénieurs en informatique et gestion de réseaux, etc.

On aurait également des sociétés d’appui opérationnel, plus chargées du soutien des engagements français à l’étranger, soit au profit des institutions engagées sur des théâtres d’opérations civils ou militaires (organismes du ministère de la Défense, de la sécurité, de la santé, de l’économie et des finances, etc.), soit au profit d’entreprises travaillant à l’étranger dans des pays à risques.

Types de sociétés concernés

Il n’y a pas en France de législation spécifique aux saso. Cela peut permettre une conception libérale des activités de telles sociétés, comme n’importe quelle autre entreprise ou firme multinationale exportant des services à l’étranger. Toute société de droit privé inscrite au registre du commerce : Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (eurl), sarl, sa, sas, peut donc prétendre au statut de saso. Le premier principe de droit est celui de la liberté d’entreprendre. C’est un principe affirmé et jamais remis en cause, protégé par toutes les juridictions (nationales et communautaires).

Cependant, il conserve des limitations inhérentes à la souveraineté de l’État : monopole de la force légitime, défense de l’intégrité du territoire. La loi pose aussi des limitations, interdictions ou autorisations spéciales. L’objet social d’une entreprise doit être possible et licite (article 1833 du code civil). Enfin, l’activité d’une entreprise peut s’exercer n’importe où, dans la limite des interdictions édictées par l’État français (Article 23-8 du code civil).

Nature des donneurs d’ordre

La distinction qui s’établit entre les prestations, définit d’elle-même la nature des différents donneurs d’ordre. Elles peuvent être classées en trois catégories, en fonction d’une gradation des moyens mis en œuvre (hommes et matériel), mais aussi d’une prise de participation à une crise ou un conflit.

des prestations de conseil et d’expertise : études stratégiques, élaboration de doctrine, expertise d’organisation, de conduite du changement ;

des prestations de formation, d’équipements et de soutien : formation de responsables en charge de la sécurité ou de la défense, formation de personnels des forces armées et de police, prestations de matériels, prestations logistiques ;

des prestations d’assistance sécuritaire ou militaire : sécurité des personnes, sécurité des installations publiques et privées, voire d’installations militaires ; actions en faveur des réfugiés, assistance civile aux populations ; déminage, dépollution ; négociation, renseignement, enquête, contre-ingérence, opérations d’influence.

La première catégorie ne pose pas de problème et n’exige aucun statut particulier. Elle peut s’exercer au profit d’un donneur d’ordre public (un État tiers ou une organisation internationale) ou au profit d’un donneur d’ordre privé (une entreprise ou une organisation non gouvernementale).

La deuxième catégorie relève de l’autorité de la Commission interministérielle d’étude d’exportation de matériel de guerre (cieemg) pour la fourniture de matériels de guerre. L’autorité de l’État français est donc engagée dans ce type de contrat, qui ne peut lier le prestataire qu’à un autre État. En revanche, la fourniture de savoir-faire (activités de formation) est exempte de contrainte, et échappe à l’incrimination pénale de mercenaire, que le donneur d’ordre soit un acteur privé ou public. À l’extrême, l’instruction d’une milice privée non destinée à être engagée dans un conflit est contractuellement possible.

La troisième catégorie peut aussi se développer sans aucune règle, en prenant soin d’éviter les 6 critères cumulatifs de l’incrimination de mercenaire. Toutefois, ce genre d’engagement ne devant aller à l’encontre des intérêts français, il semble nécessaire et obligatoire que les pouvoirs publics se saisissent de ce dossier pour le contrôler plus étroitement.

Limite de fournitures

Contractuellement, les limites fixées à la fourniture de prestations d’appui stratégique et d’assistance opérationnelle sont liées.

au type de prestation : c’est le cas de la fourniture de matériel de guerre par exemple, comme cela a été vu au paragraphe précédent ;

au donneur d’ordre : il paraît légitime de pouvoir restreindre l’accès des donneurs d’ordre privés à certaines prestations des saso, comme l’instruction militaire ou le renseignement d’intérêt militaire ou politique par exemple. Il s’agit d’éviter à la France l’embarras qu’avaient rencontré les autorités israéliennes dans les années 1990, lors de révélations sur la présence d’instructeurs israéliens contractuels au service de sociétés écrans des narco trafiquants colombiens ;

au lieu d’exécution du contrat : le fait d’intervenir dans un pays, même sous contrôle des autorités étatiques de ce pays, au profit de ressortissants d’un pays tiers, doit être strictement encadré. On se souviendra que mpri fut accusé d’avoir apporté son expertise depuis le Rwanda aux combattants zaïrois en lutte contre le régime du maréchal Mobutu.

Par ailleurs, des exclusions sont à prévoir par principe dans le champ des prestations, soit parce qu’elles relèvent spécifiquement d’un autre métier, soit à cause des risques de dérapage. C’est le cas en particulier du gardiennage de prisonniers et des interrogatoires de ceux-ci (même sous couvert de prestation de linguistes interprètes).

Exigences déontologiques

Le statut de saso relevant du droit commun, en dehors des cas particuliers étudiés ci-dessus, il reste indispensable de prévoir un encadrement de cette activité de manière à préserver les intérêts de l’État français. Une solution peut être recherchée dans l’adoption d’une charte déontologique par les professionnels désireux d’exercer sur ce type de marché.

L’adhésion à une telle charte devra avoir un caractère public et admettre le principe de sanctions en cas de transgression. Elle aura une dimension déclarative de la part du candidat, et signifiera sa classification dans la catégorie des sociétés d’appui stratégique et d’assistance opérationnelle. En signant son adhésion, la personne morale devra s’engager sur les points suivants : acceptation de vérification par les pouvoirs publics des sociétés signataires ; déclaration de la composition du capital de la société, y compris dans le détail des intervenants au capital s’il s’agit de personnes morales ou de fonds d’investissements ; déclaration d’existence des filiales, quel que soit le pays où elles sont immatriculées ; déclaration spontanée des contrats en cours de signature quel que soit le donneur d’ordre.

Les points suivants devront apparaître dans la charte déontologique : engagement de respect des lois françaises et européennes ; engagement de respect des traités internationaux (Conventions de Genève, Conventions internationales relatives aux droits de l’homme) ; règles de comportement commercial, en particulier d’information des autorités françaises sur les contrats en cours de signature ; règles de relations avec le client ; règles de comportement individuel des personnels ; règles générales et spécifiques de relations avec l’administration française ; le cas échéant, règles de résolution des litiges et régime de sanctions adoptés par les entreprises signataires pour les contrevenants aux obligations contenues dans la charte.

Rôle des pouvoirs publics

Les pouvoirs publics exerceront un rôle régulateur de la profession au travers des pouvoirs de vérification qui leur sont reconnus par la charte. Ils auront la possibilité de réclamer des informations aux entreprises signataires. Ils pourront en retour les alerter sur les orientations de la politique française, dans tel ou tel pays du monde de façon à les enjoindre de se conformer à leurs engagements.

En cas de manquement caractérisé d’un signataire, les instances déontologiques que les entreprises auront choisi de se donner pourront être saisies, soit sur l’initiative de l’un des signataires, soit par suite d’une observation des pouvoirs publics.

Cependant, il convient également de poser le problème de la viabilité de telles entreprises. Comme toute entreprise privée, elles ne seront durables qu’à condition de disposer de suffisamment de contrats pour entretenir une trésorerie viable et faire un minimum de bénéfices pour se développer et devenir concurrentes des entreprises anglo-saxonnes de même type. C’est ce qui entraîne ces dernières à fournir autant, sinon plus, de prestations aux entreprises implantées dans les régions à risques, qu’à l’État lui-même en ce qui concerne le soutien et la sécurité des unités. Il faudra alors décider si, pour la France, il convient de laisser ouverte les deux types de prestations ou si elles sont inconciliables. Il faut comprendre que si l’on choisit l’exclusion entre les deux activités, il conviendra que l’État soit en mesure de garantir un certain chiffre d’affaires aux sociétés travaillant exclusivement pour lui. Cela pose alors le problème de la libre concurrence aux appels d’offres. Il semble donc que la possibilité de signer des contrats assez variés soit la seule garantie pour permettre le développement de ces entreprises, mais que dans le même temps il conviendrait d’en contrôler la signature en contraignant les entreprises à les déclarer.

Pour conclure

En dehors d’un cas de conflit, l’activité d’une société d’appui stratégique et opérationnel dans un État étranger échappera généralement à l’incrimination de « mercenaire » et ne devrait pas poser d’autres problèmes que ceux des relations entre la France et cet État tiers. Les intérêts diplomatiques et les accords militaires de la France étant respectés, l’activité de sociétés françaises procurant un appui sécuritaire et stratégique en dehors d’un conflit est possible et souhaitable.

Dans le cadre d’un conflit, la non-participation directe aux combats, et ce quelle que soit la nature du conflit (selon la conception de la France), permettra d’éviter l’incrimination de mercenaire. En revanche, un certain nombre de situations seront à distinguer. L’activité des personnels d’une saso dans un État étranger échappe à l’incrimination de « mercenaire » quand elle a lieu en dehors d’un conflit (règle de non-participation aux combats), en dehors de relations avec un État (règles de marchés privés) et lorsqu’elle est légitimée par un État. L’autorité de l’État exerce donc un rôle légitimant dans le cas où une saso collaborerait officiellement avec un État engagé dans un conflit et avec l’autorisation des autorités françaises. À l’inverse, si l’activité de la saso se tourne contre un État ou l’un de ses attributs de souveraineté ou contre les intérêts français, il y aura là une cause d’incrimination de mercenariat.

Il apparaît donc possible de développer à partir de la France des prestations privées d’appui stratégique et sécuritaire sans obstacle juridique autre que ceux imposés par les textes en vigueur. Mais il apparaît également que l’intérêt, tant des acteurs français de ce marché que de l’État, va dans le sens d’une légitimation de ces activités par l’adoption d’une charte de déontologie spécifique à cette profession. Elle garantira les intérêts de l’État en lui procurant par l’intermédiaire des saso un moyen d’action stratégique dont il ne dispose pas encore, à la différence de ses alliés, en particulier anglo-saxons. Elle garantira les intérêts des entreprises, en leur procurant la sécurité juridique dont elles ont besoin pour accompagner les efforts de notre politique étrangère et de défense, tout en leur donnant les moyens de s’engager dans un marché déjà fortement concurrentiel. Dans tous les cas, l’absence d’acteurs français dans ce secteur ne peut être que préjudiciable au rayonnement de notre politique et de notre diplomatie, et au développement de nos activités économiques à l’international. 

Synthèse Loup Francart

Très en retard par rapport aux pays anglo-saxons, la France s’interroge encore sur le bien-fondé de telles sociétés. C’est pourquoi il a paru important de décliner les types d’activités et de prestations qu’elles étaient en mesure de mener. Elles se résument en activités permanentes de coopération et d’influence visant à promouvoir une politique extérieure nationale, qui sont d’ordre stratégique, et en activités de prévention, d’assistance et de sortie de crise, qui sont plutôt d’ordre opérationnel. L’ensemble de ces activités étant mené pour des clients très variés et dans des contextes fondamentalement différents. Aussi, si la France voit bien l’intérêt de sociétés militaires privées à la fois pour la politique française extérieure, pour la défense et l’économie, elle s’interroge sur la manière de les contrôler, en sachant que pour l’instant la loi sur le mercenariat n’a pas réglé ce problème. 

Traduit en allemand et en anglais.

P. Darantière | Les sociétés militaires privée...