N°6 | Le moral et la dynamique de l’action – I

Pierre Schill

Les dimensions collectives du moral

Une dynamique psychologique collective

Le moral : un mental en action

Dans son sens premier, le moral se définit comme un « état psychologique, en tant qu’aptitude à supporter ou à affronter plus ou moins bien les problèmes, les difficultés1 ». Il revêt deux dimensions distinctes, défensive et dynamique.

La dimension défensive – le moral comme rempart – constitue la force psychologique qui permet de résister et de ne pas sombrer face à l’adversité.

La dimension dynamique – le moral comme moteur – dépasse ce rôle protecteur et représente les ressorts psychologiques qui donnent à l’individu ou au groupe la capacité de répondre à l’imprévu et à la complexité. Ce volet dynamique du moral correspond à l’acception commune de l’expression « moral des troupes », comprise comme la « disposition des subalternes à accomplir leur tâche1 », disposition par essence collective.

Le général Monclar, alors colonel, dans le chapitre consacré au moral de son Catéchisme du combat, rédigé à l’intention de ses légionnaires, reprend ainsi, ces deux aspects défensif et dynamique du moral.

« Le moral est la maîtrise des nerfs et le plus ou moins de lucidité :

que laissent au combattant l’émotion et la peur produites par […] l’action offensive de l’ennemi ;

qui permettent à la troupe de servir convenablement ses armes, aux chefs de prendre les dispositions acceptables2. »

Si le moral est un état psychologique, il ne prend sens que par les effets concrets qu’il produit. Le moral, charnière entre subjectif et objectif, se distingue du seul mental sur un critère d’efficacité, comme la volonté se distingue du pouvoir. « Mental en action », le moral se reconnaît et se justifie par ses fruits. Pour les militaires notamment, la dimension effective du moral est sa raison d’être : elle manifeste le principe d’efficience qui doit sous-tendre l’action militaire et participe à la légitimité de l’action de force.

Le moral peut donc se définir comme une « aptitude psychologique individuelle et collective à surmonter l’adversité et à accomplir les tâches difficiles, inédites ou complexes ».

Pour le groupe, l’alchimie du moral donne à l’unité de valoir plus que la somme de ses membres – au sens de Durkheim –, ou au contraire de sombrer dans une forme de stérilisation interne. Les dissensions intestines qui dissipent l’énergie collective, mais aussi les enfermements ou cristallisations qui la détournent, peuvent rendre le groupe incapable de produire collectivement les effets appropriés en dépit de la conscience individuelle qu’en ont éventuellement ses membres.

La cohésion aux petits échelons : un rempart face au danger

La spécificité du soldat réside dans le fait de se trouver détenteur, au nom de la nation dont il détient sa légitimité, de la responsabilité, directe ou indirecte, d’infliger la destruction et la mort, au risque de sa vie, et ce en tout temps et en tout lieu3.

L’état militaire exige donc en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité4.

L’aspect défensif du moral prend ainsi pour le militaire une dimension particulière puisqu’il doit se préparer à être confronté à la mort et à la souffrance : celle qu’il peut recevoir comme celle qu’il peut être amené à infliger. Pour l’unité militaire, cette dimension du moral est celle qui doit lui permettre de surmonter des pertes subies.

Cette résistance est sans conteste un des aspects de la discipline. C’est en outre à l’aune de ces risques que la disponibilité prend toute sa dimension, entendue non comme un simple temps de présence, mais comme une mobilisation de toute la personne à l’extrême du danger et de la transgression par l’application de la force jusqu’à infliger la mort. L’emploi de la force mettant en jeu les dimensions les plus frustres de l’homme – forcer, impressionner, faire peur, tuer –, impose le réalisme : il s’agit de mobiliser les leviers psychologiques les plus puissants capables d’agir sur les ressorts humains fondamentaux et de s’adapter notamment à la simplicité et à la jeunesse de la masse des soldats.

« Il ne peut rien être sagement ordonné en matière de tactique, organisation, instruction, discipline, toutes choses qui se tiennent comme doigts de main, si l’on ne prend comme point de départ l’homme et son état moral en cet instant définitif du combat5. » La culture du moral de la troupe peut ainsi paraître par certains de ses aspects simpliste et grossière, mais c’est sans doute qu’elle vise à l’efficacité et à la rusticité dans les situations extrêmes. Elle est souvent intimement liée aux rapports de l’individu au groupe.

Ce moral rustique et défensif s’appuie en effet notamment sur les solidarités et la cohésion tissées aux plus petits échelons.

Les unités militaires ne s’organisent pas spontanément en fonction des affinités. Leurs structures, leur organisation hiérarchisée et leur rôle sont normés dans le but de les rendre structurellement stables, autant que faire se peut indépendantes des personnalités les composant et résistantes aux aléas du combat. À ce titre elles devraient contribuer à un équilibre psychologique et sociologique. C’est ainsi que les cellules combattantes de base sont historiquement et quasi universellement bâties sur des binômes de soldats regroupés en groupes ou escouades d’une dizaine d’hommes.

Le niveau binôme en particulier représente le lieu de l’entraide, de la première coopération et de l’appui mutuel. Le niveau du groupe d’une dizaine de membres constitue l’entité dans laquelle chaque individu participe personnellement et directement à la mission collective dans un partage des tâches coopératif. Les relations interpersonnelles s’y développent en une connaissance mutuelle intime.

Il est donc primordial, pour la capacité des forces à affronter l’adversité et pour la consolidation du « moral de la troupe », de veiller à la stabilité dans la durée et à la qualité de l’encadrement des plus petits échelons tactiques : ces cellules élémentaires sont essentielles à l’équilibre des soldats les plus jeunes et les moins expérimentés. Elles constituent l’environnement immédiat des jeunes engagés, et sont lourdes d’enjeux pour contribuer à la consolidation structurelle de la professionnalisation des armées face aux difficultés du recrutement et de la fidélisation.

La juste décision collective :
une manifestation de la dynamique psychologique du moral

Les conditions d’engagement des forces armées ne se réduisent cependant pas à l’affrontement. Elles sont aujourd’hui habituellement marquées par l’implication de nouveaux acteurs et le développement progressif du cadre multinational des interventions, le plus souvent provoquées par la faillite de l’État. Les forces y sont moins souvent engagées sur un « front » – soit, contre un adversaire, soit en interposition entre deux belligérants – mais opèrent davantage au sein même de la population. Dans ce contexte, le succès tient moins à la destruction de l’adversaire – qui doit cependant toujours pouvoir être acquise – qu’à la réussite d’une action indirecte : à travers les populations, devenues à la fois acteurs et enjeux majeurs, elle vise à abaisser le niveau et le besoin de violence, puis à reconstruire le « contrat social », jusqu’à la normalisation de la situation.

Dans ces conditions, se trouvent déportés vers les niveaux subordonnés les plus bas des responsabilités et une latitude d’initiative telles que « la maîtrise des nerfs et la lucidité » citées par le colonel Monclar comme devant permettre « aux chefs de prendre les dispositions acceptables », en deviennent un impératif de masse. À la dimension primaire d’un moral de survie ou de combat, se superpose donc le besoin, aujourd’hui à grande échelle, d’une dimension plus subtile et plus délicate d’une aptitude psychologique des unités militaires aux petits échelons à l’accomplissement de tâches difficiles, inédites ou complexes. Dans ces petites unités au sein desquelles la proximité réduit souvent les distances hiérarchiques, les réactions dans l’urgence face à la complexité ne résultent pas systématiquement d’une décision formelle et exprimée du chef, mais d’une conjonction collective générale. Dans son acception élargie le moral dynamique de l’unité est alors l’aptitude collective à remplir avec succès ou non le défi rencontré.

Au-delà, ce moral collectif de l’unité consiste en une capacité à se placer dans un cadre collectif élargi et donc à concevoir et à orienter son action au service d’un échelon supérieur – à agir « dans l’esprit » – progressivement élargi jusqu’aux fondements de l’action et de la nation. Le moral est ici le bon esprit.

Le 19 mars 2003, quelques heures avant de s’engager en Irak, le lieutenant-colonel Tim Collins, commandant le le 1er bataillon d’infanterie du Royal Irish Regiment, s’adresse à son unité devant la presse : « Nous venons pour libérer, pas pour conquérir. Nous ne montrerons pas nos drapeaux, le seul drapeau qui volera dans ce pays, c’est celui du peuple que nous venons libérer6. »

Quelques jours plus tard, au cœur de Bagdad, un soldat américain anonyme escalade une statue de Saddam Hussein pour y attacher le câble de son char dépanneur et la renverser sous les yeux d’une foule enthousiaste. Il en profite pour la coiffer d’un drapeau américain. La scène, immortalisée par les médias internationaux, devient le symbole de la chute du dictateur. Les téléspectateurs n’aperçoivent que furtivement un gradé qui se précipite pour rappeler son subordonné à l’ordre et faire disparaître la bannière étoilée…

Alors que rien ne l’y prédestinait et que la plus aboutie des coordinations ne pouvait pas l’anticiper, cette petite équipe de soldats a été propulsée dans les sphères politiques et médiatiques et son action a pris dans cette guerre une portée stratégique. Se trouvant un peu par hasard devant les journalistes au pied de cette statue, l’escouade a sans doute ressenti comme une évidence le besoin de symboliser la chute de Saddam Hussein par la mise à terre de son effigie. Mais, emportée par l’enthousiasme de cette première excellente intuition, elle n’a pas su trouver en son sein la ressource psychologique pour dépasser ses ressorts de combat patriotiques et s’ouvrir à l’évidence – en coiffant Saddam d’un drapeau irakien, ou tout le moins en s’abstenant d’un affichage ostensible du drapeau américain – que cette guerre devait davantage symboliser la victoire d’un nouvel Irak que la conquête de ce pays par les États-Unis. Il aurait peut-être suffi qu’un des soldats de l’équipage signale que le geste lui semblait contraire à l’esprit de la mission pour que la juste décision s’impose comme une évidence.

La force morale aux plus petits échelons découle ainsi de la capacité à faire jaillir l’étincelle d’un conseil ou d’une remarque capables d’éclairer la décision.

La mixité professionnelle aux petits échelons :
un facteur de « juste décision »…

Or, l’armée de terre française possède une tradition originale de mixité – statutaire, d’ancienneté, sociale, culturelle – au sein de ses unités élémentaires, qui peut contribuer à générer la « juste décision » aux petits échelons dans les situations complexes. Cette diversité n’est pas la panacée et peut conduire, notamment dans la promiscuité et l’adversité, à des crispations néfastes. Mais le commandement peut s’attacher à l’orienter pour transformer un état de fait structurel en dynamique psychologique.

La diversité découle notamment de la complémentarité du recrutement des officiers. Les origines des quatre à cinq officiers d’une compagnie, d’un escadron ou d’une batterie couvrent en effet souvent le spectre des recrutements : du jeune officier de carrière pour la formation militaire, intellectuelle et humaine duquel l’institution a lourdement investi, aux officiers plus âgés et plus expérimentés de recrutement internes, en passant par l’officier sous contrat issu d’un cursus universitaire civil. Cette mixité découle surtout de la présence de chefs de section sous-officiers, expérimentés et durement sélectionnés – ce qui constitue une particularité originale par rapport à la plupart des armées comparables. La coopération de ces chefs de peloton ou de section officiers directs, semi-directs, issus du rang et sous-officiers de toutes anciennetés est une voie de partage des expériences et des intelligences. Cette variété bien comprise, qui existe aussi parmi les sous-officiers et les militaires du rang, est de nature à améliorer la capacité de discernement et d’adaptation au sein des unités. Au niveau des chefs de groupe, cette diversité se retrouve en effet entre les sous-officiers bacheliers de recrutement direct, les sous-officiers anciens hommes du rang et surtout quelques chefs de groupe militaires du rang. Parmi les soldats, c’est le maintien d’une proportion notable d’anciens au milieu des jeunes recrues qui garantit la complémentarité des expériences et des sensibilités au sein des cellules tactiques de base.

Dans le système militaire hiérarchisé, il n’est en principe pas question d’admettre les décisions collégiales. Mais, aux formes modernes des engagements, souvent décentralisés jusqu’aux petits échelons, caractérisés par une forte réversibilité et par l’imprévisibilité des situations, doivent répondre des actions militaires polymorphes, soudaines ou continues dans la durée, parfois à enjeu important, souvent à forte portée psychologique ou humaine envers les populations ou les belligérants. Si elle est exploitée, l’expérience accumulée dans l’unité et amplifiée par la diversité de ses membres pourra permettre de conseiller le chef pour qu’il prenne la décision adaptée à la situation. Ce dernier peut ainsi s’efforcer de faire jouer l’imagination, l’allant et la jeunesse si nécessaire, en désignant pour la tâche à accomplir celui de ses subordonnés qui possède le mieux ces qualités ; l’opiniâtreté, la détermination, l’expérience si besoin en mettant en avant tel autre.

Cette disposition à exécuter efficacement les directives complexes et subtiles inhérentes à la guerre moderne repose sur la capacité de conserver aux petits échelons des « unités de ligne » une masse critique, non pas forcément d’as – par essence rares –, mais de personnalités capables d’emporter la décision de la masse dans l’un ou l’autre domaine de l’adresse, de l’audace, de la force, mais aussi de l’intelligence, de l’initiative, du discernement, de la rigueur.

… qui repose sur un exercice réaliste de l’élitisme

Les armées modernes doivent ainsi veiller à ne pas sombrer dans la pauvreté humaine d’une masse militaire de base asséchée par la ponction trop lourde des unités d’élite et des fonctions d’environnement. Comme toutes les autres, la ressource humaine est en effet par essence limitée. Elle reste donc soumise au principe des vases communicants : tout effort au profit d’une entité se fait au détriment d’une autre.

Or, les fonctions d’environnement nécessaires aux engagements actuels sont consommatrices d’élites que la tentation est grande de ponctionner dans le gros des troupes. Les besoins sont en effet nombreux : forces spéciales, forces avancées, mais aussi forces « complexes » assurant les fonctions d’environnement telles que commandement, transmissions, actions psychologiques, juridiques, civilo-militaires, communication…

Sans déroger à l’impératif d’armer ces unités au bon niveau, ni remettre en cause le facteur d’entraînement que peut représenter un élitisme assumé, il s’avère primordial de ne pas assécher la masse des unités afin de préserver leur solidité psychologique – donc l’efficacité militaire.

L’esprit de corps : une réponse aux paradoxes
de la culture du moral de la troupe

Obéissance imposée et obéissance consentie

L’ambivalence du moral, simultanément défensif et dynamique, rustique et élaboré, place en pratique la culture du moral de la troupe devant le paradoxe d’impératifs contradictoires.

Au risque de la caricature, une comparaison du style de commandement emblématique de chacune des trois armées permet de mettre en valeur ce paradoxe.

Dans la marine, le commandant est celui qui donne la direction sans qu’il ait à obtenir une adhésion formelle de ses subordonnés : il lui suffit de faire virer son navire pour que l’équipage soit entraîné à sa suite. Les subordonnés contribuent collectivement à la marche du bâtiment – à ce titre ils sont clairement membres d’une communauté de destin – tout en étant physiquement contraints à l’obéissance quelle que soit leur interprétation de la décision, sauf à quitter le navire. Le commandement est marqué par cette double communauté de fait et contrainte physique. Il peut se concentrer sur les finalités sans être lié outre mesure par les contingences psychologiques, même si d’autres aspects, dus notamment à la promiscuité dans la durée, peuvent prendre une importance prépondérante. Historiquement, sa faillite est la mutinerie, c’est-à-dire le remplacement du commandant.

Dans l’armée de l’air, le chef est le pilote, combattant central. Dans les phases de combat le déséquilibre est flagrant entre ce chef combattant et ses subordonnés non-combattants. Les subordonnés contribuent à la préparation de la mission que le chef effectue seul : il importe pour celui-ci de bénéficier de leur aide et de leur service. Il recherche donc par son commandement leur coopération, dans une démarche de dépendance, non d’abord basée sur la discipline, mais sur le partage des rôles et la compétence technique au sein d’un système auquel chacun contribue de manière différente. La faillite de ce commandement est l’indisponibilité de l’avion, plus largement des moyens.

Dans l’armée de terre, le chef est celui qui sort de la tranchée et veut être sûr qu’à cet instant il sera suivi par ses hommes. Le commandement au quotidien consiste à prendre des assurances sur cet aboutissement paroxystique en exigeant des subordonnés des gages de leur obéissance, qu’elle soit imposée ou consentie. Sa faillite est la débandade, c’est-à-dire la fuite loin du chef.

Cette parabole met en lumière le divorce dans l’armée de terre entre le quotidien et l’exceptionnel, entre la durée et l’instantané. Cette distance est porteuse d’un premier paradoxe qui consiste à organiser l’unité en vue de sa finalité ultime, mais de faible occurrence, et de l’employer ou de l’entraîner dans la durée dans un environnement, notamment psychologique, très éloigné de cette finalité. Il est aggravé par l’impossibilité de représenter à l’entraînement la réalité des implications du combat que sont le danger vital et l’usage de la force létale.

Le second paradoxe mis en exergue est le caractère dual de l’obéissance, d’une part imposée – à travers la discipline et la contrainte – et d’autre part consentie – par le biais de l’impératif moral, de l’adhésion, de l’élan collectif, de l’imitation.

L’obéissance imposée est sans doute la forme la plus immédiate et la plus classique de l’obéissance, notamment à travers la discipline, dont le règlement de discipline générale stipule qu’elle constitue « la force principale des armées » et qu’à ce titre, « il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance de tous les instants ». Cherchant à automatiser les réflexes de la discipline au quotidien pour espérer les faire jouer dans l’urgence du danger et à prendre des assurances sur l’obéissance des subordonnés par des gages préalables, le commandement dans l’armée de terre consiste historiquement à forcer la discipline individuelle et collective au-delà du strict besoin immédiat.

Le colonel Monclar insiste sur cette dimension de la discipline lorsqu’il évoque les moyens de renforcer le moral : « La discipline, les traditions et l’esprit de corps, l’instruction et l’action, la confiance dans les chefs, l’esprit de sacrifice, l’esprit offensif.

La discipline est l’habitude d’obéir dans tous les actes de la vie militaire. Quand on s’est efforcé d’obéir dans les petits détails même aux ordres qui peuvent paraître injustifiés, injustes, on ne songe pas à discuter l’ordre d’engager sa vie7. »

L’ordre serré – la parade – des unités, dont on peut remarquer que la rigueur n’est jamais aussi formelle et stricte en France que dans les phases de non-emploi, est ainsi une sublimation de la discipline collective dont l’apparente futilité est en fait un outil du moral de la troupe. De même, les exercices qui consistent à pousser les individus et les unités dans leurs retranchements physiques visent certes à renforcer leur résistance morale, mais permettent en outre, par des ordres contraignants volontairement arides, de gager l’obéissance jusque dans les retranchements psychologiques créés par l’inconfort déstabilisant de la faim, de la fatigue ou du froid. Les marches de nuit dépassent ainsi largement pour la plupart des unités le besoin d’entraînement à une hypothétique action commando derrière les lignes ennemies, mais sont un puissant levier de renforcement du moral.

Ce déséquilibre psychologique, même temporaire, nécessaire à l’obéissance imposée est par essence basé sur la contrainte et la création d’une tension artificielle entre le chef et ses subordonnés. Il est donc en première approche antinomique de l’autre forme d’obéissance consentie. Celle-ci repose en effet a contrario sur l’adhésion individuelle et collective au chef et aux buts de l’action, à travers l’engagement moral individuel et la cohésion de l’unité.

Or, l’évolution des besoins opérationnels vers davantage d’initiative, donc de ressources morales aux plus petits échelons, conjuguée à l’évolution de la société, met en exergue le libre arbitre, au prix parfois de l’individualisme et de l’inconstance. Elle est accompagnée d’un rééquilibrage de ce diptyque de l’obéissance au profit de l’adhésion consentie et donc d’une forme du moral élaboré et fondamentalement collective, notamment basée sur l’esprit de corps.

Le moral, dans son sens englobant, remplace sans doute ainsi la discipline comme force principale des armées : « Pour que des hommes et des femmes acceptent de servir leur pays jusqu’à, si nécessaire, infliger la destruction et la mort au risque de leur vie, il faut bien sûr que leurs chefs donnent des ordres, organisent, contrôlent. Mais, en réalité, il faut bien plus. Car un dévouement aussi extrême repose sur une adhésion sans réserve que seul peut susciter le commandement des hommes. À l’origine, en effet, le mot commander signifie recommander. Ce n’est donc pas par hasard, qu’excluant toute idée de soumission ou d’obéissance aveugle, ce terme est particulièrement associé à une forme d’exercice de l’autorité qui trouve sa justification et sa finalité dans l’engagement commun au combat ; engagement commun que seule l’association étroite entre chefs et subordonnés rend possible8. »

L’esprit de corps : la cohérence des identités collectives

L’offensive terrestre menée par les forces alliées lors de la première guerre du Golfe au printemps 1991 offre une illustration moderne de cette sortie de la tranchée d’un chef entraînant ses hommes au combat. Bénéficiant des délais de préparation nécessaires, le colonel Thorette, chef de corps du 3e régiment d’infanterie de marine, a ainsi tenu à s’adresser aux marsouins de chaque unité à la veille de l’assaut terrestre :

« Vous vous battrez demain pour quatre raisons principales.

Chacune est complémentaire de l’autre, mais si vous deviez n’en retenir qu’une, celle-là suffirait…

Vous vous battrez parce que le président de la République, chef de l’État et chef suprême des armées vous l’ordonne, soutenu dans cette décision par le Parlement, émanation du peuple français et conformément aux décisions de l’onu, émanation des États du monde,

Vous vous battrez parce que, soldats de métier, “professionnels” comme on dit, vous avez choisi le noble métier des armes et qu’il est des circonstances où les armes – expression de la force – doivent servir le droit,

Vous vous battrez parce que l’adversaire qui est le vôtre aujourd’hui, sera demain votre ennemi, mais vous vous battrez sans haine,

Vous vous battrez enfin, pour le chef qui vous conduira, le camarade qui sera à vos côtés, le souvenir de vos anciens symbolisés par les plis de notre drapeau, pour l’esprit des troupes de marine qui, nous tous “marsouins”, nous anime et nous unit. »

La mise en exergue des dimensions collectives du moral, au moment crucial du combat, charpente cette déclaration : en fondant l’engagement individuel sur un lien avec une communauté, de la plus large à travers la nation, voire l’humanité, à la plus resserrée à travers le cercle immédiat des camarades, elle exprime la place centrale de l’identité collective comme facteur du moral et source de l’action.

En proposant une articulation cohérente et complémentaire de ces communautés gigognes, elle légitime chacune de ces références identitaires.

En laissant la liberté à chacun de choisir son propre niveau de référence, elle justifie la diversité des expressions identitaires et prend acte avec réalisme des niveaux de lecture différents suivant les personnalités, les responsabilités, les grades ou l’ancienneté.

La culture des identités collectives constitue indubitablement une des sources du moral. Dans les armées, cet esprit de corps se cristallise de manière particulière au niveau du régiment grâce à sa cohérence et aux symboles qui y sont attachés, notamment son drapeau. Mais cette entité n’est qu’un des échelons de référence possible. D’autres niveaux – pelotons ou sections, compagnies ou escadrons, armes ou subdivisions d’arme, armée de terre – peuvent devenir pour certains de leurs membres des références importantes et développer une identité particulière, notamment concrétisée et exprimée par des symboles, uniformes et traditions. La culture consciente par le chef de ces identités est un des moteurs du moral de sa troupe, mais doit trouver sa limite dans la cohérence plus globale de son action et de sa finalité dans le bien commun supérieur.

Si, dans une communauté militaire hiérarchisée et orientée vers l’action, il est sain et même humainement indispensable que se développent des références identitaires de proximité capables de fédérer les forces morales individuelles et collectives, le choc des identités ne doit pas introduire plus de frictions internes qu’il n’apporte d’efficacité globale. À ce titre, l’application bien comprise de l’esprit de corps doit bien sûr tourner le chef vers le bien commun, parfois au sacrifice de sa propre unité ; sacrifice relatif dans la vie courante, mais sacrifice éventuellement littéral au combat pour une unité militaire. Elle lui impose également d’ouvrir les références de ses subordonnés en fonction de leurs responsabilités : si le militaire du rang se considère avant tout comme membre d’une compagnie, l’horizon d’un sous-officier ancien doit dépasser celui de son régiment et s’étendre à son arme, celui d’un officier supérieur se porter à celui de l’armée de terre.

Au centre du moral militaire, la culture des identités collectives doit conserver un équilibre cohérent entre les entités imbriquées afin de ne pas sombrer dans les luttes stérilisantes qui seraient la négation même du principe d’efficacité qui fonde le moral. L’esprit de corps, compris comme une mise en cohérence au service de la nation, est à même de légitimer l’obéissance imposée et de fournir à chacun les justifications pour y consentir. Il permet de réconcilier la culture d’un moral de combat défensif et rustique basé sur une obéissance imposée en vue d’un affrontement direct avec le développement d’un moral dynamique dans la durée capable de favoriser l’éclosion face à l’inconnu de la juste décision jusqu’aux plus petits échelons tactiques.

Conclusion

Le moral ne peut pas être réduit à la seule dimension de résistance psychologique à l’adversité, même la plus extrême comme dans le domaine militaire, ou à son seul aspect disciplinaire. Il est aptitude psychologique collective à accomplir les tâches difficiles ou inédites. Pour faire face à des engagements plus complexes dans la durée, dans un monde qui privilégie l’adhésion sur la contrainte, il a sans doute remplacé la discipline comme force principale des armées.

Après que la guerre industrielle a semblé disqualifier définitivement le corps à corps antique en consacrant la primauté de la puissance technique sur la force morale, les engagements modernes dans la durée au contact des populations semblent illustrer que c’est dorénavant de la maîtrise astucieuse et résolue de la puissance des outils techniques aux petits échelons que naîtra la supériorité tactique.

La dimension psychologique des sources du moral rend néanmoins difficile son évaluation, dans un monde et une organisation tournés vers l’efficacité mesurable et quantifiable, notamment en termes de gestion du temps, de rationalisation des organisations et d’évaluation des coûts : c’est pourquoi il est essentiel qu’en soient soulignés les effets les plus concrets dans chacune des actions menées par les forces terrestres au service de notre pays.

Synthèse Pierre schill

Les dimensions collectives du moral prennent d’autant plus d’importance pour les militaires que la tendance moderne du commandement privilégie l’adhésion sur la contrainte, pour s’adapter aux évolutions socioculturelles et répondre aux défis d’un engagement décentralisé et complexe. Ayant supplanté la primauté de la discipline comme réponse aux paradoxes fondamentaux de l’emploi de la force, le moral des unités est une alchimie psychologique difficile à quantifier. Il repose cependant principalement sur une culture réaliste des identités collectives et sur une exploitation assumée de l’originale mixité professionnelle de l’armée de terre française jusqu’aux plus petits échelons.

Traduit en allemand et en anglais.

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