N°37 | Les enfants et la guerre

Francis Boulouart

Né de père allemand

Mai 1940 : le nord de la France est envahi par l’armée allemande. Le général Guderian ordonne à la 10e Panzerdivision de prendre Calais. C’est chose faite le 26. L’occupation s’organise alors. Les troupes de la Wehrmacht réquisitionnent certaines maisons. Ma mère, Georgette, vit avec ses parents au 184 boulevard Gambetta. Au 182 s’installent quatre soldats allemands employés des chemins de fer. Leur arrivée impressionne et suscite l’hostilité des habitants du quartier. Mais eux cherchent le contact avec les Français. Progressivement, une relation amicale s’établit avec ma famille, à l’occasion de quelques services rendus : ma mère s’occupe de l’entretien de leur linge, ce qui lui permet d’améliorer l’ordinaire en nourriture et en charbon qu’elle reçoit en retour.

Les mois passent. Georgette et sa famille observent la façon de vivre de ces soldats éloignés de leur famille et qui s’accommodent de cette guerre. La mitoyenneté des maisons favorise les contacts. Les sentiments d’hostilité ou de méfiance s’estompent. Les relations se détendent. Ma mère et ses cousines sont sollicitées pour des séances photos. Il est évidemment difficile pour elles de refuser, d’autant plus que les jeunes soldats allemands ne cachent pas qu’ils trouvent les Françaises à leur goût.

Ma mère est mariée à un soldat français fait prisonnier dès le début de la guerre. L’un des quatre jeunes Allemands, Willi Knöri, serviable et prévenant, retient son attention et finit par gagner son cœur. Il ne tarde pas à s’installer à la maison. Je suis né de cet amour, le 23 janvier 1943. Ma mère refuse de m’abandonner malgré les mises en garde de ses proches inquiets de mon avenir comme enfant de l’ennemi et des représailles dont elle risquait d’être victime de la part de la Résistance. Georgette est courageuse et indépendante. Elle trouve du travail et subvient à ses besoins. Une nourrice garde l’enfant. L’aviation alliée attaque les bases militaires allemandes. Notre maison est bombardée. Heureusement les dégâts sont limités. Mais la peur envahit les familles. Malgré tout, la vie en famille s’organise et mon père connaît les joies de la paternité pour quelques mois. Il vit avec ma mère l’instant présent. L’un et l’autre ne pensent pas trop à l’avenir. Mais en juin 1943, Willi reçoit une nouvelle affectation, sur le front d’Italie. À la Libération, ma mère est parvenue à éviter les représailles et l’humiliation publique, même si elle a dû répondre devant la justice de la vie commune avec un Allemand dont elle a eu un fils. Mon père, lui, est rentré en Allemagne, chez lui, à Monakan, près de Stutgart. Une fiancée l’y attend. La photo de leur mariage montre une ressemblance troublante entre celle-ci et ma mère.

Quand le mari de Georgette rentre de captivité et découvre l’enfant, il divorce illico presto. Il fait barrer le nom du garçon sur l’acte d’état civil, sur lequel est ajouté en marge « enfant naturel ». Ma mère a vécu toute sa vie avec l’espoir de revoir mon père, mais elle ne le reverra jamais. Elle ne s’est pas remariée. Elle a vécu avec un serveur de restaurant qui lui a donné une petite fille, Yvette, née en 1957. Georgette est morte en 1964.

En 1949, j’entre à l’école communale de mon quartier. Très tôt, j’ai senti que je n’étais pas comme les autres : je n’avais pas de père. Et avec la mention « né en 1943 de père inconnu » sur votre fiche d’état civil, vous êtes tout de suite repéré et montré du doigt. Enfant, on ne comprend évidemment pas cette mise à l’écart. Car le secret règne. Le plus souvent, les mères, les grands-parents, toute la famille partagent le secret de cette paternité. Le silence et l’ignorance deviennent insupportables. Mais contrairement à beaucoup d’enfants de père allemand qui étaient rejetés par leur famille et leur mère, j’ai eu de la chance. Lorsque j’ai eu sept ans, ma mère m’a parlé de mon père. Elle a écrit sur une feuille de papier son nom et son adresse, et m’a fait part des informations qu’elle avait sur ses origines en Allemagne. J’ai conservé ce papier jauni toute ma vie. Elle m’a parlé de mon père étape par étape, pour m’aider à comprendre. Ma mère m’adorait. Son affection m’a aidé à affronter la vie.

À l’école, je connais des années difficiles. À cette époque, les enfants s’invectivent facilement de « tête de Boche », « sale Boche », ce qui touche ceux qui en sont et qui sont au courant. Ces invectives culpabilisent cette génération considérée comme des enfants de l’ennemi. Nous sommes des « bâtards d’Allemands » régulièrement insultés, maltraités. Et je suis confronté à la méchanceté et à la bêtise des adultes, comme cette dame du catéchisme qui s’applique malicieusement à demander le nom de mon père. Je me sens tellement coupable que j’arrête d’aller au catéchisme. Sans père, en proie à la honte, à la discrimination, je ressens un profond complexe d’infériorité que j’ai mis longtemps à évacuer. J’ai toujours eu l’impression que mon comportement trahissait mon origine germanique. Tout jugement implicite de mon entourage m’envahit d’un sentiment d’être mal aimé, rejeté. Constamment montré du doigt, la peur m’habite.

À quatorze ans, je trouve un emploi d’apprenti vendeur-étalagiste aux Chaussures André, à Calais. Bol d’oxygène : pas une fois le directeur, Émile Lévy, juif, interné à Drancy et dans un camp de concentration, ne me demandera le nom de mon père… Petit à petit, j’apprends à surmonter les humiliations et à avoir la « niaque ». Je grimpe les échelons jusqu’à devenir directeur commercial du Nord–Pas-de-Calais, soit vingt-cinq magasins sous ma responsabilité. C’est le début de la grande aventure des chaînes de magasins. En 1981, nous ouvrons la première Halle aux chaussures près de Nancy. C’est à cent cinquante kilomètres du village de mon père, mais vis-à-vis de mon employeur, je n’ose pas faire de recherches. Je garde au fond de moi l’espoir de prendre contact, mais cela reste difficile. Garder le secret de mes origines paternelles allemandes demeure alors une obligation indépassable. Je réussis à construire ma vie, je m’investis dans mon travail, je parviens à surmonter mes complexes. Mais avec un tel secret, on ne peut être équilibré. Pendant ces décennies de silence, seule ma femme est au courant. J’attendrai quarante-cinq années avant d’entreprendre des recherches.

En 1995, à cinquante-deux ans, ma carrière est assurée. Mon esprit est libéré. Je me sens prêt à rechercher mon père et sa famille. La réconciliation franco-allemande a fait son œuvre depuis des décennies. Cependant, elle a laissé les enfants « maudits » dont je fais partie sur le bord du chemin. Je me décide alors à écrire au Consulat de France à Stuttgart, qui me répond qu’aucune recherche ne peut être engagée puisque je n’ai pas de trace de filiation. Et les autorités françaises ne facilitent pas les démarches.

Touché en 2003 par l’émission télévisée Enfants de Boches, de Christophe Weber1, puis par la parution en mai 2004 du très beau livre de Jean-Paul Picaper et Ludwig Norz Enfants maudits2, j’écris au Service d’information des archives de la Wehrmacht à Berlin3 (wast). Quinze jours plus tard, j’obtiens une réponse : « Votre père est décédé en 1988, mais vous avez un frère. » Fin janvier 2005, heureuse surprise : Marie-Cécile Zipperling, une Française chargée de recherche à la wast, me téléphone et m’apprend qu’elle a retrouvé la trace de mon père décédé le 5 mars 1988. Son épouse, âgée de quatre-vingt-deux ans, avec qui il était fiancé quand il m’a conçu en France, vit avec l’un de ses enfants, Rudolf, âgé de cinquante-sept ans. Quelle chance ! Il me reste à prendre contact avec ce frère. Ce n’est pas chose facile. Souvent, comme le raconte Marie-Cécile Zipperling, les Allemands se sentent coupables du père qui a abandonné une femme et un enfant pendant la guerre. Paradoxalement, ce sont les enfants français qui les réconfortent en assurant qu’à l’époque il ne pouvait sans doute pas faire autrement.

Le choc est rude pour Rudolf d’apprendre que son père a connu une femme en France et que de cette liaison est né un frère. Après avoir longuement réfléchi, il juge que j’ai le droit de savoir. Nous échangeons alors des courriers. Il m’envoie des photos de mon père. Pour la première fois, je le découvre à l’âge de vingt-six ans sur l’une d’elles prise à Calais. En 2005, Rudolf informe sa famille de mon existence. Sa maman apprend la nouvelle avec résignation, mais avec une grande dignité. Mon impatience est alors grandissante. Je veux en savoir plus. Rudolf et moi apprenons à nous connaître. Il me raconte la vie de notre père, de son départ pour le front d’Italie à son décès. Je suis confiant. J’ai le sentiment que la partie manquante de ma vie se complétera par la présence de Rudi et par tous les points que nous avons en commun.

J’invite mon frère, son épouse Heide ainsi que leurs trois enfants, Jenny, Olivier et Daniel, à passer quelques jours chez nous à Angres pour faire connaissance avec mon épouse Maguy et nos deux enfants, David et Christelle. Ils nous rendent visite pour les fêtes de l’Ascension de 2006. Avant la visite, Rudi et Heide me préparent un CD où sont reproduits des films de famille. Le jeudi 25 mai, une Golf bleue s’arrête devant la porte de notre maison. Rudi et Heide en descendent. C’est l’accolade émue avec mon frère. Nous avons l’impression de nous connaître depuis toujours. Les yeux emplis de larmes, Rudi montre son émotion. Il exprime sa difficulté à admettre cette situation, « ce Francis qui arrivait comme ça dans sa vie, son devoir était de le rencontrer ». Heide offre une orchidée à ma femme. La zdf, télévision allemande, avec Claudia Döbber, se charge d’être notre interprète pendant trois jours en tournant un film de quarante-cinq minutes4.

C’est l’un des plus beaux jours de ma vie ! Au déjeuner, l’émotion est à son comble. Ma famille et mes amis, qui parlent bien allemand, s’accordent à dire qu’il y a une ressemblance entre moi et mon frère, ce qui me comble de joie. Nous vivons trois jours d’ambiance familiale. Nous visitons la région Nord–Pas-de-Calais en nous racontant plein de souvenirs. Rudi souhaiterait évoquer, chez lui, des souvenirs plus personnels sur notre père. Je prends donc des cours de langue allemande pour répondre à l’invitation qu’il nous fait de nous retrouver en janvier 2007 dans sa belle région du Bade-Wurtemberg, qui est désormais un peu la mienne.

Sa maman est prête à nous recevoir. C’est le premier contact. Je suis reconnu comme un fils. L’émotion est forte de rencontrer la femme de mon père. Je pleure comme je n’ai jamais pleuré. Elle me montre son album photos. Toute la vie de ma famille allemande. Elle me propose également de prendre quelques photos : je choisis celle de leur mariage avec Willi. À chaque fois qu’elle me voit, elle m’embrasse. Un jour, elle a dit que j’avais tous les défauts de mon père. C’était le plus beau cadeau que l’on puisse me faire.

Nous nous rendons chez mes neveux et chez ma sœur que je ne connais pas encore. Toute la famille est réunie à Bad-Liebenzell le 20 mai 2009 à l’occasion des soixante ans de Rudi. Je rencontre pour la première fois Waltraud, âgée de soixante-trois ans. Le moment le plus émouvant pour moi, c’est lorsque je vais me recueillir sur la tombe de mon père. Pensait-il qu’un jour la famille se retrouverait ? Il est difficile de parler de ce moment.

En retrouvant mon père, j’ai découvert une seconde patrie. Quelle émotion d’être reçu à l’ambassade d’Allemagne à Paris en 2009, accompagné d’adhérents de l’Association nationale des enfants de la guerre (aneg)5, et de mon frère Rudi, venu spécialement de Stuttgart, qui me faisait l’honneur d’être présent pour la cérémonie de reconnaissance par l’Allemagne de ma naturalisation6.

Je souhaite de tout cœur que le fait d’avoir retrouvé ma famille allemande puisse donner espoir à d’autres qui recherchent leur identité, qui ont souffert de la honte et qui ont été parfois rejetés par leurs proches. Deux familles qui se retrouvent outre-Rhin après soixante ans, c’est l’Europe que nous construisons pour nos enfants. Le chemin parcouru, de la honte à la fierté, a été long et difficile. Je suis heureux aujourd’hui d’avoir mis un terme au mal-être né de l’ignorance de mes racines. Depuis que j’ai retrouvé mon père, je me suis fait un devoir de témoigner pour contribuer à la dignité de ces enfants de la guerre. Je donne des interviews à des journaux, à la télévision ; je fais des conférences à travers la France. J’essaie, avec mes moyens, de contribuer à la dignité de ces milliers d’enfants, nés de père allemand, et qui souvent n’ont pas eu le bonheur de le retrouver. Nous devons rappeler sans cesse aux enfants de l’Europe qu’il n’y a pas d’avenir sans connaissance de l’histoire.

  • Enfants de la guerre : combien sont-ils ?

Selon les recherches de l’Institut d’histoire du temps présent (une unité du cnrs qui travaille sur l’histoire de la guerre au xxe siècle), il pourrait y avoir deux cent mille enfants nés d’un militaire de la Wehrmacht et d’une mère française entre 1941 et 1945. Soit une naissance sur dix… Le journaliste français Jean-Paul Picaper et l’écrivain allemand Ludwig Norz font la même estimation. Ce chiffre paraît surprenant. D’autres estimations le situent entre soixante-dix mille et deux cent mille. Fabrice Virgili, auteur de Naître ennemi. Les enfants nés de couples franco-allemands pendant la Seconde Guerre mondiale (Payot, 2009), considère que ce chiffre n’est de toute façon pas inférieur à cent mille. Selon lui, il s’agit d’un « phénomène de masse », qui ne concerne pas que les enfants nés en France de père allemand ; il faudrait en effet ajouter les enfants nés en Allemagne de père français (entre 1940 et 1945, près de deux millions de Français, travailleurs forcés ou volontaires, prisonniers de guerre, effectuent, dans leur grande majorité, une partie de leur captivité en dehors du stalag, au contact régulier de la population allemande). Pour prendre la pleine mesure de ce phénomène de masse, il faut aussi prendre en compte les enfants nés de père allemand dans les autres pays européens occupés. La sociologue Ingvill Mochmann avance les chiffres de vingt mille au moins en Belgique, quinze mille aux Pays-Bas, douze mille en Norvège et huit mille au Danemark. De nombreuses associations de recherche et de soutien de ces pays révèlent des chiffres identiques ou proches. Si l’on prend en compte les enfants nés de mère allemande et de père appartenant aux armées d’occupation (française, britannique, américaine et soviétique) en Allemagne, le phénomène de masse est encore plus important. Les recherches entreprises par les associations et par les institutions publiques sont encore loin d’avoir fait le tour de ce phénomène.

1 Enfants de Boches, film de Christophe Weber et Olivier Truc, Sunset Press, France 3, 2003.

2 J.-P. Picaper et L. Norz, Enfants maudits, Genève, Éditions des Syrtes, 2004.

3 La Deutsche Dienststelle, le service d’information des archives de la Wehrmacht, situé à Berlin, tient un registre sur les états de service des soldats de l’armée allemande. Il gère près de quatre mille trois cents tonnes de dossiers et de fichiers. Trois cent cinquante personnes y travaillent.

4 En visionnant ce documentaire, Mein Vater war ein deutscher Soldat, sur la chaîne de télévision publique Phoenix en Allemagne, l’épouse de Willi a simplement lâché : « C’est la vie. »

5 L’aeg, créée en 2005, conseille les personnes qui souhaitent retrouver leur famille biologique en Allemagne où en France. Deux ans plus tard, l’amicale s’est adressée à Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, et a obtenu d’être reconnue d’utilité publique avec la possibilité pour ses membres de demander la double nationalité.

6 Le Bundestag a voté en février 2008 une loi pour la reconnaissance de la nationalité allemande des enfants nés de père allemand. C’est Daniel Rouxel, un retraité, qui, le premier, l’a obtenue, et ce dès juillet 2008.

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