N°38 | Et le sexe ?

Jean-Marie Dumon

Le chant des sirènes

« Et puis cette image gracieuse de la femme que nous aimons, qui est peut-être moins une réalité
que le plus pur produit de notre imagination, et ce mélange d’impressions, physiques
et morales, sensuelles et spirituelles, ces impressions absolument indescriptibles
que l’on ne peut que rappeler à l’esprit de celui qui les a déjà éprouvées. »

Pierre Loti (Aziyadé)

Le marin est souvent considéré comme un militaire identique aux autres, mais qui, de plus, serait un marin. Il entretient un rapport privilégié avec son milieu ; fait de l’univers clos, entouré de liquide, son quotidien, s’en évadant parfois lors des escales, dans des parenthèses ou échappatoires artificielles et formatrices. Il partage avec le marin au commerce de nombreux traits, depuis que l’homme est devenu navigateur, dans les profondeurs de l’histoire. Il possède des caractères empruntés aux ressentis si particuliers relatés dans des relations de voyage ou conditionnés par la religion qui l’habite. Cette solide mythologie maritime s’est perpétuée, tout comme la superstition se nourrit des naufrages. Mais ce marin combat en mer, et pour cela l’équipage prend son sens ; pour gagner, il ne cesse de rejeter à terre ce qui peut l’en empêcher. Le marin est aussi le fruit de son époque et son comportement social suit, dans une certaine mesure, les méandres des femmes et des hommes d’une société dont il est le produit, cela concerne donc aussi son approche du sexe.

Le rapport à l’autre dans la dimension sexuelle n’est pas forcément chose simple à analyser. L’héritage culturel est important et certaines approches peuvent être réfutées par ce simple fait. Si, dans le monde occidental, nous pourrions considérer qu’aujourd’hui la libération des comportements ainsi que la volonté de favoriser l’égalité des sexes et de renforcer les droits des homosexuels créent une situation inédite et favorable, ce serait oublier qu’au cours du temps et de l’espace, les marins ont pu être tout à la fois chastes, libertaires, moralisateurs, ouverts à l’homosexualité, misogynes ou dévots au dernier degré, et souvent curieux d’observer les mœurs singulières des contrées visitées. Tour à tour corsaire ou chef d’escadre, le marin n’a pas eu un comportement linéaire et son rapport à l’autre d’un point de vue sexuel a pris des aspects bien différents selon les contextes. De plus, l’attitude du commandant est fondamentale à bord ; ce qu’il autorise est conditionné par le but d’obtenir in fine un équipage soudé, dès la coupée posée à terre.

La mer est féminin, la mer est danger, la femme incarne le mal, elle porte malheur en mer, elle n’a donc pas de place à bord. Dès l’Antiquité, le décor est planté. Vénus hante les marins, privés de femmes et en relation si étroite avec les dieux de l’Olympe. Ulysse et les obstacles du retour à Ithaque renvoient au danger de la mer et au pouvoir féminin. L’homme, fruit des amours illicites des dieux, cherche donc à éloigner le plus possible les femmes, ce mauvais œil. Et pour l’éloigner encore plus, il orne la proue des navires de ces symboles féminins pour favoriser les bonnes traversées.

Le Moyen-Âge a sans doute amplifié le développement de la superstition à l’égard des femmes et commué en dévotion mariale le désir de l’homme. Les navires baptisés Notre-Dame sont alors légion. Si la femme se trouve divinisée, elle n’est plus de chair et le marin s’en abstient. À l’extrême, le doge de Venise prend en noces la mer au nom de la cité.

L’époque des grandes découvertes met en première ligne les marins de l’observation du monde, ce qu’ils relatent dans leurs relations de voyage, mais qu’ils vivent aussi au contact des « naturels », malgré la volonté du commandement de les en empêcher. Parfois, d’ailleurs, considérant la dureté de la vie en mer et la durée des expéditions, celui-ci accepte de son équipage une légèreté des mœurs. Il s’ensuit une sorte d’approche moralisatrice entre les mœurs observées, si différentes de celles prescrites par la religion chrétienne et imposées à bord. L’efficacité n’est pas forcément au rendez-vous, comme en témoignent la débauche sur les galères de Méditerranée, stoppée en partie par saint Vincent de Paul, ou les pillages peu recommandables menés dans les Caraïbes par nos flibustiers.

L’époque classique consacre le fossé entre le comportement sexuel des matelots et celui des officiers, des commandants de navires ou d’escadres. L’équipage est souvent peu instruit, dans les mains d’aumôniers qui contiennent leur sexualité, leur inculquant l’élévation par l’application des préceptes religieux et l’instruction réduite à la lecture de la Bible. La promiscuité grandissante sur les navires à plusieurs ponts, pour des populations entassées supérieures parfois au millier, dans des navigations longues et périlleuses, en proie à l’oisiveté imposée entre deux combats ou abordages, conduit à une homosexualité notoire. Dans le cas de navigations plus courtes, l’influence familiale reprend le dessus avec les nuances géographique d’origine et fait abandonner ces pratiques tout en cimentant la monogamie. L’univers masculin célibataire et sa conséquence par un comportement homosexuel se retrouvent aussi au sein de l’ordre des chevaliers de Malte, grands pourvoyeurs de marins, tels Suffren ou Tourville.

Jusqu’au Premier Empire, les officiers, jusqu’aux amiraux, souffrent de la comparaison avec les officiers de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’armée de terre. En France, seul le pouvoir de la terre semble noble ; la mer est roturière et finalement assez secondaire. Les bâtards du roi sont souvent nommés amiraux, ce qui dénote de la qualité de la charge comparée à celles confiées aux princes du sang. Ces officiers de Marine, même les plus rigoristes huguenots tels Duquesne, prennent de jeunes épouses avec une différence d’âge certaine, entretiennent des créatures d’autres milieux, notamment des indigènes quand ils occupent un poste dans les colonies. Cette élite épicurienne et portuaire s’accommode d’aspects particuliers, sachant que le roi n’embarquait jamais en mer. Duguay-Trouin et ses gardes de la Marine accueillaient de nombreuses prostituées à Saint-Malo et La Touche Tréville embarquait de temps en temps sa maîtresse à bord.

Sous Louis xvi, la présence des femmes est bien évidemment interdite à bord : « Par ordre du Roi, la présence de toute femme sur un bateau de Sa Majesté est interdite, sauf pour une courte visite ; un mois de suspension sera requis contre l’officier qui contreviendrait à cet ordre et quinze jours de fer pour un membre de l’équipage qui, lui-même, n’y souscrirait point. » L’histoire de Jeanne Baret, aide-botaniste, travestie en homme pendant toute l’expédition de Bougainville, peut laisser pantois, mais montre bien ce besoin tenace de mise à l’écart. Ce même Bougainville qui s’inquiétait pour ses matelots des invitations hospitalières des Tahitiennes, comme des Vénus offertes, dont il fallait accepter le cadeau sous peine de faire affront aux usages du pays.

Les certitudes du xixe siècle voient s’affronter la révolution maritime de la voile vers la vapeur, la fin de la découverte du monde par les océans et de l’obscurantisme afférent, et le romantisme qui insuffle vent de liberté et recherche de la passion. L’aspect de plus en plus utilitaire du navire, l’absence grandissante d’intimité, l’embourgeoisement de la société ne sont pas sans conséquences comportementales. Les mœurs se polissent quelque peu et la sexualité quitte le bord pour être rejetée à terre. L’exotisme devient un carburant sexuel indéniable. Le marin voit du pays, et la contradiction permanente entre l’enchantement et le désenchantement de l’éloignement le pétrit. Il s’affranchit de la norme occidentale, y compris s’agissant des mœurs. L’analyse des écrits de Victor Segalen ou de Pierre Loti l’illustre. La beauté différente, la liberté sexuelle, la place que tiennent toutes ces jeunes filles aimées de Polynésie, de Turquie ou d’ailleurs, forgent le marin. Il trouve un équilibre entre sa vie à bord et celle qu’il vit à terre, loin du port-base. Les rencontres et l’offrande de l’amour finissent souvent assez mal : la mer reprend ses droits, les différences culturelles resurgissent, la séparation et la nostalgie s’installent, ce qui permet au commandement de reprendre la main dès l’appareillage venu. Les amitiés fortes au sein de l’équipage ne conduisent pas aussi souvent qu’on a pu le dépeindre à l’homosexualité, tout au plus à une tendance limitée à la bisexualité chez certains.

Des guerres mondiales jusqu’à nos jours, la perception devient plus familière. Contrairement aux milieux terrestres et aériens, qui voient la place des femmes se rapprocher de plus en plus des combats, avec les infirmières dans les lignes arrière, les convoyeuses de l’air dans les avions, celles qui peuplent de plus en plus les états-majors, les femmes continuent d’être éloignées des marins embarqués. Le cœur de métier reste dévolu aux hommes, et le marin partage son existence entre ce qui l’arrime à terre et ce qu’il entreprend en mer.

L’équipage est jeune, d’une moyenne d’âge inférieure à trente ans, une période de la vie où la dimension sexuelle de l’existence peut s’avérer primordiale. La force du marin est, en particulier, sa capacité à composer avec ce qui pourrait constituer un paradoxe, une arythmie sexuelle, personnelle, différente selon l’individu, afin qu’elle n’interfère pas avec son métier en mer et qu’elle ne perturbe pas la primauté de l’exécution de sa mission. Ce n’est pas une peur, juste une façon alternative de vivre. Ainsi, selon les natures et l’héritage de l’éducation, la sexualité pourra réapparaître en escale ou attendre patiemment le retour au port-base. En tout cas, elle ne possède aucune place à bord.

Pour ceux qui connaissent mal cet environnement, ce milieu est clos, communautaire, hostile à l’intimité, avec des rondes fréquentes dans les locaux, non par instinct de surveillance, mais afin de vérifier que chaque recoin du bord est en sécurité – le traumatisme de l’incendie, de l’avarie et de la voie d’eau hante en permanence l’équipage. Le sexe en mer se veut banni, contraire aux vertus cardinales du groupe, inconciliable avec le nécessaire besoin de solidarité et de discipline. S’il existait, il risquerait de ruiner cette confiance dans le rôle individuel et le commandant ne pourrait l’accepter.

Le marin moderne a suivi le mouvement de la libération sexuelle progressive à partir du milieu des années 1960, tout en étant parcouru des disparités sociologiques entre les officiers, les officiers mariniers, et les quartiers-maîtres et matelots. Les officiers ont été et sont encore majoritairement porteurs de valeurs traditionnelles ; sans porter de jugement, ces dernières peuvent apparaître comme conservatrices ou empreintes de marqueurs essentiellement judéo-chrétiens, y compris dans leur dimension sexuelle. La population des officiers mariniers est sociologiquement plus complexe, finalement très variée et caractéristique du comportement des marins, car elle cumule un temps d’embarquement supérieur aux autres catégories. Sans entrer dans une caricature, ils peuvent être soit très casaniers, soit très ouverts et recouvrir des palettes plus nuancées. L’équipage, quant à lui, est très proche du comportement observé à terre dans la tranche d’âge équivalente et aux repères sociologiques identiques. Après, l’environnement du marin le rend curieux, voire tenté par de nouvelles expériences. L’esprit d’équipage et la bienveillance paternaliste de l’encadrement supérieur (principalement les officiers jouant le rôle de capitaines de compagnie) évitent les dérives chez ceux qui pourraient s’y laisser aller et l’appareillage favorise cette régulation. Le rôle social des médecins militaires embarqués fait souvent le reste, entre éducation sexuelle et accompagnement vers la responsabilité individuelle et collective.

Le dernier élément à prendre en compte est sans nul doute la mixité et la diversité. Avec certes un effet retard, la Marine s’est féminisée, y compris dans les postes à la mer à partir des années 1980, de manière expérimentale puis de façon plus généralisée à partir du milieu des années 19901. Sans qu’il y ait un lien de cause à effet, cette période voit naître aussi le fléau du sida, qui a pour conséquence, pour le commandant, de redoubler de pédagogie envers son équipage afin d’éviter des contaminations dans les escales à risque, puis systématiquement. La place des femmes à bord a été finalement acquise, sans rupture de l’esprit d’équipage. Les précautions dans la répartition des « zones de vie », les adaptations dans les règles d’habitabilité et la maturité du marin ont fait le reste. Le marin masculin s’est polissé au contact de ses homologues féminins. Il a, sans nul doute, fait évoluer son comportement sexuel, notamment en escale, du fait de la cohabitation hétérosexuelle. Le commandement a développé des outils spécifiques pour les femmes embarquées afin de les conseiller et de leur expliquer ce qu’il ne fallait pas faire, ou ce qu’il fallait faire différemment qu’à terre : maquillage, tenue vestimentaire en escale, façon de dire bonjour aux collègues masculins, précautions diverses à bord. Et une sorte de tutorat avec les plus anciennes a été mis en place.

Plus de vingt années ont passé et la mixité est désormais un non-événement. La sexualité du marin a sans doute évolué dans le même temps. Certains sont plus réservés en escale, les disparités et les carcans traditionnels sont réputés moins forts qu’auparavant, le niveau moyen d’éducation est plus resserré que par le passé et supérieur à la moyenne de la population française. L’homosexualité de certains apparaît progressivement au grand jour. Les individus concernés, s’ils l’affichent dans un statut social et civil, en parlent plus aisément à leur encadrement, surtout s’ils ressentent de la bienveillance de la part de leur chef.

La Marine n’affecte pas à bord d’un même bâtiment un couple déclaré (homo ou hétéro sexuel) au travers du mariage, du pacs ou du concubinage déclaré et notoire. Les commandants s’attachent à poursuivre l’évidence, ce besoin d’éviter toute sexualité entre marins à bord afin de ne pas provoquer dans l’action, au combat ou face à une avarie, un dilemme dans l’esprit des marins concernés entre priorité de sauvegarder le navire ou de secourir avant tout une personne avec qui existent sentiments individuels et partage intime.

Cependant, avec des équipages jeunes, où 10 à 15 % des marins sont des femmes, où des célibataires ou des personnes en union libre sont nombreux, la sexualité ne peut disparaître d’un trait de plume. Certains déploiements peuvent durer de nombreux mois et des affinités, notamment en escale, peuvent naître entre membres d’équipage. Il convient de les gérer, d’autoriser sous contrôle ce que le jargon appelle des « découchés » à l’hôtel en escale, avec des systèmes de pointage à distance et pour une à deux nuits maximum. Ainsi des tolérances sont mises en place, « donnant-donnant », afin de repartir en mer avec un moral apaisé pour poursuivre la mission. Cela concerne une fraction limitée de l’équipage. Le processus est particulièrement surveillé et repose sur la confiance ; si celle-ci est trahie, la discipline coercitive reprend le dessus.

Le marin semble de plus en plus adulte et responsable, éduqué spécifiquement, et évoluant dans un milieu différent du commun des mortels. Il adapte sa sexualité aux contraintes communautaires de son métier si particulier, sans la gommer, selon ses valeurs et aspirations, immergé dans une société à laquelle il appartient et avec laquelle il interagit au même titre que ses concitoyens. Il possède une grande chance, celle de l’ouverture au monde par la mer.

1 Voir S. Dufoulon, « La féminisation des navires de guerre : un modèle exemplaire », Inflexions nº 17, « Hommes et femmes frères d’armes ? L’épreuve de la mixité », 2011, pp. 99-110.

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