N°9 | Les dieux et les armes

François Chauvancy

La laïcité dans les armées : une contrainte, une nécessité, une liberté ou une force ?

En 2007, à la question « quelle est votre religion1, si vous en avez une ? », seulement 51 % des personnes interrogées répondent « catholique ». Les français « sans religion » sont 31 %, « musulmans » 4 %, « protestants » 3 % et « israélites » 1 %. Dans un sondage2 paru lors de la célébration du centenaire de la loi de 1905, 75 % des français considéraient que la laïcité était, selon eux, « un élément essentiel ou très important pour l’identité de la France ». La laïcité semble donc bien être une réalité.

Les armées reflètent-elles cette répartition des croyances ou des incroyances ? Malheureusement, peu de chiffres, sinon aucun, n’existent sur les convictions religieuses des militaires. Pas plus qu’il n’en existe sur les opinions politiques ! Le statut impose les neutralités religieuse et politique aux forces armées servant une république laïque. Débattre objectivement et d’une manière bien informée sur le rôle et la place de la religion au sein des armées françaises paraît donc difficile.

Néanmoins, en tant qu’officier, il paraît utile de réfléchir sur la place de la religion et sur ses apports au sein des armées en fonction des institutions en place, d’une réflexion personnelle aussi. En effet, les notions d’esprit de sacrifice du soldat et de vocation militaire sont souvent évoquées, ritualisées, sacralisées et me semblent finalement avoir un lien étroit avec le domaine religieux. Cette réflexion se justifie enfin en tant que citoyen qui constate l’évolution de la société et l’éveil des intégrismes religieux.

Dans les deux cas, cette réflexion reste subjective car elle s’appuie sur des observations personnelles provenant d’une longue carrière militaire, d’un réel intérêt porté aux questions religieuses et philosophiques, sans doute aussi à mon environnement familial qui me semble avoir créé une situation favorable à ces réflexions : un père de culture catholique, franc-maçon de son vivant mais dont deux oncles étaient des abbés, une mère hollandaise protestante et d’origine française ayant voulu que ses enfants soient éduqués en France dans la religion dominante, moi-même agnostique dans une famille catholique et croyante. Cette alchimie spirituelle et culturelle conduit naturellement à avoir une vue critique, sans aucun doute laïque, sur la place des religions au sein des armées de la république française.

  • État de la question
  • Le cadre administratif de la religion au sein
    des armées et problématique

Mon guide sera une partie de l’article 1 du statut général des militaires de 2005 : « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. » Cette référence en particulier à l’esprit de sacrifice conduit à la recherche du lien qui pourrait exister avec une croyance ou une conviction quelconque, qu’elle soit religieuse, philosophique ou politique. D’ailleurs, l’esprit de sacrifice envisageant une mort éventuelle à recevoir ou à donner pour remplir la mission a-t-il encore un sens aujourd’hui pour la majorité de nos concitoyens ? Je ne le pense pas. Cette spécificité militaire doit donc s’appuyer sur une dimension autre que réglementaire. Elle finalise l’engagement individuel sacralisé qui est cependant tempéré par la neutralité, qu’elle soit religieuse ou politique, et par le loyalisme envers les institutions dont il n’est pas aisé de cerner aujourd’hui la limite hormis réglementaire.

En complément à l’article 1, l’article 4 du statut aborde l’application de la laïcité dans les armées : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression. Elle ne fait pas obstacle au libre exercice des cultes dans les enceintes militaires et à bord des bâtiments de la flotte. »

En effet, quelle est la problématique sinon celle de l’engagement individuel au profit de la collectivité nationale en faisant abstraction de ses convictions personnelles ? Quelles sont les valeurs, communes autant que possibles, qui sous-tendent cet engagement ? Comment exprimer ou développer cet engagement du soldat symbolisé par un éventuel don de sa vie pour les autres, ce qui est très « christique » ? Dès lors qu’il y a un symbolisme, une mystique parfois, souvent une sublimation de l’engagement par le terme de « vocation militaire » et non de « métier militaire », quelle est la place du sacré et du rituel qui peut ne pas être religieuse ? Quelle place faut-il accorder à la religion dont la plus présente dans les armées semble être le catholicisme ? Que de questions auxquelles il sera difficile de répondre d’une manière tranchée.

  • Le sacré et le rituel dans les armées au xxie siècle

Le vendredi 12 décembre 2003, l’armée américaine organisait un dîner officiel dans le cadre d’une conférence internationale. La guerre en Irak durait depuis neuf mois. Trois cents officiers et sous-officiers en tenue de cérémonie étaient rassemblés. Avant le repas, tout le monde s’est levé pour écouter le bénédicité sans qu’il ne soit fait référence à une religion particulière. Le dîner s’est achevé par une prière pour les premiers morts au combat. Cette expérience inhabituelle pour moi ne pouvait que faire réfléchir sur la part à laisser au rituel, au sacré, au religieux.

Présentant un ensemble structuré de règles, le rituel a pour objet de faire communier un groupe autour de symboles dans lesquels chacun se reconnaît et adhère. Il est figé à travers le temps pour symboliser notamment la chaîne d’union entre le passé et le présent. Bien que le temps efface souvent pourquoi telle partie du rituel notamment militaire a été choisie, les symboles structurés dans le rituel, et dont le sens est supposé connu de tous, rassemblent la communauté concernée lors de différents événements : présentation au drapeau, honneurs aux morts, commémoration de dates anniversaires, victoire ou défaite, remises de décoration…

Cependant, inéluctablement pour garder son sens et empêcher sa remise en cause, ce rituel se sacralise car le sacré est « intouchable ». Le drapeau est sacré, en principe, car il symbolise l’identité, une nation, des idées aussi. Les cérémonies de remise de drapeau ou de présentation au drapeau conjuguent le rituel militaire et le sacré en l’occurrence, en France, républicain et laïque. Le sacré dans ce sens l’est-il vraiment ? Sans doute dans la mesure où il exprime un respect qui ne souffre pas d’opposition dans la forme et de fait sur le fond. Néanmoins, chaque participant à une cérémonie militaire est-il bien convaincu du sacré exprimé et ne se contente-t-il pas d’un comportement « attendu » dans le cadre d’un rituel sans qu’au fond de lui-même il y ait une réelle conviction ?

Un simple rituel militaire ne peut vivre et perdurer sans que du sens ne lui soit donné notamment par l’officiant principal, général, chef de corps. Sa sacralisation reste cependant indispensable pour ne pas le contester. Elle répond bien souvent au besoin d’exprimer l’âme de la collectivité rassemblant les « vivants » présents autour du souvenir des morts. La mort donne finalement la vraie dimension du sacré aux « vivants » dans le sens d’un esprit de sacrifice exemplaire et à suivre éventuellement. Ces deux exemples le montrent.

  • En août 1992, le décès de deux officiers français lors d’une explosion sur l’aéroport de Zemunik (Krajina, ex-Yougoslavie) dans le cadre d’une opération de maintien de la paix, est l’objet de ce cérémonial militaire pour leur rendre hommage. L’aumônier militaire est bien entendu présent pour aider le bataillon ayant subi les pertes car finalement personne n’aurait compris que l’homme de Dieu ne soit pas associé. Accessoirement, le cérémonial militaire avait aussi pour objet d’affirmer l’unité de tous face à cet événement face à un environnement hostile et observateur des réactions du bataillon.
  • En novembre 2004, neuf de nos soldats sont tués à Bouaké. Leur enterrement fait l’objet d’une imposante et émouvante cérémonie militaire d’hommage aux Invalides en présence du président de la République. Cérémonie funèbre pour la première fois largement diffusée, elle est transmise sur la télévision nationale dans son intégralité et fait participer tous les « vivants » de la nation. La sacralisation laïque du sacrifice même non volontaire de nos soldats était aussi un message aux commanditaires de l’agression.

Ces deux événements sacralisent l’esprit de sacrifice de nos soldats dans un rituel conduisant au sacré par le respect dû par tous à ces hommes morts pour la France. Les croyances des morts et celles des assistances sont secondaires. Rituel et sacralisation du sacrifice participent à l’unité de tous face à l’adversité. Cependant, dès lors que la mort est omniprésente, comment éviter que cette sacralisation ne conduise pas à la croyance religieuse et bien sûr à la foi en l’au-delà qui rassure les vivants ? C’est aussi la contradiction d’une France laïque et d’une France qui, pourtant, ne peut ignorer le fait religieux.

  • Qu’est ce que la laicité ?

Il n’y a pas de définition de la laïcité. Il y a surtout « séparation de la société civile et de la société religieuse au sens d’un État neutre entre les religions » (Renan). Est « laïque » cependant ce qui est ni ecclésiastique ni religieux. On peut être laïque et croyant car la laïcité n’est pas opposée aux religions. Cela dit, elle n’est pas une religion ou un système religieux, mais bien la forme ordinaire, régulière, légale de la vie publique dans notre société française, y compris militaire. La constitution de la ve République rappelle par ailleurs dans son article 1er que « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Ce libre choix s’exprime par rapport à soi, à sa conscience. Il aura une forte influence sur le regard sur l’altérité de l’autre et le respect à lui porter dans sa personne même.

Quatre principes peuvent définir la laïcité.

Vivre ensemble. La République française s’est construite autour de la laïcité en garantissant un espace public où chacun peut garder ses différences qui sont du domaine privé. Trois principes complémentaires s’en dégagent : liberté de conscience (droit de croire ou de ne pas croire, religion, athéisme, agnosticisme, indifférence), égalité des options spirituelles, universalité d’une loi commune (la loi est égale pour tous et soucieuse de l’intérêt général).

Il paraît donc important que les institutions de la République restent laïques et neutres, sinon impartiales, au service de la nation qui reste l’expression la plus forte du « vivre ensemble ». En revanche, voir à nouveau comme au début du xxe siècle s’exprimer une laïcité de combat d’ailleurs essentiellement anti-catholique, certes en réaction à un affichage de plus en plus marqué au sein des institutions, est-ce encore pertinent et vraiment productif ? Cela n’exclut pas une certaine vigilance notamment sur les réformes éventuelles de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État.

  • Une perception individuelle :
    un catholicisme très présent au sein des armées
  • Du sabre et du goupillon

Pour être totalement efficaces, les forces armées, et au moins leur encadrement, ont besoin de beaucoup de professionnalisme, mais aussi de convictions pour atteindre le succès. Se battre parce que l’on est professionnel est possible mais au demeurant se battre pour une cause a toujours donné une plus grande efficacité au combattant. Un exemple peut l’illustrer. En juillet 1992, en Krajina, les cadres du 2e régiment d’infanterie de Marine sont invités par les troupes serbes locales à Benkovac pour assister à la remise du premier drapeau de la Krajina serbe. Celui-ci est béni lors de cette cérémonie militaire par les popes de l’église orthodoxe devant les troupes ex-communistes rassemblées. En effet, lorsque l’idéologie est morte, que la guerre voit plutôt s’affronter des haines séculaires ce qui est de plus en plus souvent le cas aujourd’hui, le rassemblement se fait autour de ce qui a fait l’unité historique, en l’occurrence en ce cas la religion orthodoxe. Lors du déjeuner qui a suivi, tous les officiers serbes, anciens communistes, se sont levés à la table officielle pour entendre le bénédicité. Ils justifiaient leur position car la religion orthodoxe avait été le refuge pendant des siècles de l’identité serbe.

Reconnaissons que les armées françaises, au moins dans leur encadrement, et la religion catholique, ont été fortement imbriquées dans notre histoire. Une grande partie de l’identité nationale est le résultat de cette influence historique et il n’y a aucune raison de contester cet héritage. Même si Dieu est peut-être mort (Nietzsche), notre culture chrétienne est notre référent historique englobant la dimension religieuse et l’histoire de la France. D’ailleurs, chaque arme de l’armée de terre se réfère à un saint patron. La Légion étrangère célèbre Noël rassemblant par-delà les religions et les cultures les légionnaires, croyants ou non, chrétiens ou non, dans cette célébration devenue celle de la famille. Pour ma part, s’appuyer sur des convictions, y compris religieuses en fonction des sensibilités, me paraît donc nécessaire si elles sont tempérées par un fort cadre éthique unificateur et dans ce cas laïque pour éviter de possibles débordements.

  • De l’influence de notre histoire moderne

Cependant, reflétant notre histoire contemporaine, nos armées, sinon notre vie politique, restent encore soumises à l’influence des crises politiques du xxe siècle qui ont meurtri le corps des officiers.

Un constat toujours perceptible aujourd’hui est l’existence de deux « minorités » non visibles3, discrètes en fonction de la sensibilité politique du moment, et qui semblent se partager un relatif pouvoir d’influence. Ainsi, depuis le grade de capitaine, j’ai constaté fréquemment que l’attachement d’un tel ou un tel au catholicisme était régulièrement affiché comme si cela allait de soi et que l’accès au généralat d’un tel ou un tel était forcément dû au fait de son appartenance à la franc-maçonnerie. Il est tout à fait vraisemblable que ces suppositions existent dans l’autre sens. Il faut sans doute exprimer sa déception de ne pas être reconnu à sa juste valeur et c’est douter fortement du processus d’avancement au mérite qui caractérise la République. En revanche, ces influences sur le fonctionnement des armées ne sont pas reconnues à l’islam, au protestantisme, à une autre religion…, encore moins à la laïcité, jamais évoquée. Comment expliquer cette situation ?

Depuis la Révolution française, l’encadrement des forces armées s’est démocratisé, parfois déchristianisé au fur et à mesure des guerres ou des événements. Cependant, la période la plus critique fut celle de la iiie République avec trois affaires majeures. L’affaire Dreyfus est connue. Elle est intéressante parce qu’elle a cristallisé deux sensibilités sociologiquement identifiables, les « pour » ou les « contre » la culpabilité d’un officier français de confession juive accusé à tort d’espionnage, une droite catholique antirépublicaine contre une gauche républicaine.

Cette crise politique majeure révèle en revanche aux républicains au pouvoir la capacité de mobilisation des congrégations religieuses ce qui aboutit à la fameuse « loi de 1901 » sur le droit d’association restreignant aussi le droit des congrégations à exister légalement. Les congrégations non autorisées sont alors dissoutes ou s’exilent, leurs biens sont confisqués. Leurs expulsions donnent lieu à des incidents qui se répéteront avec la loi sur la séparation de l’Église et de l’État en 1905. Devant la mauvaise volonté de fonctionnaires, de magistrats ou bien de militaires lorsque l’armée est appelée pour prêter main-forte, le président du Conseil Émile Combes entreprend alors une vigoureuse épuration de l’administration et de la hiérarchie militaire qui témoigne d’une répugnance certaine vis-à-vis des institutions républicaines et du régime parlementaire en place. À l’époque, elle constitue de fait un corps autonome, quasi indépendant du pouvoir civil, ayant ses propres règles, se recrutant par cooptation, nommant aux hauts grades sans contrôle du pouvoir civil.

Le général André, ministre de la Guerre depuis 1900 et polytechnicien, s’attaque à cet état des choses. Il n’est pas franc-maçon comme on l’a écrit, mais il veut démocratiser l’armée et favoriser la carrière d’officiers républicains. Il prend donc un certain nombre de mesures significatives notamment dans le domaine de l’avancement. Il fait la distinction entre ceux qui sont connus pour leurs opinions républicaines et les autres. Dans le courant de l’année 1901, ne pouvant s’occuper avec son état-major des 27 000 officiers de l’armée, il accepte l’offre que lui fait Frédéric Desmons, vice-président du Sénat et Grand Maître de la principale obédience maçonnique française, le Grand Orient de France. Il est demandé aux loges des villes de garnison les renseignements souhaités. À l’automne 1904 cependant, suite à une campagne de presse, conduite par Le Figaro et Le Matin, qui dénonce les procédés de délation utilisés au ministère de la Guerre, le général André démissionne le 15 novembre. Le 18 janvier 1905, le gouvernement d’Emile Combes démissionne à son tour après avoir déposé en novembre 1904 le projet de loi de séparation de l’Église et de l’État abrogeant le Concordat de 1801. Les passions ne seront pas apaisées pour autant avec la période des inventaires des biens des églises, conséquence de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État et l’affaire Dreyfus qui ne se termine que le 12 juillet 1906 avec la décision de la Cour de cassation le réhabilitant à juste titre.

Cette période difficile de notre histoire militaire a sans aucun doute laissé des traces que l’on peut comprendre dans un certain nombre de familles ayant donné des officiers au service de la France. Cette fracture existe apparemment toujours pour une partie des officiers.

  • Le retour d’un catholicisme engagé

Un catholicisme engagé, parfois prosélyte, paraît peu à peu faire sa place au sein de l’institution militaire. Cette perception est d’autant plus forte lorsqu’on progresse dans la hiérarchie militaire avec une apparente surreprésentation des officiers catholiques. Il apparaît que l’engagement individuel d’être officier semble correspondre assez fréquemment à l’appartenance à un milieu culturel et familial catholique, avec un engagement politique de droite traditionnelle. Cependant, autant il semblait discret hier avec parfois un affichage de bon aloi, autant il paraît s’afficher aujourd’hui avec beaucoup moins de retenue.

Cette influence est perceptible à travers quelques exemples vécus. Dans les années 1990 déjà, un ancien chef de corps affichait sa fierté d’avoir amené au baptême trois de ses soldats lors d’une de ses opex4. Dans un séminaire de cadres au collège interarmées de défense (cid), j’ai eu une certaine surprise à entendre deux officiers supérieurs d’armées différentes se présenter comme officiers catholiques devant leur hiérarchie et leurs camarades sans susciter une quelconque réaction. À Saint-Cyr Coëtquidan, l’expression d’une foi ardente en uniforme a été régulièrement signalée parmi les élèves-officiers et a inquiété le commandement. C’est aussi cet autre officier qui fait remettre en état une chapelle à Pristina au Kosovo. J’ai enfin ce cas d’un officier de confession israélite se sentant écarté et ce dernier exemple rapporté de cette épouse d’officier protestant se sentant mise à l’écart par une partie des épouses catholiques.

Certes, ce ne sont que des exemples isolés et sans doute pour certains, un simple sentiment. Beaucoup d’officiers catholiques gardent leur neutralité agissant par exemple pour qu’une messe de rentrée ne soit pas organisée pendant les heures de service. Ces exemples montrent néanmoins une grande tolérance interne sur l’expression de la foi catholique au sein de notre institution en contradiction avec sa laïcité institutionnelle. Je me demande d’ailleurs si le seul lieu où cela est possible dans l’administration publique, ne reste justement pas l’institution militaire. Dès lors qu’il y a l’expression d’un prosélytisme, le « vivre ensemble » républicain devient difficile alors que nous servons la République – bien qu’il m’ait été souvent répondu sur ce point que l’on servait d’abord la France –, que nous combattrons ensemble pour le même drapeau, avec la même devise aussi « Liberté, Égalité, Fraternité », avec finalement à un moment ou à un autre le doute devant la mort, la souffrance et l’inconnu.

  • Une réponse collective : la laïcité militaire
    du « vivre-ensemble » à « s’engager ensemble »

La question qui se pose donc est celle de l’unité du corps des officiers, non dans leur statut administratif, mais dans leur engagement individuel au service de la nation, de la République et donc de la France. Le refus du communautarisme, qu’il soit religieux ou philosophique, ne peut être remis en cause par l’existence d’une pensée religieuse ou philosophique unique. Une religion, en l’occurrence catholique trop présente, une laïcité trop forte au sein des armées conduisent à une réflexion sur ce que pourrait être la laïcité militaire.

  • De l’esprit de sacrifice

L’esprit de sacrifice est, dans son sens courant, la capacité, le choix, la disposition d’esprit qui consistent à faire prévaloir l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. Pour le soldat, il consiste donc à accepter d’emblée de devoir éventuellement tuer, être tué et de mener à la mort les gens dont il a la responsabilité. Il est donc essentiel de rappeler aujourd’hui que l’esprit de sacrifice de la communauté militaire est incontournable, individuellement et collectivement. Il est la clé de voûte de la spécificité militaire qui ne peut ignorer les questions éthiques et religieuses.

Pour autant, une laïcité extrême ne peut pas être appliquée en totalité. Cela ne veut pas dire qu’il faut laisser de l’espace au prosélytisme des différentes confessions surtout qu’à terme, l’islam pourrait prendre une place grandissante au sein des armées créant forcément un rééquilibrage des influences au détriment du catholicisme. Bien qu’au niveau des officiers le changement paraît ne pas pouvoir se produire dans l’immédiat, l’impartialité laïque de l’officier devient fondamentale pour entraîner derrière soi des soldats indifférents à la religion ou d’une religion différente de la sienne. Il a un rôle formateur, sinon idéologique, pour faire adhérer à la nation, à la République et à la France permettant par exemple de répondre aux questions suivantes. Faut-il accorder sa confiance au chef catholique lorsqu’on est musulman ou vice versa ? Peut-on accepter qu’un Français de confession musulmane ou israélite refuse de servir et de se battre dans des zones où ces religions seraient directement impliquées ? Les officiers communistes ftp ayant rejoint les armées françaises en Indochine ont dû avoir le même dilemme face aux communistes indochinois. De même, une certaine méfiance peut s’exprimer pour un soldat non-croyant qui s’inquiète devant une foi trop exprimée par un officier croyant. Pour ma part, je l’ai déjà entendu dire. De fait, ce conflit entre la liberté de conscience et l’engagement de servir est un risque qui doit être évalué en permanence. Sa réponse dans certains cas peut conduire en effet à la désobéissance. Les exemples ne manquent pas dans notre histoire sur ces doutes, qu’ils soient politiques, éthiques, religieux.

La question de l’obéissance se pose donc, même si le maréchal Juin5 montre que les officiers français dans leur immense majorité ont toujours obéi quels qu’aient été les troubles dans la vie de notre pays. Mais aujourd’hui, les dérogations légales à l’obéissance, les doutes sur les valeurs défendues, l’éclatement possible de la nation française en communautés peuvent remettre en cause cette voie de l’obéissance par les militaires dans une appréciation à la carte des conditions d’obéissance et l’article 1er du statut général des militaires de 2005 n’y changera rien, sans négliger non plus l’effet de la juridiciarisation des conflits.

  • Pour une laïcité militaire

La République est une et indivisible mais pour combien de temps. Cela est sans doute le défi de demain face aux différents communautarismes religieux ou ethniques de notre société. Certes, la société militaire est recrutée dans la société civile et est supposée vivre en symbiose avec elle. Elle serait aussi à son image… Pour ma part, je crois que l’armée n’est que partiellement à son image en raison même de la spécificité militaire et d’un engagement à servir la nation et ses institutions.

L’unité nationale et le « vivre ensemble » sont fondamentaux et les armées en sont le symbole. Notre unité nationale ne peut admettre en effet aucun particularisme et surtout aucun communautarisme, y compris et surtout dans les armées. Je me souviens encore de ce jeune Français « appelé », de confession israélite, me demandant de ne pas monter la garde le samedi. Je lui avais accordé cette autorisation mais en échange il devait monter la garde lors des fêtes religieuses des autres religions, notamment chrétiennes, donc celle de Noël. La question ne s’est plus posée.

Oserai-je dire que l’armée devrait être monobloc pour l’extérieur et plus ouverte à l’intérieur par une plus grande liberté d’expression sur ces sujets ? La neutralité statutaire du militaire et surtout de l’officier est nécessaire. Néanmoins, son application stricte constatée laisse apparaître de fait un flou et ne me paraît pas être adaptée à une armée professionnelle qui doit disposer d’un esprit fort et compter sur la loyauté individuelle. Il n’y a pas de débat même courtois qui pourrait contribuer à une âme commune construite à partir des différentes conceptions religieuses et philosophiques. Or, il s’agit bien de construire cet esprit fort, s’appuyant sur cette fraternité militaire par un juste équilibre entre les croyances religieuses et philosophiques, le domaine politique restant à part et sans objet.

Il nous faut donc y répondre par ce que j’appellerai la laïcité militaire. En effet, le « vivre ensemble » n’est pas suffisant pour les militaires car nous sommes animés par un esprit de sacrifice et une volonté collective de servir avec succès les armes de la France en connaissant l’éventualité permanente de la mort et de la souffrance. Allant plus loin que le « vivre ensemble » de la laïcité civile, la laïcité militaire est le « s’engager ensemble » qui rassemble les uns et les autres dans la défense des intérêts de la nation, transcendant les croyances religieuses ou philosophiques des uns et des autres.

Elle s’appuie sur un principe d’équilibre entre la stricte règle laïque de la société civile et l’exigence de l’esprit de sacrifice et d’engagement de la société militaire. Elle est soutenue par un principe fondamental : servir la République conformément à l’article 1 du statut : « L’armée de la République est au service de la nation. Sa mission est de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation. » Les cadres nouvellement incorporés pourraient donc symboliquement prêter serment à la République dans le cadre du rituel militaire. Prêter serment a un sens qui se rapproche du sacré. Moment fort de la laïcité militaire, il marquerait cet engagement individuel à servir et cela dépasse la seule présentation à un drapeau ou à un étendard. Les individualités seraient alors transcendées, ce qui ne signifie pas leur suppression mais leur effacement au service du collectif.

Reste la question des valeurs communes que chacun doit accepter dans cette laïcité militaire.

Impartialité. Elle est différente de la neutralité car comment emmener derrière soi des cadres et des soldats si l’on n’est pas impartial dans l’expression des croyances et des opinions philosophiques ? En revanche, la neutralité entraîne une certaine volonté de ne pas voir les différences qui peuvent exister. L’impartialité au contraire les reconnaît mais œuvre à les faire agir de concert au profit d’une cause commune tout en les respectant.

Obéissance aux lois de la République. L’officier ne doit pas avoir de dilemme sur qui il sert et comment il sert. Servir la France est une évidence, mais chacun ne sert pas toujours la même d’où l’intérêt de prêter serment à la République.

Engagement. Cela n’est pas un mot anodin. Si cet engagement est pris dans le cadre d’un rituel, il prend alors un sens sacré. Il est non seulement l’acceptation des valeurs proposées, mais aussi le devoir personnel de la mise en harmonie de ses propres valeurs avec celles dont le respect est inclus dans l’engagement. Il est certain que, si ces valeurs religieuses sont en décalage avec les valeurs contenues dans l’engagement, l’engagement personnel ne peut être accepté.

Enfin, sur le « comment adhérer à la laïcité militaire », il me paraît nécessaire que cette réflexion religieuse et philosophique au service des armes constituant la laïcité militaire soit entretenue tout le long de la carrière militaire lors des différentes formations, périodes propices aux débats. État d’esprit et comportement, elle doit donc être active. Déjà à Saint-Cyr, la philosophie qui participe largement à la recherche de la vérité a été intégrée dans les programmes et c’est une initiative positive. Rien n’empêche que le débat religieux y soit aussi présent. Foi et raison sont complémentaires. Cette action doit donc se prolonger dans l’enseignement militaire, notamment au collège interarmées de défense qui se situe à une période importante de la carrière de l’officier.

  • Conclusion

Pour conclure, un officier qui consacre sa vie au service des armes de la nation, doit disposer de profondes convictions personnelles à caractère philosophique ou religieux. Néanmoins, il ne peut pas vivre en décalé avec l’institution militaire qui, par construction, doit dépasser les convictions personnelles au profit d’une conviction collective au service de tous. Le principe de laïcité est le moteur de l’action éthique de l’officier qui ne peut en aucun cas se définir comme catholique, protestant ou même « laïcard ». Il ne peut être que républicain ce qui ne donne pas une coloration politique ou religieuse. Il y a des républicains de droite ou de gauche, croyants ou incroyants. Le « reste » appartient à la sphère privée de son existence et ne saurait être mis au-dessus des principes républicains.

Dans la période que nous traversons où les intégrismes religieux apparaissent et déchaînent la violence, où l’absence ou la confusion des références contribuent aussi au trouble des individus, une des solutions reste cette laïcité militaire qui permettrait aux convictions personnelles de contribuer à l’enrichissement moral de la collectivité militaire dans la voie d’une forte cohésion dépassant le simple professionnalisme militaire. La foi pour servir n’est pas uniquement religieuse. Elle peut aussi être laïque. En effet, l’une et l’autre sont au service de tous dans le domaine le plus difficile qu’il soit, la sécurité de la nation et dans ce qu’elle représente ou doit être. Pour que notre engagement soit réel et total, nos convictions doivent être partagées et donc acceptées dans leurs différences à travers ce concept de laïcité militaire. Elles en sortiront renforcées pour mieux servir la République et la France.

1 Le Monde, 10 janvier 2007, sondage de l’institut csa auprès d’un échantillon de 2 012 personnes mais, selon un sondage Ifop, pour l’hebdomadaire La Vie daté du 1er mars 2007, 64 % des Français se déclarent catholiques, 27, 6 % sans religion, 3 % musulmans, 2,1 % protestants et 0,6 % juifs.

2 csa, sondage réalisé par téléphone les 2 et 3 février 2005, échantillon national représentatif de 970 personnes âgées de 15 ans et plus, constitué d’après la méthode des quotas.

3 Voir aussi, gca® Clarcke de Dromantin, « En réfutation de la pensée correcte sur le Saint-Cyrien de demain », Le Casoar, avril 2008, article qui complète certes différemment et sous un autre angle cette approche.

4 Opérations extérieures.

5 Alphonse Juin, Trois siècles d’obéissance militaire : 1650-1963, Librairie Plon, 1964, 210 pages.

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