N°14 | Guerre et opinion publique

Esther Dehoux

Le Clerc, le combattant et le saint

La période qui s’étend du xie au xiiie siècle est, pour l’Occident, le temps d’un profond changement. L’aristocrate devient noble, le guerrier chevalier. Figure quasi emblématique de la société médiévale, celui-ci n’a pourtant pas toujours été à l’image du valeureux Ivanhoé cher à Walter Scott.

Au cours des décennies suivant l’An Mil, l’homme de guerre profite de l’incapacité du roi à s’imposer en dehors d’un maigre territoire comprenant l’Île-de-France et l’Orléanais. Il emploie ses armes pour s’affirmer au sein de la société, abusant bien souvent de sa force. Soucieux de maintenir l’unité de la communauté, les clercs ont des intérêts proches de ceux des puissants laïcs qui désirent contrôler le monde turbulent des milites. Ils tentent, ensemble, d’imposer la Paix de Dieu et exhortent le combattant à veiller sur l’usage qu’il fait de son épée. Le saint guerrier se révèle être, dans ce contexte, le support efficace et performant de la pastorale. Encourageant le bellator, le spécialiste de la guerre, à s’engager dans de bons combats, il contribue à la valorisation de sa fonction et tend aussi à légitimer sa situation sociale.

Dans les sources littéraires qui évoquent son apparition auprès des chrétiens en lutte contre les Sarrasins en Afrique ou en Terre sainte, le saint guerrier peut être accompagné ou être seul. Son identité varie également, comme le rapport qu’il entretient avec les troupes chrétiennes. Rédigés entre le xie et le xiiie siècle, ces récits permettent de mesurer la christianisation de l’aristocratie laïque. Ils témoignent aussi du rôle que les clercs accordent aux professionnels de la guerre au sein d’une communauté qui vit dans l’attente du retour glorieux du Christ.

  • Des combats pour hâter la parousie

Les trois récits du xie siècle qui mentionnent l’intervention de saints guerriers aux côtés des armées chrétiennes au cœur de la bataille sont de nature fort différente. Le premier est un poème consacré à une expédition des Pisans et des Génois contre les cités nord-africaines de Mahdia et Zawila en 1087. Le deuxième est une chronique qui vante les exploits du comte de Calabre et de Sicile Roger Ier. Rédigé en 1098-1101 par le Normand Geoffroy Malaterra, il relate, en particulier, la bataille de Cerami en 1063. Le dernier est le plus ancien. Écrit dans les années 1040 par André de Fleury, un moine de Saint-Benoît-sur-Loire, il fait écho d’une discussion entre quatre comtes catalans à propos d’une campagne qui peut paraître délicate. Ceux-ci envisagent, en effet, d’affronter vingt mille Sarrasins alors qu’ils n’ont guère plus de cinq cents hommes. L’un d’eux, Bernat Tallafero de Besalú, affirme cependant qu’il faut engager le combat car, dit-il, les trois quarts des soldats musulmans seront tués par la Vierge Marie, saint Pierre et saint Michel eux-mêmes.

Tous les auteurs s’accordent pour souligner la victoire des chrétiens, mais la similitude ne s’arrête pas là. Si chacune de ces batailles est marquée par l’intervention de saints, guerriers ou non, cette irruption du surnaturel dans le cours naturel des choses ne surprend pas puisqu’elle était attendue. Elle ne provoque d’ailleurs que satisfaction, larmes de joie et réconfort. La reconnaissance de ces renforts célestes comme un secours venu d’en Haut ne pose aucun problème aux combattants.

L’identité des saints est une information importante pour saisir la portée de la mission que doivent assumer les hommes de guerre. Si Geoffroy Malaterra mentionne saint Georges, les deux autres auteurs préfèrent l’association des trois figures majeures du sanctoral que sont Marie, Pierre et Michel. Ce choix n’est pas anodin. Retenir le premier évêque de Rome et la mère du Christ est un moyen de dégager l’affrontement des réalités politiques du temps. Les guerriers engagés dans la bataille ne sont plus seulement des hommes d’une cité ou d’un royaume : menés par la Vierge et le « prince des apôtres », ils sont avant tout des membres de l’Église. La présence de l’archange ne ferait que conforter cette idée, puisqu’il est « prince de l’Église ». Elle semble cependant avoir une signification supplémentaire. Plus disert qu’André de Fleury, l’auteur du poème note que Michel sonne de la trompette comme s’il s’agissait de faire face au dragon de l’Apocalypse. Cette indication témoigne d’une assimilation des Sarrasins à l’Antéchrist, et tend, de ce fait, à établir une identité, au moins dans l’essence, entre les guerres menées par les chrétiens contre les musulmans et la lutte de saint Michel contre le dragon. L’association n’est pas sans conséquences. L’apôtre Jean affirmant, en effet, que le triomphe de l’archange sur le monstre rend le retour du Christ possible, les expéditions des chrétiens contre les Sarrasins sont, elles aussi, considérées comme un moyen qu’ont les hommes de participer à l’accomplissement de la mission de l’archange et, ainsi, de hâter la parousie1.

L’idée que les hommes puissent, à leur niveau, accélérer le déroulement du dessein divin en réunissant les conditions indispensables au second avènement du Christ n’est pas spécifique aux années qui voient l’organisation de la première croisade, ni même au xie siècle. Les campagnes militaires carolingiennes avaient pour objectifs la conquête de nouveaux territoires et la domination des peuples voisins, mais aussi – déjà – la conversion de ces derniers au christianisme, l’annonce de l’Évangile à tous les habitants de la Terre étant une des conditions nécessaires au retour du Christ.

L’originalité des textes étudiés ici viendrait plutôt, dans ce contexte, de l’absence de roi. L’effondrement de l’empire bâti par Charlemagne et ses successeurs provoque un profond bouleversement sociopolitique que nombre d’historiens désignent par l’expression « mutation féodale ». Survenue au tournant des xe et xie siècles, celle-ci se caractérise par un émiettement du pouvoir central et par la récupération, par les guerriers plus ou moins aristocratiques, de fonctions que le prince n’est plus en mesure d’assurer. On compte parmi celles-ci la protection de l’Église et celle des plus faibles. Mais les guerriers n’héritent pas du rôle de médiateur entre les hommes et Dieu que revendiquait l’empereur carolingien. Ils ont désormais vocation à s’engager, comme le faisait le Carolingien, dans des combats qui visent à créer un contexte favorable à la parousie. Ils n’ont, de ce fait, aucune difficulté à identifier le secours que Dieu leur apporte sur le champ de bataille.

  • Le choc de 1099

Lancé à Clermont en 1095 par le pape Urbain II, l’appel à la croisade connaît un grand succès. C’est en masse que les chrétiens d’Occident, puissants ou non, entreprennent le voyage vers la Palestine pour libérer les Lieux saints. La plupart des croisés nourrissaient donc l’espoir de voir le Christ revenir glorieux sur le mont des Oliviers. « La marche des chrétiens vers le Sépulcre était, [ainsi que l’écrit Jean Flori, considérée comme] un prélude nécessaire à la survenue de l’Antéchrist à Jérusalem en vue du dernier combat de l’Histoire ; la croisade, dans ce sens, était une ébauche de réalisation des prophéties apocalyptiques. » Jérusalem est prise le 15 juillet 1099, mais l’euphorie laisse rapidement place à un sentiment d’échec car l’évidence s’impose. Alors que le Sépulcre est bien aux mains des chrétiens, le Christ n’a pas posé le pied sur le mont des Oliviers. La victoire des croisés n’a provoqué ni la fin des temps ni le règne du Fils de Dieu. La preuve de leur incapacité à mener un combat comparable à celui de l’archange Michel est apportée et elle est indéniable.

Le constat n’est pas sans conséquences. Il provoque un profond changement dans la perception des expéditions en Terre sainte. Celles-ci sont toujours encouragées, comme toute expédition militaire destinée à défendre ou à diffuser la foi, mais elles sont désormais dénuées de toute dimension eschatologique. Les implications sont multiples et, parmi celles-ci, la redéfinition de la place et du rôle accordés aux guerriers par les autorités de l’Église n’est pas la moindre.

Dans le courant de la première décennie du xiie siècle, Robert, moine de Saint-Remi de Reims, Pierre Tudebode, clerc de Civray, Baudri, abbé de Saint-Pierre de Bourgueil-en-Vallée, Guibert, abbé de Nogent, ou encore l’auteur de ce qui est communément appelé l’Histoire anonyme de la première croisade rédigent des chroniques de l’expédition en Palestine. Relatant, entre autres, des batailles telle celle d’Antioche en juin 1098 au cours de laquelle des saints guerriers viennent soutenir les efforts des troupes chrétiennes, ils présentent une version des faits qui témoigne du changement survenu entre le xie et le xiie siècle.

La différence la plus aisément perceptible concerne l’identité des saints. Michel, Pierre et Marie sont abandonnés au profit de Démétrius, Théodore, Maurice, Mercure et de l’omniprésent Georges que suivent des soldats aussi innombrables qu’éclatants de blancheur. Ces choix ne s’expliquent pas uniquement par une volonté de copier les dévotions des chrétiens orientaux pour les saints guerriers.

Maurice et ses compagnons de la légion thébaine comme Georges sont en effet connus en Occident bien avant le xie siècle. Plusieurs manuscrits comprenant le récit de leur vie et, en l’occurrence, de leur martyre ont été conservés et témoignent de la vitalité de leur culte avant la croisade. Le saint d’Agaune comme le Cappadocien sont d’ailleurs déjà l’objet d’une vénération caractérisée par sa dimension guerrière et aristocratique. Ils sont, en effet, invoqués pour la victoire des armées du prince et pour la protection du combattant. Ils ne sont pourtant pas vecteurs d’un message invitant spécifiquement à affronter les Sarrasins et à reconquérir les Lieux saints. Les années qui suivent la première croisade sont cependant marquées par les efforts des clercs pour développer leur culte et encourager les hommes de guerre à suivre les exemples qu’ils incarnent. On observe en particulier une multiplication des sculptures et des peintures qui, souvent consacrées à saint Georges, le montrent semblable en tout aux combattants du moment.

Tout cela pourrait sembler anodin ou être imputé au hasard s’il n’y avait pas, au même moment, des indices d’une volonté évidente de distinguer saint Michel des combattants, saints ou non. De fait, alors qu’il assistait les chrétiens dans leurs luttes contre les musulmans au xie siècle, l’archange ne compte plus, aux xiie et xiiie siècles, parmi les saints qui interviennent sur les champs de bataille. Il était, dans l’iconographie, équipé comme les hommes de guerre du moment afin d’affronter le dragon, mais sculptures, vitraux et peintures qui lui sont consacrés après 1100 le montrent de plus en plus vêtu d’une grande aube, debout sur le monstre, employant des armes et une technique de combat étrangères aux combattants du moment.

Si la coïncidence de ces évolutions intrigue, le fait qu’elles soient inverses est évident, que la première croisade soit un moment clé dans le processus semble indéniable. Mentionner de nombreux saints est un procédé qui permet aux autorités de l’Église de souligner l’importance du soutien divin à l’entreprise des croisés et de valoriser ces expéditions en Terre sainte. Il y a toutefois, dans les choix qui sont faits, plus qu’un désir d’élaborer un enseignement qui soit adapté aux guerriers et qui tienne compte de leur singularité. Omettre Michel pour citer d’autres guerriers du sanctoral contribue à circonscrire l’action des combattants en définissant un cadre qui la légitime en la privant, dans le même temps, de toute dimension eschatologique. Les combats entrepris pour la défense et la diffusion de la foi sont de bons combats, mais ils s’inscrivent désormais dans une perspective qui n’est qu’humaine et horizontale. Œuvrer, avec l’archange, pour réunir les conditions favorables à la parousie n’est pas – n’est plus – du ressort des hommes de guerre.

La réaction des combattants chrétiens au moment où Georges et ses compagnons apparaissent sur le champ de bataille conforte l’hypothèse d’une définition restrictive de leur rôle et de leurs aptitudes après 1099. Les chroniqueurs s’accordent en effet pour noter qu’ils « ignorent » le renfort qui leur est apporté. Le verbe retenu est ignorare. En latin classique, il signifie « ignorer », « ne pas avoir la connaissance », et peut exprimer l’idée qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe. Il possède toutefois un sens particulier pour les auteurs chrétiens, car l’ignorance de Dieu et de ses mystères caractérise le païen.

Alors qu’au xie siècle, les combattants chrétiens avaient la certitude d’une intervention divine en leur faveur, qu’ils étaient en mesure de comprendre le secours que leur apportaient Michel, Pierre et Marie, qu’ils s’en réjouissaient au point d’en pleurer, ils se révèlent, devant Antioche et surtout sous la plume des clercs du début du xiie siècle, incapables de reconnaître le miracle et la bienveillance de Dieu. N’ayant qu’une vision humaine des événements, ils sont effrayés et inquiets de voir surgir des soldats qui pourraient renforcer les rangs de leurs adversaires. La situation change quand ils prennent conscience que les cavaliers qui s’élancent sur le champ de bataille sont l’aide que Dieu leur apporte.

La plupart des auteurs utilisent cognoscere pour préciser ce changement. Ce verbe peut être traduit par « apprendre » ou « reconnaître », et il implique, dans une acception chrétienne, à la fois la connaissance de Dieu et la compréhension de son dessein. Guibert de Nogent préfère comperire, pour souligner qu’ils font une véritable découverte. L’objectif est, pour tous ces auteurs, d’insister sur la différence voire l’opposition fondamentale qu’il y a entre les deux états que connaissent successivement les guerriers et de mettre l’accent sur leur impossibilité à discerner le surgissement du surnaturel.

Bien qu’ils soient chrétiens, les croisés ne peuvent parvenir, seuls, à appréhender ce qui relève de Dieu et de la sphère du sacré. Les chroniqueurs font souvent mention d’un évêque. Observant les faits à la lumière du dessein divin, celui-ci a une perception de la réalité qui échappe aux guerriers jusqu’au moment où il les invite à regarder les troupes célestes qui les rejoignent et leur dévoile l’identité des hommes tout de blanc vêtus qui se dirigent vers eux. Sa capacité à assurer le lien entre les hommes et Dieu et à rendre le divin compréhensible pour le laïc contribue à sa valorisation. Celle-ci est d’autant plus évidente que sa médiation est présentée comme indispensable et nécessaire. Seule son intervention, en effet, permet aux soldats de se défaire de leur « ignorance » pour accéder à la « connaissance ». Les textes témoignent donc, après 1099, d’une définition restrictive du rôle du combattant, mais aussi, au même moment, d’une insistance sur la singularité du clerc et de sa fonction au sein de la société.

Les écrits qui témoignent de ces évolutions concomitantes et inverses sont cependant l’œuvre de membres du clergé. À ce titre et par ces œuvres, ceux-ci participent au projet de réforme de l’Église initié dans la seconde moitié du xie siècle. Fondé sur l’idée d’une supériorité du pouvoir spirituel sur le temporel, celui-ci vise à dégager l’Église de l’emprise des laïcs, puis à conforter l’autorité de l’évêque, chef spirituel de la communauté. L’année 1099, avec la prise de Jérusalem et le non-retour du Christ, pourrait alors, dans ce contexte, marquer plutôt une accélération brutale du mouvement qu’une véritable rupture.

De fait, si la « disparition » de Michel au profit de Georges et de ses compagnons est patente dans les écrits du début du xiie siècle, la présence d’un évêque ne fait pas réellement figure d’originalité. On sait en effet que les Pisans et les Génois partis en Afrique du Nord ont été secourus par Michel, Pierre et la Vierge après qu’un prélat les a exhortés à se battre en se rappelant des Macchabées auxquels apparaît précisément un cavalier (II Macch. 11, 5-12). Geoffroy Malaterra, au tournant des xie et xiie siècles, ne fait pas intervenir un clerc dans son récit. Il ne mentionne pas non plus l’archange. Les Normands de Sicile, encouragés par le comte Roger Ier, bénéficient du secours céleste, mais celui-ci se manifeste en la personne de saint Georges. Les auteurs des dernières années du xie siècle tiennent finalement des propos plus nuancés qu’André de Fleury vers 1040. Le choix d’évoquer l’évêque et celui de souligner l’identité de saint Georges en insistant sur la croix qui orne sa bannière sont des éléments révélateurs d’un changement survenu sinon dans les mentalités, du moins dans la pensée des clercs après 1050.

Si, nous l’avons noté, le xiie siècle voit la multiplication des représentations de Michel sous les traits d’un combattant nettement différent de ceux du monde, cette configuration s’avère aussi déjà connue et appréciée des commanditaires dès les dernières années du xie siècle. Le portail de l’ancienne abbatiale de Saint-Sever-de-Rustan (Landes) ou celui de l’église Saint-Martin-de-Besse (Dordogne) en sont des exemples. Ce sont là les prémices d’une volonté d’associer le clerc à l’archange en assimilant peu à peu l’action pastorale du premier à celle du second contre le dragon incarnant le Mal. Après avoir été proposé comme modèle aux combattants, Michel est, dans le cadre de la réforme et plus encore après 1099, présenté comme un collaborateur des autorités de l’Église. Seules à pouvoir assurer la médiation entre les hommes et Dieu, celles-ci sont chargées, comme Michel, de réunir les conditions de paix et d’ordre rendant possible la parousie. C’est dans cet objectif d’ordonnancement de la société sous la conduite des clercs que Georges est élevé au rang de patron exemplaire de la chevalerie.

  • Une chevalerie christianisée

Même s’il écrit vers 1108 comme Baudri de Bourgueil ou Guibert de Nogent, Bartolf de Nangis n’adopte pas le même schéma narratif. Décrivant le combat, il ajoute qu’on raconta après la victoire des croisés que deux cavaliers identifiés comme étant saint Georges et saint Démétrius avaient poursuivi les Sarrasins, que les ennemis furent ainsi vaincus et l’avancée des chrétiens facilitée. Il note que la victoire est, pour une large part, due au renfort divin, mais il ne dit rien sur l’attitude des guerriers au moment où les deux martyrs surgissent sur le champ de bataille.

Le bénédictin anglais Guillaume de Malmesbury, vers 1125-1130, y attache plus d’attention. Il souligne que les croisés, inspirés par l’exemple des Macchabées, étaient convaincus que Dieu ne les laisserait pas seuls et qu’ils croyaient à l’intervention de Georges et de ses compagnons avant même qu’elle ait lieu. Plus que la surprise éventuellement teintée d’angoisse et d’inquiétude, c’est la fermeté des convictions des chrétiens qu’il désire mettre en avant.

Hugues de Fleury et l’auteur de la Chronique de Saint-Maixent insistent sur l’unité qui prévaut quand les saints guerriers rejoignent les croisés au cœur de la bataille. Il n’y a plus des guerriers chrétiens en difficulté secourus par les armées célestes, mais des milites Christi affrontant ensemble les Sarrasins. Il ne s’agit plus, désormais, de mettre en avant le rôle de médiateur indispensable qu’assure le prêtre, ni même de souligner l’aptitude des combattants à discerner l’intervention divine. L’objectif est davantage de montrer qu’il est dans l’ordre des choses voire naturel que les guerriers chrétiens bénéficient du secours de Dieu et, surtout, qu’au cours de la lutte menée pour la foi, les martyrs d’hier et ceux de demain ne font plus qu’un.

La Conquête de Jérusalem, récit épique remanié à la fin du xiie siècle, vante les exploits des chrétiens occidentaux en Terre sainte et livre nombre d’indices de cette proximité croissante entre les croisés et les saints. Elle évoque, en particulier, un échange direct entre le saint et l’homme de guerre. Georges, en effet, s’adresse à Godefroy de Bouillon en le qualifiant d’« ami » pour l’inviter à charger avec lui. L’objectif n’est pas seulement le combat. Il s’agit, aux dires du saint, de comparer la valeur des deux guerriers pour savoir lequel est le meilleur. L’allusion aux tournois est évidente. Elle l’est même d’autant plus que le texte est rédigé dans le nord de la France où ceux-ci sont particulièrement appréciés. Cette idée était déjà présente dans le récit de l’apparition de Georges et de Démétrius près de Ramla. L’auteur note, en effet, qu’« on aurait pu, après la bataille, les voir aller et venir le long du rivage, et se rejoindre pour jouter ». Le jeu n’opposait, à ce moment-là, que les deux saints, mais l’essentiel est toujours de signifier une identité de culture entre les guerriers de cette fin du xiie siècle qui écoutent la chanson et les chevaliers de Dieu.

L’unité est patente sur les peintures de l’église de Poncé-sur-le-Loir (Sarthe). Réalisées dans les années 1160-1170, elles montrent Georges et ses compagnons chargeant à la tête des croisés. Le guerrier, qui ne pouvait jusque-là s’identifier aux saints que par la ressemblance, leur est désormais associé. Il l’est, de plus, sur une peinture qui demeure quand le prêtre se tait. Si la blancheur et le nimbe manifestent la singularité des saints qui chevauchent en tête, les équipements adoptés et les techniques militaires retenues contribuent à les rendre comparables aux hommes. À l’exemplarité du saint dont l’identification posait, à elle seule, problème au guerrier, semble succéder un rapport hiérarchique qui distingue ceux qui ont donné leur vie de ceux qui envisagent l’éventualité de la perdre.

Les textes tendraient à conforter cette idée. En effet, alors que les récits du début du xiie siècle insistaient sur le fait que Georges, Mercure, Démétrius et les autres étaient des martyrs et qu’ils menaient, collégialement, les armées croisées au combat, les auteurs postérieurs occultent cette réalité pour leur donner titres et grades. Ce changement dans le mode de désignation témoigne d’une modification dans la perception des saints et dans la nature du rapport que ceux-ci entretiennent avec les hommes. Georges, Maurice, Démétrius ou encore Mercure, que les clercs avaient présentés comme des modèles pour des guerriers chrétiens dont ils désiraient la consécration voire la conversion, sont dorénavant considérés comme détenteurs d’un pouvoir de commandement. Leur légitimité n’ayant pas d’autre fondement que leur martyre, une telle reconnaissance révèle une christianisation plus forte de l’aristocratie.

Alors que l’idéal de l’homme de guerre n’est pas de mourir, mais plutôt de conserver la vie en accomplissant, si possible, nombre d’exploits, les combattants chrétiens peuvent, à partir des dernières années du xiie siècle, concevoir l’idée de perdre leur vie en mettant leurs armes au service de la foi. L’apparition du supplice des saints guerriers dans l’iconographie qui leur est consacrée quand leur exécution n’est plus l’élément qui les caractérise dans les textes ne fait d’ailleurs que renforcer cette interprétation. Exemplaire dans l’exercice de la violence, le combattant martyr l’est aussi dans la mort.

Parallèlement à cette christianisation, on observe une affirmation de la prééminence de Georges. De fait, les écrits de la fin du xiie siècle ne présentent plus une série de trois voire quatre noms pour identifier les chefs des innombrables renforts célestes. Cette pratique, caractéristique des récits des premières années du siècle, est progressivement abandonnée. Si Maurice, chef de la légion thébaine, est encore expressément cité au côté du Cappadocien dans certains textes comme la Conquête de Jérusalem, celui-ci n’en est pas moins mentionné en premier.

Au xiiie siècle, il est en revanche le seul qui soit cité et les innombrables soldats qui le suivaient ont également disparu. Ainsi, la Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, rédigée vers 1230, signale que « monseigneur saint Georges » intervient pour soutenir les efforts de Baudouin IV lors de la bataille de Montgisard en 1177. Jacques de Voragine, dans la Légende dorée, évoque la bataille d’Antioche avant de relater la prise de Jérusalem et désigne Georges comme le dux Christianorum, le « général des chrétiens », dont l’autorité n’accepte désormais aucun partage. Jacques Ier, roi d’Aragon et comte de Barcelone, en témoigne aussi. Après la prise de Majorque en 1229, il entend les musulmans mentionner la présence d’un cavalier blanc aux armes blanches à la tête des troupes catalanes et aragonaises, et conclut qu’il s’agit certainement de saint Georges, car il connaît de nombreuses histoires faisant état de ses apparitions lors des combats.

L’iconographie ne fait que conforter cette situation. Au début du xiiie siècle, l’enlumineur d’une Bible réalisée à Saint-Omer le montre seul à la tête des croisés. Les peintres ornant les murs de la chapelle du Change (Dordogne) ou ceux de la cathédrale de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) optent pour une configuration similaire.

La portée du parti pris n’en demeure pas moins considérable. Il tend, en effet, à définir de façon stricte la place et le rôle du guerrier au sein de la société. Ceux-ci sont reconnus et valorisés, mais aussi clairement délimités. Ainsi l’équipement du chevalier ne donne pas lieu, dans le royaume franc et avant le xive siècle, à des comparaisons avec les attributs du prêtre comme celles que peut élaborer le Majorquin Ramon Lull. Rigoureusement incapable d’assurer la médiation, l’homme de guerre est réduit au rang d’exécutant d’une volonté supérieure, celle du roi ou celle du pape. Celles-ci peuvent se rejoindre, notamment quand il s’agit d’aller reconquérir les Lieux saints et de suivre le saint des croisés qu’est précisément Georges.

Le Capétien et le pontife romain accordent, en effet, une attention considérable au contrôle de Jérusalem où le Christ doit revenir. Ils affirment en effet l’un et l’autre qu’il leur revient de préparer la parousie. Ils se disputent d’ailleurs, de ce fait, le rôle de collaborateur de saint Michel. Bien qu’il honore l’archange de façon particulière en vertu de la vocation qui est sienne, le roi franc considère logiquement Georges comme un modèle. Celui-ci est peint à la Sainte-Chapelle sous la rose de l’Apocalypse. Il orne encore le folio 319v° du bréviaire de Philippe le Bel. Il rappelle au prince qu’il lui faut se rendre maître de Jérusalem pour pouvoir remettre sa couronne au Christ à la fin des temps. Sa présence au cœur même du sanctuaire royal et dans un manuscrit destiné à la piété du Capétien empêche aussi de faire peut-être abusivement de Georges un saint anglais.

Malgré les décisions du concile d’Oxford de 1222, qui imposent à tous les sujets du roi d’Angleterre d’honorer le Cappadocien le 23 avril, Georges demeure avant tout le patron des chevaliers et des croisés, qu’ils soient Anglais ou non. Que, vers 1310-1325, le commanditaire du manuscrit de L’Estoire del Saint Graal conservé à la bibliothèque d’Amsterdam identifie le chevalier blanc qui vient au secours d’Évalac comme étant saint Georges en serait un indice. Que le combat du Cappadocien contre le dragon pour délivrer la princesse soit peint dans des livres d’heures d’aristocrates fidèles au roi de France alors que la guerre de Cent Ans fait rage en serait encore un autre. 

1 Second avènement attendu du Christ glorieux.

La pensée militaire d’Adam Smi... | N. Campagna