N°15 | La judiciarisation des conflits

Antoine Windeck

De certaines conséquences de la judiciarisation

Les plaintes déposées par certaines familles de soldats tués au combat en Afghanistan en 2008 ont donné lieu à de nombreux commentaires et analyses reposant principalement sur une appréciation juridique des conséquences pour les armées. Ces plaintes montrent que le métier de militaire n’échappe pas au phénomène de judiciarisation que connaissent les sociétés occidentales de façon générale. Pour certains, l’immixtion directe du judiciaire dans l’activité militaire est un phénomène nouveau de par son ampleur et les formes prises. Néanmoins, la responsabilité des militaires est un principe posé depuis longtemps, sur lequel s’est construit progressivement un riche corpus de textes réglementant le comportement du soldat en opérations et le sanctionnant quand il enfreint les us et coutumes de la guerre, mais aussi les lois internationales et nationales.

Affectant déjà d’autres corps professionnels, mais aussi de plus en plus les rapports entre individus, la judiciarisation peut être considérée comme un mouvement irréversible. Cette emprise nouvelle qu’exerce le droit sur de nombreuses activités humaines fait naître des interrogations. Dépassant les problématiques culturelle, sociale et juridique, elle pose implicitement la question, fondamentale pour les armées, de l’évaluation de la responsabilité individuelle des militaires agissant dans un cadre collectif, mettant en œuvre la force légitime de l’État.

Le métier de militaire est singulier à de nombreux égards : le soldat accepte consciemment le principe de servir dans des conditions qui, par nature, sont exceptionnelles – pays privés de structures étatiques, imbrication avec la population, déchaînement de violence… –, en mettant si nécessaire sa vie en jeu. Cette singularité, sans équivalent dans aucune autre profession – même si d’autres métiers comportent une part réelle de risque –, ne peut reposer que sur une adhésion pleine et entière aux ordres reçus de l’autorité politique, c’est-à-dire pleinement assumée, y compris dans leurs conséquences personnelles les plus extrêmes. Cette confiance qu’entretient le soldat avec sa hiérarchie, tout autant militaire que politique, crée les conditions de son acceptation libre et consciente des risques encourus. Cette situation ne saurait justifier un traitement pénal exceptionnel, néanmoins celui-ci doit intégrer les conditions spécifiques d’emploi du soldat en opérations.

Sous l’effet conjugué des formes prises par les engagements militaires dans le contexte international actuel, de leur médiatisation mais aussi d’une moindre acceptation du risque par les sociétés occidentales, il est constaté aujourd’hui une sensible évolution du rapport qu’entretient la société française avec la mort de ses soldats tués en opérations.

La couverture permanente par les médias des engagements opérationnels joue un rôle de révélateur dans la transformation du sens de la mort du soldat. Ce sens apparaît moins clair, surtout quand la guerre est lointaine et la cause perçue par une partie de la population comme peu légitime. Le soldat devient alors la victime d’une cause qui ne transcende pas sa mort, « Quand les médias s’emparent des états de violence, il n’y a plus de pertes, mais seulement des victimes1. »

Le risque est de moins en moins admis dans la plupart des sociétés occidentales. Les professions doivent en effet contrôler toutes les conséquences de leurs activités. Des dispositifs assurantiels visent à en compenser les effets négatifs, laissant à penser que les conséquences du risque, à défaut d’être lui-même totalement maîtrisable, peuvent faire l’objet d’une réparation systématique. Parallèlement, ce refus du risque s’est accentué dans certaines activités par la substitution de l’obligation de résultats à l’obligation de moyens, jusque-là acceptée comme principe d’action. En effet, la guerre comme la médecine étaient toutes deux autrefois élevées au rang d’art, non pas du fait des dimensions esthétiques qui de façon périphérique peuvent y être attachées, mais parce que l’une et l’autre nécessitaient dans leur exécution une pratique qui tenait davantage au génie qu’à la simple maîtrise d’une technique. Pour l’un comme pour l’autre, le combat était souvent inégal, mais il était implicitement accepté que, mettant tout leur art et tout leur savoir au service d’une cause qui les dépassait, le médecin comme le soldat n’obtiennent pas toujours le résultat escompté.

Placées sous la responsabilité d’une chaîne de commandement, les forces déployées en opérations s’attachent à produire une combinaison d’effets tactiques dans le temps et l’espace afin de créer les conditions d’une sortie de crise. L’engagement tactique prend donc la forme d’une succession d’actions ponctuelles s’enchaînant, jour après jour, mois après mois, parfois sur le temps long, pour s’opposer à la volonté de l’adversaire. Se matérialisant concrètement sur le terrain, au contact de la population et des adversaires, l’engagement opérationnel de façon générique s’appuie sur un processus décisionnel en amont. Cette phase de réflexion intellectuelle comporte toujours des données inconnues ou imprévisibles, dont une évaluation aussi précise que possible permet cependant d’en compenser, partiellement au moins et temporairement, l’absence. L’action militaire, en dépit de l’amélioration des moyens destinés au renseignement stratégique, opératif et tactique, est réalisée dans un contexte d’incertitude, n’éliminant jamais totalement la réalité du danger. Le succès, comme l’échec, ne peut être acquis sans dommages et sans pertes dans les rangs des armées et de l’adversaire. Peut-être est-ce nécessaire de le réaffirmer, et donc de l’assumer comme une réalité concrète et une donnée pérenne de tout engagement militaire ?

Il s’agit pourtant pour le chef, en fonction de la mission reçue, d’apprécier la solution tactique la plus efficace et la moins coûteuse. La décision, comme la conduite de l’action, impose une évidente prise de risque. Celui-ci ne doit pas être inconsidéré. Comptable de la vie de ses hommes, le chef militaire ressent sa responsabilité à leur égard ; il assume, pour lui comme pour eux, cette part de risque et la partage avec eux. La conscience du danger a été trop vite gommée de la mémoire collective, et peut-être dans l’institution militaire elle-même. La guerre du Golfe n’a-t-elle pas, à sa manière, ancré durablement cette idée dans les esprits ? Les tenants de la théorie du « zéro mort », en affirmant que le recours à des armes « intelligentes » réduirait le danger auquel étaient exposées les armées, ne sont pas sans responsabilité dans cet état de fait. Ils ont ainsi pu laisser accroire qu’imposer sa volonté à l’adversaire pouvait être réalisé, grâce à la supériorité technologique, avec des dommages très réduits et sans pertes autant chez l’adversaire que dans les forces elles-mêmes. Si la guerre du Kosovo a pu leur donner partiellement raison, la dureté des engagements en Afghanistan prouve pour l’instant le contraire par sa brutale réalité.

Faite de succès mais aussi de hasard et de revers, la guerre est par nature contingente. Une contingence qui rend impossible toute modélisation mathématique, en dépit d’une tentation récurrente « scientifique » de mettre en équation toutes ses données constitutives. Ce rêve mathématique, qui relève d’une utopie, satisfait à l’idée d’une guerre technologique à moindre coût humain, ce qui ne correspond à aucune réalité historique et objective.

En dépit des progrès des équipements, l’homme demeure toujours l’acteur essentiel de l’engagement militaire. Indépendamment de la multitude des facteurs et des acteurs qui interagissent dans les conflits armés, il est sans doute la raison principale de cette impossibilité de modéliser la guerre, tant sa détermination et sa volonté, son imagination et son génie, son courage ou sa faiblesse peuvent faire instantanément basculer une situation dans un sens imprévu. De même l’appréciation du chef, le « coup d’œil » selon l’expression de Frédéric II, son évaluation de la situation en cours d’action se révèlent déterminants dans le déroulement des événements. L’histoire militaire abonde de ce type de situations.

Le combat restera toujours la confrontation de plusieurs volontés qui cherchent à se neutraliser mutuellement. L’art de la guerre, comme l’affirmait déjà Xénophon il y a plus de deux mille ans, « est en définitive l’art de garder sa liberté ». Le chef concevra donc son action pour conserver l’initiative sur son adversaire afin de lui imposer sa volonté, au moment choisi, au moins ponctuellement, au mieux durablement. Cette recherche constante de la liberté d’action – ne pas accepter de se laisser enfermer par les choix de l’autre – se concrétisera soit en jouant sur le rapport de force, soit en palliant la faiblesse de celui-ci par la ruse et la mobilité, notamment. C’est ce qu’ont parfaitement compris les adversaires des guerres asymétriques en s’imbriquant totalement aux populations.

Les chefs militaires, en liaison avec les autorités politiques, comme les soldats en charge de conduire l’action sur le terrain, sont invités, dans un processus itératif, à confronter en permanence leurs analyses en comparant le réel et le possible, l’actuel et le futur, le souhaitable et l’inimaginable, l’acceptable et l’inacceptable. C’est dans ce contexte particulier que le juge devra donc apprécier a posteriori la responsabilité individuelle d’un combattant, ou le caractère infractionnel d’une action particulière, en démêlant l’écheveau d’une réalité qui dépasse souvent les acteurs eux-mêmes, plongés dans l’action, dans la violence d’une confrontation directe.

Comment le soldat pourra-t-il apaiser la tension interne qui naîtra d’une volonté d’établir a posteriori sa responsabilité personnelle alors qu’il est plongé au cœur d’une action collective, dont les enjeux le dépassent et où il risque sa vie ?

Le combat n’est pas une partie d’échecs, un face-à-face de deux adversaires isolés. Il est la traduction concrète des orientations fixées par les autorités politiques, où de nombreux acteurs de terrain interviennent à leurs côtés dans leurs champs de responsabilité propres, mais participant d’une même finalité. Le général Vincent Desportes écrit : « Dans le règlement des crises, le militaire proprement dit cède largement devant l’interministériel. Le dialogue civilo-militaire fonde toute son action ; le militaire n’y apparaît plus que comme l’une des dimensions d’une manœuvre d’ensemble2. »

Est-il possible dans ces conditions d’imaginer un contrôle a posteriori du processus qui conduit à l’engagement opérationnel ? S’il venait à s’exercer sur l’action tactique, il devrait à la fois intégrer le niveau décisionnel politico-militaire, la chaîne de commandement dans son ensemble et les « acteurs » de terrain que sont les combattants, sous peine de ne faire porter la responsabilité que sur l’échelon d’exécution.

L’imbrication des différents processus de décision et d’action est évidente. Répondant à des objectifs de nature « politique », dans l’acception la plus générale de ce terme, le processus décisionnel s’avérerait le plus difficile à contrôler. Il fait appel à des principes et à une doctrine qui définissent des règles et des normes d’emploi. Mais comme dans toutes circonstances où intervient la volonté humaine et, a fortiori, la confrontation de deux volontés indépendantes et opposées dans leurs objectifs, les règles généralement admises se heurtent au principe de réalité. Elles nécessitent donc d’être adaptées, amendées en fonction des circonstances, selon l’appréciation du chef tactique et du combattant, confronté à la réalité de son environnement opérationnel et soumis en permanence à de nouveaux facteurs par nature imprévisibles lors de la conception de la manœuvre initiale.

La principale crainte des militaires confrontés aux réalités concrètes de leur engagement en opérations serait de voir apprécier, évaluer, contrôler a posteriori leurs actions hors de leur contexte opérationnel. Le contrôle de l’action au plus près de l’adversaire et de la population avec laquelle il s’imbrique constamment poserait, on peut l’imaginer, de nombreuses difficultés pratiques. Pour le combattant, la seule issue possible à la judiciarisation se situe donc dans les champs de l’éthique et de l’action. Agissant en expert du combat, avec tout ce que cela impose de rigueur dans l’exécution, et dans le strict respect d’un corpus de règles issues des lois internationales et nationales fixant le cadre juridique de son action, il intégrera ainsi la dimension judiciaire comme une donnée supplémentaire.

Fortes de leurs convictions et persuadées de la légitimité de leur action, les démocraties occidentales devront s’attacher à conserver à leurs soldats les capacités d’agir, sous peine à la fois de faire le jeu de leurs adversaires qui sauront exploiter cette vulnérabilité et de voir certains militaires s’interroger sur la nature du soutien que leur apportent la Nation et l’État dans l’action qu’ils conduisent en leur nom, en risquant leur vie.

1 Frédéric Gros, États de violence, essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, « nrf essais », 2006, p. 240.

2 « Combats de demain : le futur est-il prévisible ? », Politique étrangère, mars 2006, pp. 595-607.

Héros, victime, judiciarisé... | H. Hude
L. Grasset | Dilemmes en opérations