N°16 | Que sont les héros devenus ?

Michel Goya

Le complexe d’Achille

Les as français pendant la Grande Guerre

Il existe une catégorie particulière de combattants qui sont au monde militaire ce que les champions sont au monde sportif. Ce sont des héros, au sens où ils réalisent des faits d’armes exceptionnels, mais avec cette particularité, pour ceux qui survivent, de pouvoir répéter ces actes plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de fois. Leur influence directe sur le cours des événements militaires, et donc sur le cours de l’histoire, s’avère considérable. Elle n’a pourtant jamais été étudiée1.

Pendant la campagne sous-marine américaine contre le Japon de 1942 à 1945, contribution majeure à la victoire, la moitié des navires coulés fut le fait d’un sixième des capitaines seulement2. Lors de la grande guerre patriotique, les quarante-quatre meilleurs tireurs d’élite soviétiques ont, officiellement au moins, abattu plus de douze mille hommes, dont beaucoup de cadres allemands. Le record historique dans cette catégorie particulière appartient sans doute au Finlandais Simo Hayha, avec cinq cent quarante-deux « victoires » à son actif en cent jours seulement3. Parmi les fantassins, et en examinant seulement les Français pendant la Grande Guerre, on découvre des dizaines d’hommes comme Maurice Genay, du 287e régiment d’infanterie, quatorze fois cité, ou Albert Roche, du 27e bataillon de chasseurs alpins, décoré de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire, de la Croix de guerre avec quatre citations et huit étoiles. Il a été blessé neuf fois et a fait, entre autres, un total de mille cent quatre-vingts prisonniers allemands. Du côté des tankistes, le cas de Michael Wittmann, crédité de deux cents destructions diverses, et de l’arrêt d’une division blindée britannique à Villers-Bocage le 13 juin 1944, a souvent été mis en avant. On connaît moins le sergent Lafayette G. Pool de la 3e division blindée américaine, qui a obtenu, avec son équipage de char Sherman, plus de deux cent cinquante-huit victoires sur des véhicules de combat ennemis en Europe de 1944 à 19454.

Le phénomène semble s’appliquer à toutes les formes d’affrontements, mais c’est dans le combat aérien qu’il est le plus facile à mettre en évidence. Si on examine le cas des as de la chasse française entre 1915 et 1918, on trouve les noms de cent quatre-vingt-deux pilotes, crédités d’au moins cinq victoires aériennes. Cette poignée d’hommes, à peine 3 % des pilotes de chasse formés en France, totalise mille sept cent cinquante-six victoires homologuées sur un total général de trois mille neuf cent cinquante revendiquées par la chasse française5, soit près de la moitié. Le palmarès des quarante premiers d’entre eux, les « as des as » ayant abattu au moins douze appareils ennemis, représente à lui seul plus de 20 % du total général des victoires. Ces hommes sont connus, il est donc possible d’essayer d’en établir le profil.

  • Des hommes sous influence

En 1946, deux psychologues américains, Roy L. Swank et Walter E. Marchand, ont découvert que quelques rares soldats, 2 à 3 %, qualifiés d’« agressive psychopaths », étaient capables de résister presque indéfiniment au stress des combats, car ils s’y trouvaient « à l’aise » et restaient relativement indifférents au spectacle de la violence6. En étudiant la personnalité des quarante premiers as français, cette violence froide et dénuée de remords saute aux yeux. René Fonck, le premier de tous les as alliés, avec soixante-quinze victoires (cent vingt-six probables), est sans doute le plus cynique : « J’atteignis l’homme en pleine poitrine et dans sa chute son avion se rompit. […] J’atterris tout vibrant encore en me disant que c’était là du beau travail. » Guynemer, le « chevalier de l’air », n’est pas en reste. Dans une lettre d’août 1916, il décrit un combat à ses sœurs : « Avant-hier, attaqué Fritz à dix mètres, tué le passager et peut-être le reste… À 7 h 30 attaqué un Aviatik ; emporté par l’élan, passé à cinquante centimètres, passager couic ! » Dans une autre, il décrit une victoire de Brocard, son commandant de groupe : « Du pilote [allemand] il restait un menton, une oreille, la bouche, le torse, de quoi reconstituer deux bras7. » Deullin rapporte de son côté : « J’avais une explication avec deux Aviatik. J’en poire un, puis, me retournant vers le second, je vois mon premier dégringoler les roues en l’air et vider son passager de trois mille six cents mètres. Servez chaud ! C’était exquis8. » Seul Garros avoue avoir été horrifié par la vision de deux cadavres carbonisés dans la carcasse de l’avion qu’il venait d’abattre9.

On ne note pas de plaisir sadique, simplement une sorte de jouissance du chasseur ou du duelliste. Le 15 mars 1918, en patrouille à cinq mille mètres au-dessus du fort de Brimont, Fonck repère un biplace de reconnaissance mille mètres plus bas. Il fond sur lui mais l’équipage allemand est si absorbé par sa tâche qu’il peut s’approcher à une vingtaine de mètres sans être repéré. Il décide alors d’attendre une réaction pour tirer : « De telles minutes sont brèves, mais les impressions s’y succèdent plus rapidement que les lignes employées à les décrire. L’homme qui les vit dans leur intensité en garde un souvenir aussi durable que la marque de l’eau-forte imprimée sur le cuivre. […] Quelquefois, dans la quiétude qui a enfin succédé à certaines heures épouvantables, il m’arrive au fond du cœur de regretter obscurément qu’elles soient déjà passées. L’habitude du danger offre à celui qui en accepte le risque des satisfactions particulières. Nous en avons par moments la nostalgie, et c’est alors que l’on entreprend de sublimes folies. »

Ce n’est pas la joie de tuer qui est en cause mais le plaisir de la sensation du danger et l’esprit de compétition. Fonck déclare préférer « souvent épargner leur vie, surtout quand ils ont courageusement combattu mais […] il est rarement possible de faire quartier sans trahir les intérêts du pays »10. Il n’y a d’ailleurs que très peu d’exemples de tirs sur des hommes sautant en parachutes et les gestes amicaux ne sont pas rares entre adversaires. Madon écrit en 1916 : « Je me pose comme une fleur, évitant les trous. Pied à terre. Je remercie le ciel et j’adresse un salut amical à l’Allemand qui vient me survoler à douze cents mètres. » En 1915, le pilote allemand qui a abattu Pégoud vient peu après lancer une couronne sur la tombe de sa victime. Peu s’appesantissent sur leur propre sort. Pour son baptême du feu, le 15 juin 1915, Guynemer note simplement : « Aucune impression si ce n’est de la curiosité satisfaite11. » Et Fonck, alors que son aile est traversée par un obus d’artillerie : « Je ne déteste pas le léger frisson que j’éprouve encore à ce souvenir. La vie m’apparaît meilleure, et mon sang fouetté remonte à mes joues plus rouge et plus chaud12. »

Il existe deux « réactions de survie » possibles dans une situation de stress intense : la stimulation et l’inhibition. Dans le premier cas, le système nerveux sympathique fait appel à toutes les ressources de l’organisme pour « faire face » au danger ; dans le second cas, au contraire, la peur freine l’individu dans son approche du danger. Dans les cas extrêmes, certains s’enfuient, parfois même vers l’ennemi pour s’y faire tuer et mettre fin au stress, ou, au contraire, restent paralysés. Dans leur grande majorité cependant, les hommes se répartissent en deux groupes inégaux et fluctuants : les « figurants » inhibés, qui n’agissent que sur ordre ou par imitation, et les « acteurs », moins nombreux, qui sont sous l’effet de l’adrénaline qui augmente les capacités sensorielles et atténue la sensation de danger.

Les escadrilles de chasse, comme les autres troupes combattantes, connaissent ce fractionnement et, d’évidence, les as font partie des « acteurs ». Selon Fonck, « le chasseur d’avions qui ne sait pas, au milieu des airs, en face d’un ou plusieurs adversaires, faire abstraction du danger, conserver le même sang-froid qu’à terre, observer et rendre inutiles les moindres gestes de l’ennemi, pourra par chance obtenir quelques victoires, mais il ne sera jamais un vrai chasseur, et un jour ou l’autre se fera descendre. […] Pour obtenir des résultats sérieux, il faut savoir dominer ses nerfs, garder une absolue maîtrise de soi et raisonner froidement les situations difficiles »13. On aperçoit combien cette psychologie constitue un premier avantage des as sur des « figurants », par ailleurs de plus en plus nombreux avec la réduction progressive de la durée de la formation au pilotage pour faire face aux besoins.

Pour Ernst Jünger, un as du combat terrestre blessé quatorze fois, « la bataille est comme la morphine »14 et cette sensation agréable peut devenir une drogue, mais à la différence des combattants des tranchées, les pilotes de chasse peuvent continuer à éprouver des sensations fortes soit en poursuivant une carrière dans ce qui n’est pas encore l’armée de l’air, soit comme pilotes d’essais, acrobates aériens ou encore dans l’aéropostale. Certains, comme Nungesser aux États-Unis, reproduisent même leurs combats dans des meetings.

Cette poursuite de la recherche de sensations finit d’ailleurs par tuer autant que la guerre elle-même. Sur les quarante premiers as français, dix sont abattus avant la fin des hostilités et trois sont si grièvement blessés qu’ils ne peuvent plus rejoindre le front (ce qui évite à certains, comme Navarre, d’y périr certainement). Sur les trente survivants, dix meurent encore dans un avion dans les neuf ans qui suivent, comme Madon, Deullin et Marinovitch qui trouvent la mort dans des exhibitions ou essais aériens, ou encore comme Nungesser en essayant vainement de traverser l’Atlantique.

Cette traversée apparaît d’ailleurs comme le nouveau grand défi. Fonck s’y essaye, mais son avion s’écrase au décollage tuant deux membres d’équipage. Navarre y pense également, comme il envisage aussi le passage sous l’Arc de Triomphe. Il se contente de s’écraser à Villacoublay. Védrines, le mentor de Guynemer, spécialiste des missions spéciales sur les arrières de l’ennemi, se pose en 1919 sur le toit des Galeries Lafayette et se tue deux mois plus tard au cours d’un raid. Aucun d’entre eux n’a plus de trente-cinq ans.

D’autres phénomènes physiologiques mis en évidence récemment touchent également les as. On s’est aperçu en effet que l’accumulation des victoires et des honneurs diminuait la pression sanguine (et donc les risques cardiaques), accroissait le taux de spermatozoïdes et de testostérone, ce qui augmente considérablement la confiance en soi15. On peut expliquer ainsi la transformation physique de certains tel Guynemer, à la limite de la réforme médicale en début de carrière, et les frasques, notamment sexuelles (n’en déplaise à l’image de Guynemer « ange puceau »), de ces hommes lors de leurs phases de dépression qui suivent les pics d’adrénaline. Lors de leurs virées à Paris, Nungesser conduit sa voiture en trombe dans les rues et Navarre, en état d’ébriété, utilise la sienne sur les trottoirs pour pourchasser un gendarme, avant d’être interné à la prison du Cherche-Midi (il sera jugé nerveusement irresponsable)16. Un an plus tôt, le même Navarre s’était écrasé avec son appareil lorsque, pris d’ennui, il s’était envolé, sans autorisation, pour une chasse au canard.

  • Le culte des victoires

Ces prédispositions et cette accumulation de sensations fortes par les combats ou les honneurs aboutissent souvent, chez ces hommes de vingt à vingt-six ans, à des comportements de monomaniaques obsédés par la recherche du combat. Dans ses lettres, Guynemer ne parle que de « sa » guerre, le reste du front semble ne pas exister. Tous sont blessés à un moment où à un autre (à l’exception de l’invincible Fonck), et parfois à plusieurs reprises. Pourtant aucun n’en profite pour se faire réformer et tous reviennent combattre le plus vite possible, y compris pendant leurs convalescences.

Le cas extrême est celui de Charles Nungesser, le « hussard de la mort », très grièvement blessé le 29 janvier 1916 au cours d’un essai, qui revient, en béquilles, à peine deux mois plus tard, pour se battre à Verdun. En décembre de la même année, il doit retourner à l’hôpital pour soigner ses blessures. Il refuse la réforme et profite de ses onze jours de convalescence, en mai 1917, pour abattre six avions, avant, épuisé, de retourner à nouveau à l’hôpital. Il accumulera fractures du crâne, commotion cérébrale, lésions internes, cinq fractures supérieures et deux fractures inférieures de la mâchoire, éclat d’obus dans le bras droit, genoux et pied droit déboîtés, éclat de balle dans la bouche, tendons inférieurs de la jambe gauche atrophiés, atrophie du mollet, fractures de la clavicule et du poignet17. Le fuselage de son avion était orné d’un cœur contenant un cercueil, une tête de mort et des tibias, encadré par deux chandeliers.

Pour beaucoup, le combat est devenu une compétition sportive. Dans les mémoires de Fonck, les hommes tués ne sont plus que des numéros, des mesures de performances. Au début de ses succès, après avoir abattu un homme en pleine poitrine, il écrit : « J’atterris tout vibrant encore en me disant que c’était là du beau travail et que, si tous les jours ressemblaient à celui-là, les autres auraient fort à faire pour continuer à figurer devant moi parmi les as du tableau de chasse18. » Et en 1918 : « Quelques jours après mon arrivée, onze Boches dont sept officiels sont tombés sous mes balles. […] Le 1er août 1918, à onze heures du matin, je descends mon 57e Boche à la lisière du bois de Hangard. Le 11 août 1918, en dix secondes, je réussis à abattre trois Boches. Ce fut mon record au point de vue vitesse19. » Le 26 août, après avoir abattu six avions pour la seconde fois en une journée, il note : « Pour moi, la journée avait été excellente : j’avais désormais officiellement soixante-six victoires à mon tableau20. »

Dans ses lettres, Guynemer a des réflexions identiques : « Combat avec deux Fokker. Le premier, cerné, son passager tué, a piqué sur moi sans me voir. Résultat : trente-cinq balles à bout portant, et couic ! Chute vue par quatre autres appareils […], ça va peut-être m’amener la croix21. » Le dimanche 5 décembre 1915, il descend un Aviatik d’observation près de Compiègne. L’avion s’écrase en forêt. De peur que sa victoire ne soit pas homologuée, il se pose près de l’église où son père à l’habitude d’aller et fait appel à son influence : celui-ci téléphone à tous les maires de la région pour que soit organisées des battues qui aboutissent finalement à la découverte de l’épave22.

Rares sont ceux qui échappent à cet état d’esprit. René Dorme est de ceux-là, lui dont deux tiers des victoires ne furent pas homologuées, car acquises en zone ennemie et donc non observables. Jusqu’à sa mort, le 25 mai 1917, il n’a jamais émis le moindre commentaire à ce sujet. Tel est également le cas de Jean-Pierre Léon Bourjade, qui se destinait à la prêtrise avant la guerre. Cette ferveur chrétienne ne l’a pas empêché de participer à soixante-sept combats en un an et d’abattre une quarantaine d’appareils (surtout des ballons).

Dans cette guerre où le fantassin affronte plus les choses que les hommes et développe une forme de courage stoïcien, le combat aérien semble rester le dernier champ du duel d’homme à homme. Il faut néanmoins relativiser ce courage homérique. De fait, la grande majorité des attaques s’effectuent par l’arrière et/ou sur des cibles faciles, comme les avions d’observation. Ce combat, tel que le décrit Jean Morvan, pilote à la spa-163, est ainsi beaucoup moins chevaleresque qu’il n’y paraît : « Un combat aérien procède plus d’un guet-apens que d’un duel. On descend rarement un adversaire qui cabriole. On assassine le promeneur qui rêvasse. Par-derrière, sans qu’il s’en doute, de près si possible, il faut en quatre ou cinq secondes pouvoir tirer quarante ou cinquante projectiles23. »

Les cibles préférées des as sont les avions d’observation, souvent encombrés de matériels de tsf ou de photographie, et qui représentent la moitié des engins volants, donc des cibles. Qui plus est, pour remplir leur mission, ces appareils doivent survoler les lignes amies, là où les témoins susceptibles de faire homologuer les victoires sont les plus nombreux et les risques moindres en cas de poser. Ces lourds biplaces, même dotés de mitrailleuse, n’ont en fait guère de chance face à un monoplace de chasse bien piloté. Fonck avoue lui-même qu’« il était nécessaire d’en abattre le plus possible. Je n’ai jamais distingué entre chasseurs, régleurs ou photographes ! Tout est bon à supprimer »24. Sur les cinquante-trois avions détruits par Guynemer, une douzaine seulement sont des monoplaces de chasse. Les combats chasseurs contre chasseurs eux-mêmes se limitent souvent à une approche discrète par l’arrière suivi d’un foudroiement à bout portant. Les combats tournoyants sont donc rares.

  • Experts en morts violentes

Pourtant, il ne suffit pas d’avoir du sang-froid et de n’éprouver aucun remords pour devenir un as, il faut aussi avoir certains talents. Le combat aérien suppose en effet de tenir compte simultanément d’une multitude de paramètres comme les vitesses et les altitudes respectives de plusieurs mobiles, la résistance de l’air, la présence de nuages ou la position du soleil. Tout cela induit des corrections à apporter au tir, le tireur ne visant pas directement l’avion mais un espace choisi à proximité en espérant que les balles rencontreront alors la cible. La complexité de ces corrections augmentant avec la distance de tir, il faut le plus souvent s’approcher à moins de cent mètres de l’objectif. Les appareils pouvant aller jusqu’à quatre-vingt-cinq mètres par seconde, cela ne laisse que de très brèves « fenêtres de tir », souvent de quoi envoyer seulement une courte rafale d’une mitrailleuse qui peut s’enrayer à tout moment et dont le chargeur est limité à quelques dizaines de cartouches.

Pour effectuer ces évaluations en quelques secondes, l’instrument premier du combat est la mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de constituer une vision de la situation tactique. Le problème est que ce « bureau mental » ne permet de manipuler qu’un nombre limité d’objets, pas plus de sept chez un individu « normal » mais peut-être un peu plus chez certains. Pour aider le pilote à gérer les informations nécessaires, des instruments, encore très rudimentaires, ont été placés devant lui sur un tableau de bord : à gauche, un indicateur de vitesse (une simple aiguille entraînée par une lame de métal qu’actionne le vent), le baromètre altimétrique Richard gradué de zéro à cinq mille mètres ; au centre, un compas et une boussole, souvent affolée par la magnéto du moteur, la montre qui sert à déterminer la position du soleil par rapport aux points cardinaux, la vitesse de navigation et ce qui reste dans les réservoirs ; à droite le manomètre de pression d’huile et le compte-tours25. La présence d’un partenaire peut également être utile dans la mesure où il peut prendre en compte les angles morts et son secteur arrière, mais beaucoup d’as, Fonck le premier, préfèrent agir seuls pour économiser leur capacité d’analyse, car l’équipier, qu’ils devront secourir éventuellement, est pour eux une charge mentale supplémentaire.

Ce qui fait la force de l’expert, c’est d’abord sa capacité à appréhender intuitivement, par expérience, la plupart des informations sans même avoir à regarder le tableau de bord. Il est également capable, encore une fois par son expérience mais aussi parce que de fortes doses d’adrénaline contribuent à stimuler ses facultés sensorielles et cognitives, d’identifier plus vite et de manière plus pertinente les éléments clefs dans la masse d’informations qui l’entoure comme, par exemple, les variations de ronronnements de son moteur.

Cette phase sensorielle est suivie d’une analyse qui est toujours une combinaison de souvenirs et de réflexion logique. Lorsque la situation est familière, la phase d’analyse se réduit généralement à amorcer un processus immédiat de recherche d’une réponse « typique » à la situation reconnue dans sa mémoire inconsciente. Plus celle-ci est riche, plus il y a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus cette recherche est rapide. Dans cet arbitrage permanent entre vitesse et efficacité, la première solution qui vient à l’esprit et qui paraît satisfaisante est presque toujours adoptée.

La plupart des as appliquent ainsi très souvent un même schéma d’action. Fonck patrouille à très haute altitude, parfois à six mille mètres, ce qui impose l’emploi d’un masque à oxygène et une excellente condition physique. De cette position, il repère ses proies, si possible isolées, et fond sur leur arrière. Son adresse au tir suffit alors à détruire l’appareil en une rafale. Si cela ne fonctionne pas, il n’insiste pas. La tactique de Guynemer est plus « tenace » mais reste très simple : « Je pratique le vol classique, et n’ai recours aux acrobaties qu’en dernier ressort. Je reste accroché à mon rival et quand je le tiens, je ne le laisse pas filer26. » Il se fait d’ailleurs abattre lui-même sept fois. Dorme est plus acrobate, mais n’utilise sa virtuosité que pour se placer dans un angle mort et s’approcher ensuite prudemment jusqu’à portée de tir. Jusqu’à sa mort, et à la stupéfaction de tous, son avion ne comptera que deux impacts.

Si la situation ne ressemble pas à quelque chose de connu, cas le plus courant pour le novice, la réflexion « logique » prend le relais, mais celle-ci nécessite un délai plus long, ce qui, dans un contexte de combats très rapides, introduit un décalage dangereux face à quelqu’un qui dispose d’une solide mémoire tactique et agit par réflexe. Le 11 août 1918, Fonck se retrouve nez à nez avec trois avions allemands arrivant en colonne face à lui à cinquante mètres d’intervalles. Confiant dans ses qualités de tireur et sa vitesse d’exécution, il décide de foncer vers eux et tire en premier à chaque rencontre, les détruisant tous en dix secondes.

Il arrive aussi fréquemment qu’une forte pression cognitive se conjugue à l’inhibition. Cela peut aboutir à une forme de sidération ou, au mieux, à une « focalisation » sur certaines informations alors que d’autres, pourtant vitales, sont complètement ignorées. Ce blocage est évidemment beaucoup plus fréquent en cas de surprise. Le 9 mai 1918 au matin, Fonck, du haut de son « perchoir » glacé, commence par fondre sur une patrouille de trois appareils. Il foudroie un premier avion, puis, profitant encore de la « sidération » de la surprise et de l’agilité supérieure de son avion Spad, se place dans un angle mort pour en détruire un deuxième. Le dernier choisit de fuir, mais Fonck le rattrape facilement. Dans l’après-midi, il débouche d’un nuage, à trente mètres seulement d’un avion d’observation, dans la surprise mutuelle, il a facilement le dessus. Il se place ensuite, comme à son habitude, en haute altitude et aperçoit une patrouille de quatre Fokker, suivie à faible distance par une autre de cinq Albatros. « Seul contre neuf, ma situation devenait périlleuse. […] Mais le désir de parfaire ma performance l’emporta sur la prudence. » Appliquant sa tactique habituelle, il fond sur l’arrière du Fokker de queue et l’abat à trente mètres. Les deux Fokker les plus proches l’aperçoivent et s’écartent. Il calcule qu’il leur faudra environ huit secondes pour achever leur mouvement et il fonce tout droit pour abattre le chef de patrouille qui n’a encore rien remarqué. Lorsque les Allemands se remettent de leur surprise et sont prêts à se battre, il est déjà hors de portée27.

  • Le seuil de l’invincibilité

L’expertise des as s’appuie donc à la fois sur des qualités innées et sur une accumulation d’expériences, mais aussi, il ne faut jamais l’oublier, sur la chance. Même minimisée au maximum, chaque mission comporte une part de risque, le principal étant d’ailleurs l’accident mécanique, et les quarante as étudiés sont tous des survivants. Pégoud, excellent pilote, était le plus talentueux. Il a pourtant été abattu en août 1915 en affrontant un avion d’observation.

Une caractéristique de la carrière de ces hommes est le caractère exponentiel de leurs victoires. Fonck est breveté pilote en mai 1915 mais n’obtient sa première victoire qu’en août 1916 ; ce sera la seule de l’année. Il accumule alors les heures de vol et ses soixante-quatorze autres succès sont acquis au cours des vingt et un mois suivants. Après avoir passé son brevet de pilote en avril 1915 et longtemps traîné une réputation de casseur d’avions, Guynemer obtient sa première victoire en monoplace en décembre 1915. Il compte alors environ deux cents heures de vol mais n’a participé, en moyenne, qu’à deux combats aériens par mois. Il lui en faut alors quatre pour obtenir une victoire. L’accélération s’effectue à partir de février de l’année suivante et il accumule alors quarante-neuf succès en dix-neuf mois. Nungesser, breveté en mars 1915, obtient deux victoires cette année-là mais ne commence véritablement à être un « tueur » qu’à partir d’avril 1916. Madon, le quatrième au classement des as, est pilote depuis juillet 1913 mais n’obtient la première de ses quarante et une victoires qu’en septembre 1916. Boyau est breveté fin 1915 et détruit son premier appareil en mars 1917. Ehrlich a son premier succès dix-huit mois après son brevet… On pourrait multiplier les exemples.

Ce décalage s’explique en partie par les circonstances. Le combat aérien n’existe véritablement qu’à partir de 1916. On tâtonne longtemps avant de mettre au point un armement de bord efficace et les premiers appareils spécifiquement dédiés à la chasse n’apparaissent qu’à la fin de 1915. De plus, les avions sont encore rares et les occasions de se rencontrer également. Les véritables duels ne commencent donc qu’au-dessus de Verdun en février 1916 et se multiplient ensuite parallèlement à une production industrielle qui double tous les ans. À partir de l’été 1916, la plupart des missions de vol dans les zones de combat aboutissent à des occasions de combat.

À défaut de combattre, les as ont donc eu le temps d’apprendre à piloter, en général au cours de l’année 1915, et d’accumuler des centaines d’heures de vol lors de missions d’observation comme Fonck ou de bombardement comme Nungesser et Pinsart (vingt et une missions de bombardement et quarante-trois de reconnaissance avant de rejoindre la chasse). Ce temps d’apprentissage paraît indispensable à Fonck : « Il faut verser dans la chasse des aviateurs expérimentés et ne pas admettre dans cette catégorie des débutants. Le novice, s’il a un cran superbe, sera descendu dans les premiers mois d’essai et s’il est prudent restera inutile pendant au moins six mois28. »

L’expertise s’appuie également sur un travail permanent et maniaque. Tous les grands as connaissent parfaitement les caractéristiques des appareils et des procédés ennemis. Fonck se précipite pour examiner les appareils qu’il a abattus au-dessus des lignes françaises et voir s’ils comportent des perfectionnements. Selon lui, « pour devenir un grand “as”, l’apprentissage est long, difficile, semé de déceptions et d’échecs répétés au cours desquels notre vie est cent fois jouée »29. Obsédé par les enraiements de mitrailleuses, il essaie chaque cartouche dans la chambre du canon de la mitrailleuse et jette celles qui lui semblent présenter le moindre défaut avant chaque départ en mission. Il constitue ensuite lui-même ses bandes de cartouches. Guynemer, par son passé de préparant à Polytechnique et ses débuts comme mécanicien, est passionné de technique aéronautique. Il connaît ses appareils dans le moindre détail et collabore fréquemment avec les industriels pour y apporter des améliorations. Un jour, il envoie des croquis à un ingénieur avec la remarque suivante : « Les Boches travaillent comme des Nègres et il ne faut pas s’endormir, sans cela couic30. » Il développe ainsi, en collaboration assidue avec les ateliers industriels, l’« avion magique », un Spad XII sur lequel il a fait placer un canon de 37 mm.

Une armée est finalement une machine à former les tueurs de faible rendement. Dans une application guerrière de la loi de Pareto, la majorité des résultats micro tactiques sont le fait d’une minorité d’individus doués, dont ceux qui survivent assez longtemps obtiennent le statut d’as. Sur une seule action de combat, on peut paraître héroïque et brillant alors que l’on n’est que chanceux. Avec la répétition, le facteur chance s’estompe et les héros survivants sont alors vraiment reconnus comme des experts. Outre d’être chanceux, leur point commun reste une stabilité émotionnelle, et des capacités de coordination sensorielles et motrices supérieures à la moyenne. Passé un premier seuil d’expériences, ces capacités innées se développent très vite en se nourrissant de chaque victoire, jusqu’à un seuil de quasi-invincibilité mais aussi souvent de dépendance.

Ces soldats d’exception contribuent grandement à la victoire, quand ils ne les arrachent pas eux-mêmes par leur seule action. Il reste à déterminer leur place dans l’organisation militaire et dans la société. Dans un article du Times31, l’historien britannique Ben Macintyre constatait qu’alors que les Britanniques déploraient la mort de plus de cinq cents soldats en opérations depuis 2003, aucun héros combattant n’était connu du grand public. Il constatait également que les soldats mis en avant par l’institution étaient des héros « secouristes », tel le caporal Beharry récompensé de la Victoria Cross pour avoir sauvé des camarades lors d’embuscades en Irak en 2004 ou, dans le cas américain, des héros « victimes » comme Pat Tillman32, tué en Afghanistan, ou Jessica Lynch, prisonnière en Irak. Tout se passait comme si combattre était devenu honteux.

Les réactions en France après l’embuscade de la vallée d’Uzbeen, le 18 août 2008, rejoignent cette analyse. Si la perte de dix hommes a suscité une grande émotion, voire une sur-réaction victimaire, il n’a jamais été fait mention, par exemple, du comportement remarquable du sergent Cazzaro, chef du groupe de tête, qui a réussi à s’extraire du piège en abattant lui-même plusieurs adversaires tout en commandant le repli de ses hommes. Les combattants naturels, et donc les as potentiels, existent toujours. Il reste à déterminer si une société et son armée peuvent espérer vaincre en refusant de les reconnaître. 

1 Cet article est inspiré de Michel Goya, « Les tueurs du ciel », Magazine 14-1834 et 35, octobre et décembre 2006.

2 Chapitre « New Blood for the Submarine force » in Stephen Peter Rosen, Winning the Next War : Innovation and the Modern Military, Ithaca, Cornell University Press, 1991.

3 www.thedarkpaladin.com/russiansnipers.htm

4 www.3ad.com/history/wwll/pool.lafayette.htm

5 www.theaerodrome.com

6 R. L. Swank, W. E. Marchand, « Combat Neuroses : Development of Combat Exhaustion », Archives of Neurology and Psychology, n° 55, pp. 236-240.

7 Jules Roy, Guynemer, l’ange de la mort, Paris, Albin Michel, 1986, p. 129.

8 Idem, p. 170.

9 Patrick de Gmeline, Les As de la Grande Guerre, Paris, France loisirs, p. 90.

10 René Fonck, Mes combats, Paris, Lavauzelle, 1920, p. 183.

11 Guynemer, un mythe, une histoire, Service historique de l’armée de l’air, 1997, p. 40.

12 René Fonck, Ibid, p. 59.

13 René Fonck, Ibid, pp. 55 et 222.

14 Ernst Jünger, Orages d’acier, Paris, Payot, 1930, p. 184.

15 Howard Bloom, Le Principe de Lucifer, Paris, Le jardin des livres, 2001, p. 264.

16 Edmond Petit, La Vie quotidienne dans l’aviation en France au début du xxsiècle (1900-1935), Paris, Hachette, 1977, p. 124.

17 David Porret, Les « As » français de la Grande Guerre, Service historique de l’armée de l’air, p. 27.

18 René Fonck, Ibid, p. 143.

19 Idem, p. 13.

20 Idem, p. 217.

21 Jules Roy, Ibid, p. 147.

22 Idem, p. 140.

23 Edmond Petit, Ibid, p. 120.

24 René Fonck, Ibid, p. 156.

25 Jules Roy, Ibid, p. 102.

26 Guynemer, un mythe, une histoire, p. 66.

27 René Fonck, Ibid, pp. 179-184.

28 René Fonck, Ibid, p. 157.

29 René Fonck, Ibid, p. 222.

30 Guynemer, un mythe, une histoire, p. 45.

31 Ben Macintyre, « We Should Sing a Louder Song for our Heroes », The Times, 19 mars 2009.

32 Dont le principal titre de gloire fut de renoncer à une carrière sportive lucrative pour s’engager dans les Rangers, avant d’être tué par des balles américaines.

D. Schnapper | Les métamorphoses de la citoye...