N°16 | Que sont les héros devenus ?

Henri Paris

Louis-Nathaniel Rossel, ministre de la Commune

Louis-Nathaniel Rossel fut fusillé le 28 septembre 1871, à l’âge de ving-sept ans. C’est sa fonction, exercée une dizaine de jours seulement alors qu’il était officier d’active, qui l’a fait passer à la postérité : il était ministre de la Guerre de la Commune. Son action demeure cependant dans les brouillards d’une époque troublée, dépassée par les temps qui coulent. S’attache aussi à son nom une diffuse réputation de rigidité, d’héroïsme et de talent, évidemment totalement dévoyés pour ceux qui décrient la Commune, tandis que, paradoxalement, ses défenseurs mentionnent à peine ces qualités. C’est le cas de Marx et d’Engels, comme de bien d’autres philosophes et politiciens qui ont consacré plusieurs œuvres critiques à la Commune de Paris, en laquelle ils voyaient la première expression moderne d’une révolution prolétarienne.

Qui était Rossel ? Un héros ou une victime ? Un idéologue, un soldat et un stratège de valeur ou un personnage insignifiant balloté par les événements dont surnage seul le nom, objet d’exécration ou d’indifférence, voire d’oubli conscient ? Pourquoi les communards survivants, amnistiés en 1880, citent-ils à l’envi Louise Michel, Auguste Blanqui, le mur des Fédérés, les massacres de la semaine sanglante… mais oublient Rossel ? Attitude copiée par les socialistes de toutes obédiences. La Commune avait pourtant besoin de héros. Tout un romantisme triste et nostalgique perdure avec la chanson du Temps des cerises. Alors pourquoi ne pas construire un mythe avec un personnage légendaire ?

Un siècle après les faits, une simple plaque, unique et isolée, a été apposée sur un mur décrépi entourant des immeubles modestes érigés sur le plateau de Satory. Elle rappelle, sans plus, qu’en ce lieu a été fusillé Rossel et deux de ses camarades. Aucune trace de fleurs déposées ou d’un hommage. Bien malin le rare passant qui, s’égarant dans ce terrain en friche, saurait qui était Rossel et pourquoi son nom est voué à la controverse.

Répondre à ces interrogations exige de dresser au préalable aussi objectivement que possible le contexte social, politique et stratégique. Ensuite seulement pourrons-nous nous interroger sur la personnalité et l’action de Rossel. Qui fut-il ? Que voulait-il ? Qu’a-t-il fait ? Pourquoi n’a-t-il pas cherché à fuir ? Quelle trace a-t-il laissée, à titre personnel mais aussi en matière stratégique et tactique ?

  • Les causes politiques et militaires de la Commune

Lorsque, le 28 janvier 1871, Jules Favre, ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la Défense nationale, resté dans Paris investi, signe la capitulation de la capitale et l’armistice, la population ouvrière de la ville se sent doublement flouée, aussi bien au plan sociopolitique que militaire. Elle estime que la Révolution française a été, une fois de plus, détournée au profit d’une bourgeoisie conservatrice. La première commune de Paris, instituée en 1792 aux côtés du régime d’assemblée, avait été dissoute lors de l’avènement de la convention thermidorienne. La même duperie s’était répétée en 1830, la révolution étant confisquée par les orléanistes de Louis-Philippe. Et si, en février 1848, le roi bourgeois a été destitué, la IIe République est aux mains d’une grande bourgeoisie et d’une noblesse rurale reconvertie dans les affaires. Les journées insurrectionnelles de juin 1848 ont d’ailleurs été férocement réprimées.

Le monde ouvrier est peu hostile au Second Empire, qui a instauré nombre d’avancées sociales. Napoléon III, saint-simonien, a créé des caisses de secours, préfiguration des assurances sociales, et fait lever l’interdiction des droits d’association, annonçant la future autorisation du syndicalisme. Le droit de grève est licite depuis 1864, et a été fortement utilisé, et la liberté de la presse a été instituée en 1868. Aussi la proclamation de la République, le 4 septembre 1870, n’entraîne-t-elle pas spécialement la ferveur ouvrière. Bien plus, le prolétariat parisien, suivi par celui de province que gonfle la révolution industrielle, voit dans les parlementaires qui forment un gouvernement de Défense nationale les successeurs directs des massacreurs de 1848. C’est ce qui explique la première émeute ouvrière d’octobre 1870, dans le quartier de l’Hôtel-de-Ville. Il y en aura encore bien d’autres jusqu’au soulèvement du 18 mars 1871.

La guerre, déclarée par la France le 19 juillet 1870, entraîne le ralliement à la Prusse de tous les États allemands par le jeu d’une alliance militaire défensive. Cette coalition rassemble une force de cinq cent dix-huit mille hommes grâce à une conscription universelle sans dérogation ; s’y ajoutent trois cent quarante mille hommes issus de la mobilisation d’une réserve instruite, venant renforcer le dispositif dans un délai d’une quinzaine de jours. L’artillerie allemande surclasse de loin la française.

L’armée française d’active, vieillissante, composée de quatre cent mille hommes, doit être complétée par une garde nationale sédentaire et mobile, mais qui n’existe qu’en projet. C’est celle-ci qui va fournir ses effectifs aux armées improvisées, levées par le gouvernement républicain de la Défense nationale, comme à la Commune. Le haut commandement, à l’instar du corps des officiers, est médiocre. Il est rompu à la guérilla, comme la troupe, expérience acquise au Mexique et en Algérie, mais il a oublié la pratique des opérations de grande envergure. Il croit en la victoire, obtenue plus par la bravoure que par de savantes manœuvres. Les vices du système sont patents. Napoléon III, malade et diminué, ainsi que son ministre de la Guerre, le maréchal Niel, mort trop vite, ont cherché en vain à le corriger.

Le gouvernement de la Défense nationale fit de la bravoure, prévalant sur toute autre valeur, un article de propagande. Cette vertu cardinale n’ayant jamais manqué aux armées françaises, les masses attribuèrent alors la répétition des défaites à la trahison. Le 27 octobre, l’armée menée par Bazaine capitulait sans condition dans Metz. Les troupes allemandes purent alors renforcer les forces investissant Paris comme celles luttant contre les armées de province. Le sort de la guerre était définitivement scellé. C’est dans ces circonstances qu’intervient Louis Rossel.

  • L’évadé de Metz

Louis-Nathaniel Rossel est né le 9 septembre 1844 à Saint-Brieuc, où son père, officier d’active qui finira sa carrière avec le grade de chef de bataillon, était alors en garnison. Sa mère, d’origine écossaise, et son père, rigide, l’élèveront dans un protestantisme rigoureux et austère, et dans un farouche républicanisme – la famille paternelle, originaire des Cévennes, reste marquée par la révolte des camisards. Il fait de brillantes études au lycée de Nîmes et au Prytanée militaire de La Flèche. Il entre à Polytechnique en 1862 puis à l’école d’application du génie de Metz, d’où il sort en 1866 second de sa promotion avec le grade de lieutenant. Il est nommé capitaine en 1869. Début de carrière prometteur !

Fidèle à ses convictions, il refuse de prêter serment de fidélité à l’Empire, ce qui ne nuit pas à sa carrière. Il n’adhère pas pour autant ni ne se montre sympathisant à une quelconque vision socialisante. Le capitaine Rossel est un officier qui réfléchit, l’un des très rares, avec Ardant du Picq, dans cette armée du Second Empire finissant. Tous deux le font savoir, ce qu’apprécie peu leur hiérarchie. Son républicanisme n’empêche pas Rossel d’admirer profondément Napoléon 1er, dont il étudie la correspondance militaire. Il est d’ailleurs récompensé par le ministre de la Guerre lors d’un concours qui se veut instigateur d’une réflexion militaire au sein du corps des officiers. Le journal Le Temps, où il fait paraître des articles sous le pseudonyme de Randal, publie ainsi une judicieuse critique de la correspondance de l’Empereur.

En garnison à Bourges lors de la déclaration de guerre, Rossel réclame avec force sa mutation immédiate dans une unité en campagne, qu’il rejoindra à Metz. Analysant les premiers désastres, il les attribue tant à une mauvaise stratégie et à une tactique déplorable qu’à une organisation défectueuse des armées. Il préconise une guerre généralisée de partisans, à la suite d’une levée en masse appuyée par les corps d’armée réguliers opérant dans la profondeur du territoire. Avant l’investissement de Metz, il a la possibilité de faire parvenir sa réflexion au Temps, essayant de surmonter l’enlisement de son mémoire dans les méandres de la bureaucratie militaire.

À Metz, Rossel est désabusé. Bien que les forces adverses de blocus n’aient pas augmenté – l’armée ennemie victorieuse à Sedan a été dirigée sur Paris –, le maréchal Bazaine, après quelques batailles, toutes malheureuses, visant à recouvrir sa liberté de manœuvre, se réfugie dans le camp retranché de Metz et se cantonne dans le plus strict immobilisme. Rossel et ses camarades, dont le capitaine de Boyenval, ne voient dans cet attentisme qu’une seule raison : le montage d’un complot qu’ourdit Bazaine afin d’être le recours d’un rétablissement de l’Empire. Ils n’ont pas tort. Mais l’impératrice, en exil, et l’empereur, prisonnier, refusent avec hauteur de pactiser avec l’ennemi et de nuire à l’effort de guerre du gouvernement républicain.

Rossel et ses camarades préparent alors une conspiration visant à destituer Bazaine et à le remplacer par un officier général décidé à combattre sans esprit de reddition. Alors qu’ils se réunissent, sans prudence, au domicile de Rossel ou sous les arcades de la place Saint-Louis, ils sont repérés, dénoncés et enfermés au fort de Plappeville. À la veille de la capitulation, le commandant du fort, de son propre chef, les fait évader. Rossel passe les lignes allemandes sans trop de difficultés, comme d’ailleurs tous ceux qui le souhaitaient alors : le blocus, par obligation, était assez lâche.

Il gagne la Belgique, où il prend le temps d’écrire dans L’Indépendance belge un article flétrissant la conduite de Bazaine. Puis transite par l’Angleterre, afin de rendre visite à sa mère, et rejoint Tours, siège du gouvernement de la Défense nationale. Grâce à l’entremise d’un polytechnicien, camaraderie d’école, il parvient à se faire présenter à Gambetta, ministre de la Guerre, qui le met à la disposition de son délégué à la Guerre, Charles-Louis de Freycinet, polytechnicien également et protestant pratiquant. Des convictions communes ont toujours rapproché ! Freycinet est chargé de l’organisation des forces qu’il faut rapidement lever. Le capitaine Rossel a l’ambition de participer à l’organisation des armées improvisées et, à cet effet, est nommé colonel de la garde nationale, promotion exceptionnelle, possible dans ce seul corps puisque les grades y sont obtenus par élection.

Le colonel Rossel est déçu. Envoyé dans le Nord en mission d’inspection, il parcourt les dépôts, les camps, les unités en campagne, en vain. La confusion règne. Gambetta, pas plus que Freycinet, ne sont des organisateurs de victoire de la trempe de Carnot. Rossel finit par échouer au camp de Nevers, responsable de la direction du génie. C’est là que viennent le surprendre les annonces de la proclamation de l’Empire allemand, le 18 janvier 1871, à Versailles, de la capitulation de Paris, de l’armistice demandé le 28 janvier, et de la convocation, à la faveur d’élections tenues le 8 février 1871, d’une nouvelle assemblée nationale d’orientation conservatrice, réunie à Bordeaux puis, à partir du 20 mars, à Versailles, au milieu des forces allemandes. Gambetta démissionne le 6 février 1871. L’exécutif est confié à Adolphe Thiers. Le 11 mars, l’assemblée vote les préliminaires de la paix qui consacre l’abandon de l’Alsace et de la Lorraine mosellane ainsi qu’une contribution de guerre de cinq milliards de francs-or.

Gambetta et Freycinet sont partisans du rejet des conditions allemandes. Selon eux, la continuation de la guerre, en redoublant d’effort, pourrait affaiblir les Allemands et les amener à revoir l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. De surcroît, en gagnant du temps, il devrait être possible de mobiliser la communauté internationale, en particulier la Grande-Bretagne, en l’alertant du danger que représente ce nouvel Empire allemand. Une position que rallient les généraux Chanzy et Faidherbe.

L’assemblée conservatrice est, elle, opposée à la poursuite de la guerre. Deux raisons militent en faveur de cette politique. En premier lieu, la guerre et l’invasion plus complète du territoire conduiront à des destructions supplémentaires de biens et à un appauvrissement de la nation. En second lieu, l’assemblée vise une restauration monarchique qui semble alors possible. Le comte de Chambord, prétendant au trône, rallie à sa personne les Bourbons et les Orléans.

Le colonel Rossel est révolté par l’attitude des conservateurs et reste fermement convaincu qu’il faut poursuivre la guerre avec toujours la même perspective : mener une guerre d’usure et de partisans dans la profondeur du territoire en s’inspirant des exemples russe de 1812 et espagnol de 1807. Il reprend une fois encore ses théories développées sur la révolte des camisards. À ce stade, il n’a aucune velléité d’engagement politique. Sa seule préoccupation est le cours de la guerre ; il est opposé à toute idée de capitulation. C’est pour cette raison qu’il conspire contre Bazaine.

  • Communard et délégué à la Guerre

Dans son camp de Nevers, Rossel apprend que, le 18 mars, une insurrection a éclaté à Paris, que les insurgés rejettent la capitulation comme la signature de la paix et, pour une part, réclament une république sociale. Il n’hésite pas. Le lendemain, avant de quitter son poste et de gagner Paris, il informe le ministre de la Guerre de son acte et en expose la raison. À choisir entre deux camps, il se range, écrit-il, « sans hésitation du côté de celui qui n’a pas signé la paix et qui ne compte pas dans ses rangs des généraux coupables de capitulation ».

Les motifs de l’insurrection et de la proclamation de la Commune de Paris, le 28 mars 1871, après des élections tenues deux jours auparavant, sont plus complexes et surtout plus différenciés que ne l’a répandu une active propagande des monarchistes et des républicains modérés. Le soulèvement a été déclenché parce que Versailles a ordonné de récupérer près de cinq cents canons acquis par souscription par la ville de Paris et entreposés dans la capitale. De plus, le gouvernement avait suspendu la solde des gardes nationaux, laissant ceux-ci sans ressources, et avait supprimé le moratoire sur le paiement des loyers et des intérêts des dettes, notamment celles engagées auprès du Crédit municipal.

L’insurrection s’est déroulée aux cris de « trahison ! », de « mort aux traîtres ! ». S’y sont mêlées des revendications sociales faisant référence aux précédents soulèvements, toutes trompées et détournées par les émules de ceux qui livraient, en 1871, la patrie aux Allemands, en acceptant une paix honteuse. L’amalgame était facile : les conservateurs, partisans d’une restauration monarchique, n’étaient autres que les fils des émigrés de 1789, ceux qui étaient revenus « dans les fourgons de l’étranger » en 1814 et 1815. Le tumulte social se surajoute à un déferlement patriotique qui n’a pas compris que la défaite a pour cause première une faute et un fourvoiement du Second Empire comme des républicains du gouvernement provisoire : incompétence et refus de reconnaître les réalités politiques et militaires. Cela amène le gouvernement de la Défense nationale à prôner la victoire au lieu et place d’un régime défaillant. Or il ne fera pas mieux.

Le général Trochu, « participe passé du verbe trop choir » selon Victor Hugo, commandant en chef des troupes encerclées dans Paris, se rend compte de la situation durant le blocus. Cependant, il n’ose l’avouer, tant la population a été chauffée à blanc, seule justification d’une émeute abattant l’empire en pleine guerre. Il accepte alors de mener des batailles qu’il sait perdues, avec l’espoir que les défaites successives fassent accepter la reddition à une garde nationale indisciplinée, inapte opérationnellement par manque d’instruction et minée par une ivrognerie permanente que l’encadrement n’arrive pas à restreindre quand il n’y participe pas lui-même. L’insurrection sombre dans un déferlement d’exécutions sommaires et de prises d’otages. Le signal est donné à l’atrocité qui préside à toute guerre civile, mais plus particulièrement à celle de la Commune de 1871.

C’est dans cette ambiance que Rossel franchit les lignes allemandes et rejoint la capitale. Le 29 mars 1871, il se présente aux autorités de la Commune, en particulier à Charles Delescluze, maire du XIXe arrondissement et haut responsable du comité exécutif, qui l’apprécie immédiatement, et à Gérardin, autre socialiste, également membre du même comité. Dans la lutte qui s’annonce avec Versailles, le comité central et le comité exécutif sont conscients qu’ils ont besoin de chefs militaires expérimentés. Or Delescluze reconnaît son incompétence en la matière et se méfie de Cluseret, le délégué à la Guerre, en lequel il voit d’abord un aventurier.

Le 2 avril 1871, Rossel est nommé à la tête de la 17e légion de la garde nationale recrutée dans le XVIIe arrondissement, l’équivalent d’un régiment de quatre bataillons, soit quelque deux mille cinq cents hommes. Le même jour, le commandement communard lance une contre-offensive sur les unités du général Galliffet, qui se sont emparées de Courbevoie. Au-delà de la contre-offensive, Cluseret cherche à menacer Versailles. Les troupes de la Commune, massées sur leurs bases de départ situées dans la tranchée du chemin de fer de la ceinture entre les portes Maillot et Pereire, commencent par enregistrer quelques succès. Passant la Seine, leurs avant-gardes vont même atteindre Viroflay. Mais là, la confusion et le désordre gagnent les unités qui se débandent pour se répandre dans les estaminets. Il est impossible de poursuivre l’avance et même de tenir le terrain conquis. Le 3 avril, c’est une foule désordonnée de fuyards qui repasse la Seine et se met à l’abri des remparts. Les chefs, Flourens et Duval, ainsi que leur état-major, ont été soit tués, soit fusillés. Gustave Cluseret est confirmé dans sa fonction de délégué à la Guerre.

Louis Rossel, qui a tenté de tenir en main sa 17e légion, n’a plus qu’à tirer la leçon de la déroute. Il constate que les mêmes défauts qui ont tant nuit à l’aptitude opérationnelle des armées improvisées par Gambetta se retrouvent dans une forme encore plus accentuée au sein des troupes de la Commune. Il se déchaîne dans ses critiques, s’attirant nombre d’inimitiés. Par ailleurs, il ne peut plus se cacher qu’il a rejoint un gouvernement et une force militaire qui défendent un projet politique socialiste ou socialisant. La Commune s’est opposée par les armes au gouvernement de Versailles : il participe désormais à une guerre civile et non à un conflit avec les Allemands ; il est un insurgé. Son choix est fait.

La structure de l’armée de Versailles l’indigne profondément. Elle est essentiellement formée des quatre-vingt mille prisonniers de Sedan et de Metz libérés par les Allemands pour la circonstance et mis à la disposition de Thiers. Leur commandant en chef est le maréchal de Mac-Mahon, monarchiste, vaincu et prisonnier de Sedan, libéré lui aussi spécialement pour tenir la fonction. En outre, les troupes allemandes affichent une neutralité bienveillante envers celles de Versailles. La collaboration est manifeste. Rossel persiste donc à prendre fait et cause pour la Commune, et à se battre contre ses anciens camarades.

Les événements se précipitent. Louis Rossel est nommé par Cluseret chef d’état-major et président de la cour martiale chargée d’établir la discipline et de faire respecter une organisation militaire. Il n’y parvient que très mal, mais, en revanche, acquiert une réputation de dureté et d’aspiration à la dictature. Il est balloté par les luttes intestines qui ravagent les comités de la Commune.

Les revers militaires se poursuivent. Le 26 avril 1871, le village des Moulineaux est occupé et, le 29, le fort d’Issy est évacué sans combat. Conséquence de son impéritie reconnue, Gustave Cluseret est destitué et emprisonné. Le 30 avril, Rossel reprend le fort d’Issy : première et unique victoire à inscrire à l’actif de la Commune. Celle-ci s’est trouvé un chef militaire. Le 1er mai, sur la recommandation expresse de Charles Delescluze, et faisant momentanément taire ses divisions internes, la Commune le nomme délégué à la Guerre. Il s’efforce alors vigoureusement, trop vigoureusement, d’instaurer de la rigueur au commandement et de la discipline aux troupes, et cherche à pallier l’incohérence que revêt l’élection des chefs, candidats plus poussés par des factions politiques ou des ambitions personnelles que par la justification de leur compétence. Conforté par son austérité naturelle, il lutte contre l’ivrognerie.

Les moyens manquent. Les combattants de la Commune alignent un effectif de quelque quarante mille hommes sur une masse déclarée de deux cent mille. Le 9 mai, le fort d’Issy tombe aux mains des Versaillais après que Rossel eut vainement cherché à rassembler douze mille hommes pour le défendre – c’est à peine s’il put en réunir sept mille à l’état de cohue et non d’unités constituées. L’échec était inévitable. Ce qu’il reproche au comité central, prédisant même une défaite généralisée. On délibère, on discute, on palabre et on n’agit pas, accuse-t-il. Ce même jour, en toute logique, il démissionne et est immédiatement emprisonné. La polémique enfle. D’aucuns le dénoncent comme « traître vendu à Versailles ». Il aura donc été délégué à la Guerre, ministre de la Guerre de la Commune durant neuf jours !

Il est remplacé à son poste par Charles Delescluze qui, aussi désespéré que lui pour les mêmes raisons, se fera tuer sur l’une des dernières barricades, le 28 mai. Avec l’aide de Gérardin, Rossel s’évade de sa prison, une fois de plus, pour se cacher dans un hôtel du boulevard Saint-Germain sous l’identité d’un employé des chemins de fer. Il est dénoncé et arrêté le 7 juin par la police, après la « semaine sanglante » des 21-28 mai. Il est conduit à Versailles, enfermé aux Grandes Écuries, convoqué deux fois devant le Conseil de guerre. Le dernier pourvoi est rejeté le 27 octobre : il est condamné à mort.

Le 28 novembre 1871, Rossel est fusillé en compagnie de Théophile Ferré, délégué à la Sûreté de la Commune, et de Pierre Bourgeois, obscur sergent du 45e régiment d’infanterie, mais communard acharné. Le bruit court que Thiers aurait proposé à Rossel sa grâce en échange d’un exil volontaire et d’un silence absolu. Il refusa. Des pétitions réclamant sa grâce avaient afflué, de Messins tout d’abord, puis d’étudiants, de notables, en particulier du colonel Denfert-Rochereau, défenseur invaincu de Belfort, et de Victor Hugo. Elles avançaient qu’on ne pouvait lui reprocher aucune atrocité, ce qui est vrai.

Durant sa détention à Versailles, Rossel occupa son temps à écrire fébrilement : il composa un livre de stratégie et divers autres ouvrages. L’ensemble de son œuvre fut publié en 1908. Une œuvre posthume qui éclaire les points obscurs que sa conduite laisse subsister.

En premier lieu, pourquoi n’a-t-il pas quitté Paris après son évasion des geôles communardes ? C’eût été tout à fait possible dans la confusion qui régnait en ville. La réponse est à chercher dans la mort de Delescluze : aller jusqu’au bout d’un engagement idéologique et l’assumer.

Dans ses écrits, Rossel est virulent. Il accuse le comité central de la Commune d’impéritie et de trahison envers le prolétariat par incompétence et par luttes intestines dont le but était le pouvoir, voire la dictature. Selon lui, la Commune a été conduite par la lie du prolétariat, par des chefs indignes qui ont trahi la patrie, le peuple et le monde ouvrier. Pour ceux qui érigent la Commune en modèle de gouvernement prolétarien, il est alors difficile d’élever Rossel au pinacle. Quant aux conservateurs, ils n’avaient aucune raison de célébrer un communard condamné à mort. Rossel ne pouvait être accusé que de ne pas avoir la même idéologie que les Versaillais. Il valait mieux faire silence aussi.

C’est le même genre de silence qui a prévalu concernant le programme social de la Commune, qui sera adopté avant la fin du siècle. Une raison semblable prédominait alors : dans le nouvel Empire allemand, Bismarck faisait adopter des lois sociales allant au-delà du programme communard. Il ne faut pas réveiller de vieux démons !

Et voilà comment Rossel tomba dans un oubli volontairement cultivé par les deux camps. La majorité de ses ouvrages militaires ont été dépassés par les temps. Certains, ayant trait à la guérilla urbaine, restent néanmoins d’actualité, et font même œuvre de prospective au xxie siècle. À soixante-dix ans de distance, Rossel eût vraisemblablement rejoint de Gaulle le 18 juin 1940. Il eût été un ardent défenseur du programme du conseil national de la Résistance. Il y a du romantisme dans ce personnage. Alors, Rossel, héros ou victime ? Assurément les deux ! Et il en était tout à fait conscient. 

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