N°16 | Que sont les héros devenus ?

Claude Weber  Michaël Bourlet  Frédéric Dessberg

À Saint-Cyr

Toucher aux dimensions héroïques et mythiques est un exercice toujours périlleux. S’y frotter à Saint-Cyr, qui plus est pour des non- « cyrards », peut s’avérer relever d’une inconscience folle. En vue de favoriser les comparaisons et de mesurer d’éventuelles évolutions, qui mieux que les saint-cyriens, issus de diverses générations, pourraient en effet écrire sur les figures emblématiques qui configurent les pratiques, les discours et les esprits dans le cadre de leur formation initiale à Coëtquidan ?

Nous avons cherché à donner la parole aux intéressés dans le cadre d’entretiens ; une méthodologie malheureusement restée limitée en raison des délais relatifs à cette contribution. Forts de nos origines disciplinaires respectives (histoire et sociologie), nous avons dès lors privilégié des sources et des approches complémentaires, comme une perspective historique sur les noms de parrains de promotion et une attention portée aux choix de lectures des élèves, ainsi que sur les figures héroïques mises en exergue dans le cadre de la transmission des traditions, activité ô combien centrale au sein de l’École spéciale militaire (esm).

  • Perspectives historiques

Replacer les figures héroïques de la Spéciale dans une perspective historique, depuis la création de l’école (loi du 4 floréal an X – 24 avril 1802) jusqu’à nos jours, est un exercice complexe tant l’histoire, la mémoire et la tradition sont ici étroitement imbriquées1. Les « héros » de Saint-Cyr sont bien souvent des officiers célébrés pour leur sens de l’honneur et du devoir, leur esprit de service, leur enthousiasme, leur goût pour le commandement, la solidarité et la camaraderie2. Ces valeurs sont celles de tous les officiers et le panthéon saint-cyrien regorge de personnages de l’histoire militaire française non saint-cyrienne, tels les grands commandants des armées de l’Ancien Régime ou, plus récemment, la figure du général Bigeard. Ces figures héroïques, qui ont pris avec le temps un caractère légendaire, ont contribué à forger l’histoire de l’esm. De plus, la représentation héroïque saint-cyrienne n’est pas monolithique. Elle est à la fois collective (les dix mille saint-cyriens morts pour la France) et individuelle ; le choix des noms de parrains de promotion en est l’expression la plus concrète. Sous ces deux formes, histoire et légende se confondent aisément.

Depuis la création de l’école, dix mille anciens élèves sont morts pour la France, au combat ou en service, soit un sur six. Si importantes qu’elles soient, ces pertes sont à relativiser. En effet, jusqu’à la guerre de 1870, les officiers recrutés à Saint-Cyr restent minoritaires dans une armée où les officiers issus du rang occupent une large place. Ainsi, sur trente-sept officiers généraux nommés maréchaux de France entre 1815 et 1870, seuls quatre sont issus de cette école (Pélissier, Canrobert, Mac-Mahon et Forey) tandis que quatre sortent de Polytechnique.

Aux lendemains de la guerre franco-prussienne, dans une armée en reconstruction, les gros contingents de saint-cyriens font leur apparition, comme en témoigne le nom de « La Grande Promotion » (1874-1876)3, mais ils sont noyés parmi les officiers de réserve qui encadrent les bataillons de conscrits. Sur ce point, l’exemple de la Première Guerre mondiale est intéressant. Les pertes humaines subies par les promotions sorties entre 1905 et 1914 sont élevées, en particulier au début de la guerre. Le 22 août 1914, journée la plus sanglante de l’histoire militaire française, vingt-quatre sous-lieutenants de la promotion « Montmirail » (1912-1914) trouvent la mort au combat. De 1914 à 1918, la promotion « De la croix au drapeau » (1913-1914) perd trois cent dix des siens sur cinq cent trente-cinq, soit près de 58 % de son effectif.

Ces pertes importantes se mêlent à une autre figure héroïque, celle du jeune cyrard qui, en juillet 1914, prête serment de recevoir le baptême du feu en casoar et gants blancs. Pourtant, il n’y eut pas de serment collectif et seul le sous-lieutenant Marie Émile Alain de Fayolle (1891-1914), de la promotion « De la croix au drapeau », a chargé en casoar et gants blancs avant de tomber à Nevraumont, en Belgique, le 22 août 1914. Ce sacrifice de l’école est aussi celui consenti par la presque totalité des grandes écoles françaises à la même époque. Ainsi, un normalien sur deux (vingt-huit sur cinquante-cinq) de la promotion Lettres 1913 de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, n’est pas revenu des champs de bataille. Quatre mille huit cent quarante-huit saint-cyriens (du grade de sous-lieutenant à celui de général)4 sont tombés au combat sur trente-six mille officiers5 morts pour la France entre 1914 et 1918, soit 13 % des pertes d’officiers et 0,36 % des pertes militaires de la Grande Guerre. Pourtant, dès l’entre-deux-guerres, et plus encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la tendance s’inverse et le panthéon saint-cyrien s’enrichit de nouveaux personnages, principalement des jeunes officiers subalternes morts pour la France outre-mer6.

À Saint-Cyr, l’attachement des militaires à l’histoire se manifeste notamment par le choix d’un nom de promotion, tradition systématisée depuis la fin des années 1830. Il renvoie à des événements naturels marquants (« Tremblement », « Comète »), à des batailles (« Montmirail », « Solferino »), à des campagnes militaires (« Crimée », « Mexique ») ou à des événements diplomatiques (« Cronstadt », « Novi-Bazar »). Il rend parfois hommage à un chef d’État (« Alexandre III », « Pierre Ier de Serbie »), à un officier général (« Bourbaki », « Monsabert ») ou à un officier (« Pol Lapeyre », « Darthenay »). La validation d’un nom de promotion dépend à la fois des élèves, parfois influencés par des interventions familiales ou politiques, du commandement de l’école, de l’autorité militaire, mais aussi du pouvoir politique. En outre, il n’est pas indispensable d’être saint-cyrien pour laisser son nom à une promotion.

Quelles sont les tendances générales observées quant au choix du nom des promotions ? Le colonel Frédéric Guelton identifie deux périodes7. De 1830 à 1928, les noms des promotions commémorent des événements exceptionnels, des moments de la vie quotidienne de l’école ou de la politique internationale de la France. Les figures héroïques sont rares. Durant cette période, les choix font apparaître que les élèves-officiers possèdent une culture politique étendue, particulièrement dans le domaine des relations internationales8. Dès 1914, cette tradition connaît de profondes modifications. Les noms de promotion sont marqués par le souvenir de la guerre, de la victoire, mais commémorent aussi les grands chefs militaires (« Joffre », « Gallieni », « Lyautey »)9. En revanche, le choix du sous-lieutenant Pol Lapeyre (1926-1928) inaugure un phénomène de personnalisation qui s’est poursuivi jusqu’à nos jours. La parenthèse de la Seconde Guerre mondiale – au cours de laquelle le choix du nom de promotion traduit l’affrontement idéologique et politique entre la France du maréchal Pétain et la France libre du général de Gaulle – ne l’interrompt pas.

Depuis 1945, il est difficile pour les jeunes sous-lieutenants de s’identifier à une figure nationale. Les héros commémorés ont été les grands chefs de la Seconde Guerre mondiale puis des officiers des guerres de colonisation et de décolonisation. Progressivement, on assiste à une lente héroïsation, voire, parfois, à une sacralisation de la part des élèves. Dans la mesure où le nom choisi doit valoriser la promotion, il s’agit de plus en plus souvent de trouver un modèle à imiter. Des recherches historiques, ainsi que des rapprochements avec la famille du défunt, sont menées par les élèves-officiers, en vue de rédiger une biographie dans laquelle certaines actions du « parrain » sont mises en valeur. Le « parrain de promotion » est devenu un « héros ». Les élèves officiers puisent dans le panthéon des guerres saint-cyriennes (guerres de décolonisation). Pendant la Première Guerre mondiale, nombreux furent les anciens élèves à se sacrifier pour la France, mais aucun n’a eu l’honneur de voir son nom attribué à une promotion, tout comme le soldat inconnu reposant à l’Arc de Triomphe. Mais après la Grande Guerre, la gloire rejaillit sur les grands chefs qui avaient mené les armées au succès. Aujourd’hui, ce sont les cadres de contact d’Indochine et d’Algérie qui sont honorés par les jeunes saint-cyriens. Comment expliquer une telle évolution ? Contrairement à ses anciens, le jeune saint-cyrien ne rêve-t-il donc plus du « firmament » ? Est-il encore doté d’une culture politique ?

  • Les tendances actuelles

La référence opérationnelle demeure centrale (courage, exemplarité, esprit de sacrifice, bienveillance à l’égard de ses hommes, force de caractère… sont autant de qualités recherchées), mais elle semble se déplacer davantage sur ceux qui l’incarnent jeunes et sans forcément atteindre la consécration institutionnelle par l’accès aux plus hautes responsabilités. Il est, à ce titre, significatif de relever depuis quelques années une prédilection pour les jeunes officiers subalternes : « Lieutenant Brunbrouck » (2004-2007), « Capitaine Beaumont » (2005-2008), « Chef de bataillon Segrétain » (2006-2009), « Lieutenant Carrelet de Loisy » (2007-2010), « Chef d’escadrons Francoville » (2008-2011) ; « Capitaine de Cacqueray » (2009-2012).

Une activité opérationnelle qui s’intensifie depuis quelques années n’est certainement pas étrangère à une prise de conscience de la part des jeunes cyrards en formation de l’imminence de leur « baptême du feu » et, de fait, d’une identification plus aisée avec certains types de figures militaires. Il est bien évident aussi qu’a priori, la majorité des élèves connaîtra un début de carrière consacré exclusivement à l’opérationnel et que cette réalité est pour beaucoup plus importante à leurs yeux que la seconde moitié de carrière.

La faiblesse du vivier d’officiers supérieurs ou de généraux distingués à travers de récentes campagnes opérationnelles et décédés accentue sans nul doute la difficulté à identifier de telles figures héroïques. Ajoutons que le choix d’officiers subalternes est aussi en phase avec les préoccupations des instructeurs militaires et du commandement. Effets de la professionnalisation (passage sous statut osc10 pour les non-diplômés à Saint-Cyr, sélection accrue en raison de la réduction des postes de commandement…) et d’un pragmatisme certain de la part de nombre d’élèves, à qui la question de ne faire qu’un passage au sein de l’institution ne pose pas forcément de problèmes majeurs, sont enfin deux autres aspects qui éclairent, selon nous, les constats opérés quant à l’utilité – ou tout du moins la tendance – de l’identification à un officier subalterne sur le terrain davantage qu’à celle d’un grand chef arrivé au firmament.

  • Les livres de chevet

Au-delà des observations menées et des échanges avec les élèves sur le sujet, leurs lectures – libres et sans aucune obligation relative à la formation – ont fait l’objet de notre attention, il y a quelques années, notamment par l’exploitation d’une enquête11 réalisée auprès de l’ensemble des acteurs des trois bataillons de l’esm. Quatre questions directement en lien avec nos préoccupations ont été analysées : la première leur demandait de citer le nom d’un officier connu incarnant une référence idéale, la deuxième de choisir cinq auteurs de littérature s’inspirant de la guerre et des armées parmi une liste de trente-deux (militaires et civils), la troisième d’élire une époque de prédilection (chevalerie, croisades, xvie-xviiie siècle, Révolution française, Empire, 1815-1914, Première Guerre mondiale, Seconde Guerre mondiale, Indochine, Algérie, conflits actuels) pour le choix d’un parrain de promotion, et la quatrième d’indiquer quel maréchal issu de la Seconde Guerre mondiale (de Lattre, Juin, Leclerc, Koenig) avait leur préférence.

Les 86,59 % de non-réponses à la première question (soit trois cent soixante-huit sur un échantillon total de quatre cent vingt-cinq) sont éloquents quant à la difficulté de ces élèves officiers à s’incarner dans un « idéal » d’officier connu, difficulté qui peut être directement corrélée au manque de culture déjà évoqué. Parmi ceux qui s’expriment (cinquante-sept individus), huit citent Tom Morel (soit 1,88 %), huit de Gaulle, sept le capitaine de Cathelineau, sept Hélie de Saint Marc, quatre Leclerc, trois Lyautey, deux Napoléon/Bonaparte, deux le général Molle et deux le général Patton. Toute une série d’autres noms ne sont cités qu’une seule fois. Au final, les élèves ont plutôt du mal à citer des personnages militaires héroïques.

Concernant les influences littéraires, on relève 12,2 % de suffrages pour Hélie de Saint-Marc, 9,6 % pour Antoine de Saint-Exupéry, 7 % pour Lyautey, 6,9 % pour Erwan Bergot, 5,5 % pour Pierre Sergent, 4,1 % pour P. Bonnecarrère, 4 % pour Ernst Jünger… Les résultats traduisent là aussi, et en dehors de classiques emblématiques (Hélie de Saint Marc), un réel manque de culture des élèves.

À la question concernant la période de prédilection pour le choix d’un parrain de promotion, la hiérarchie est la suivante : l’Indochine (21,6 %), l’Empire (20,9 %), la Première Guerre mondiale (12 %), la chevalerie (9,6 %), la Seconde Guerre mondiale (8,5 %), les croisades (5,4 %), les conflits actuels (5,2 %), l’Algérie (3,3 %), la période 1815-1914 (3,1 %), le xvie-xviiie siècle (2,8 %) et la Révolution française (2,1 %). On retrouve dans ces réponses l’intérêt déjà souligné pour les acteurs des conflits de décolonisation – une représentation moderne de l’officier –, mais également pour une image mythique et traditionnelle remontant aux origines de la création de l’école et sur laquelle nous reviendrons.

Enfin, s’agissant des maréchaux, les préférences sont les suivantes : Leclerc (43,8 %), de Lattre (39,1 %), Koenig (5,2 %) et Juin (4,9 %), avec 7,1 % de non-réponses. Ces résultats seraient certainement similaires dans le reste de la population française où le nom des deux premiers est aussi plus répandu. On peut y reconnaître le prestige de la 2e division blindée et de la participation des troupes françaises à la libération du pays.

Une enquête plus récente montrerait une certaine stabilité dans les réponses, mais également une évolution dans les lectures. Le choix d’un officier connu serait certainement plus difficile dans la mesure où l’identification au parrain de promotion favorise le choix d’officiers justement inconnus et dont les élèves-officiers n’apprennent l’existence qu’en arrivant à l’esm. Par ailleurs, à la question invariablement posée par leur jury de diplôme : « Qui représente pour vous le meilleur modèle de chef militaire ? », les sous-lieutenants répondent le plus souvent par le nom de leur parrain de promotion ou par celui que l’actualité rappelle à leur souvenir (le général Bigeard, à l’occasion de son décès, par exemple).

La figure du héros a évolué dans la société française, mais également à Saint-Cyr. Celle du héros homérique, qu’a perpétuée la tradition chevaleresque, semble trop chargée de légende, trop mythique, pour être adoptée et permettre la cohésion d’une promotion entière aujourd’hui marquée par davantage de diversité ; même si tous les élèves ne disposent pas du même poids pour se faire entendre ou proposer un nom de parrain… Les héros des périodes anciennes sont éloignés des références des élèves officiers d’aujourd’hui. Il est en revanche plus facile pour eux de s’identifier à l’officier subalterne des conflits coloniaux. Au cours de sa scolarité, le saint-cyrien d’aujourd’hui a généralement pour perspective unique la fonction de chef de section dans le cadre des opérations en Afghanistan, même si la formation qu’il reçoit est conçue dans l’optique d’une carrière plus longue. La similitude étant réelle ou supposée dans le type d’action militaire menée par les officiers entre la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie et celle d’Afghanistan, la figure du « parrain-héros » adoptée depuis ces dernières années reste uniforme.

  • Les traditions et la « mythologie quotidienne »

Les traditions constituent une approche complémentaire en vue de cerner la place des figures héroïques12. Sans surprise, les chefs et les héros militaires mis en lumière à travers divers tableaux présentés par les anciens lors de certaines séances nocturnes du « bahutage »13 (Première et Seconde Guerres mondiales, conflits de décolonisation…) rejoignent ceux déjà évoqués précédemment avec les qualités, les caractéristiques et les valeurs habituellement mises en exergue. Le maréchal Baraguey d’Hilliers et le père Lanusse, deux figures emblématiques des traditions saint-cyriennes, s’inscrivent dans cette logique. Ils symbolisent respectivement les prix citron et orange, décernés chaque année par le premier bataillon à deux officiers, le moins et le plus appréciés14. Le maréchal, ancien commandant des écoles, est assimilé à un chef autoritaire, bureaucrate et peu soucieux de ses subalternes ; le père Lanusse, quant à lui, était un aumônier qui a connu un grand nombre de champs de bataille, prêt au sacrifice pour être toujours au plus proche des soldats et les soulager.

Face à une liste de personnages au final restreinte, il apparaît dès lors judicieux de raisonner en termes d’idéal-type ou d’archétype de la figure héroïque à Saint-Cyr. Si le manque de connaissances ne permet pas aux élèves de citer spontanément pléthore de héros, ils n’ont en revanche aucun mal à en lister les caractéristiques qu’ils estiment indispensables, ou tout du moins héritées, comme nous le verrons, de l’imbrication de dimensions traditionnelles, mémorielles, historiques et mythologiques.

Le discours des élèves – de certains plus que d’autres – autour de l’officier saint-cyrien permet de dessiner les contours d’une figure de référence et d’aller au-delà des quelques qualités déjà évoquées. Cette figure, on l’a dit, est avant tout celle qui s’exprime dans le cadre de l’opérationnel, la raison d’être originelle des armées ; une logique aisée à comprendre, qui favorise la figure de l’officier combattant, homme d’action dévoué et intrépide, et qui, dans l’esprit des élèves, implique de manière traditionnelle et très ancienne une relativisation de l’importance de la formation académique.

L’image d’Épinal véhiculée, revendiquée et transmise de génération en génération présente deux faces antagonistes : celle d’une dévalorisation et d’un certain rejet du travail intellectuel au bénéfice de la seule véritable aptitude qui compte, à savoir celle du terrain militaire. La rhétorique traditionnelle du rejet de la « pompe » (la formation académique), assimilée à l’image d’un officier derrière un bureau, est en effet difficilement conciliable pour les élèves avec celle du meneur d’hommes sur le terrain et sous le feu. Mais il s’agit bien de rhétorique traditionnelle, car celles et ceux qui n’auraient toujours pas intégré la nécessité de porter leurs efforts dans tous les domaines de la formation connaissent généralement de sérieuses déconvenues et désillusions.

Une rhétorique ancienne héritée des premiers temps de l’histoire de la Spéciale. Des temps particulièrement riches en activités guerrières qui pouvaient favoriser l’émergence de grands chefs militaires alors même que ces derniers ne s’étaient pas particulièrement illustrés dans le cadre de leur formation à Saint-Cyr15. De ces temps originels se sont constituées des traditions qui, tout en évoluant au gré des circonstances, demeurent vivaces aujourd’hui, notamment sous forme de discours. Nous ne citerons, faute de place, que l’exemple des membres du conseil des Fines (un conseil d’une quinzaine de représentants élus des élèves qui viennent en appui et en relais du collège de cinq élèves appelé « Grand Carré »16, les instances suprêmes d’une promotion). À travers l’étude qu’il a menée sur la genèse des représentants de promotions, André Thiéblemont a parfaitement mis en lumière les caractéristiques de celui auquel est attribuée la responsabilité de gérer avec d’autres camarades les affaires de la promotion, à savoir « un soldat dynamique, actif, sûr de lui, hostile à toute spéculation intellectuelle, fâché avec tout ce qui n’est pas la pratique des armes »17. L’étude des Fines, appelées « fines galettes » ou « galettes »18, respectivement les tout derniers du classement ou ceux qui n’obtenaient pas la moyenne en instruction générale, traduit bien comment le prestige des représentants était inversement proportionnel au classement établi par les résultats académiques. Par ailleurs, en inversant la hiérarchie officielle, les élèves exprimaient leur résistance au commandement et à l’autorité, une caractéristique courante dans nombre de grandes écoles19.

La légende de la Fine repose ainsi sur « les avancements rapides donnés en récompense à la vigueur, à la bravoure, sans préoccupation aucune de l’instruction. Est-ce qu’ils avaient pâli sur les livres tous ces vaillants qui se taillaient leur fortune à grands coups d’épée ?…. Une seule chose importait à Saint-Cyr, c’était en sortir comme sous-lieutenant, fût-ce le dernier ; après on verrait à se débrouiller. […] Envoyé en Afrique, on ne serait pas en peine pour montrer qu’il n’est nullement besoin d’instruction pour faire un vigoureux et brillant officier »20.

Ou encore, et de manière tout aussi explicite : « Il ne faudrait pas croire […] que les officiers galettes, même si on les prend parmi les derniers de la promotion, fussent des nullités, des cancres […], tant s’en fallait. Beaucoup d’entre eux étaient des officiers non seulement très bons, mais très brillants. Les galettes se composaient presque toujours d’élèves actifs, brouillés de tout temps avec la plume, le papier, en un mot avec tout ce qui constitue la bureaucratie ; dans l’officier galette se trouvait l’homme d’action en germe. Certaines galettes hors pair étaient fort considérées par tous leurs camarades et leur influence se faisait sentir parfois d’une manière autrement puissante que celle de n’importe quel gradé. […] On ne peut juger l’officier galette d’après son numéro de sortie ; ce serait une erreur complète »21.

Aujourd’hui, et ce depuis la fin de xixe siècle, avec les transformations du système militaire et l’importance du classement, ce ne sont plus les derniers, les « galettes », qui accèdent aux responsabilités, mais ceux distingués « en vertu de l’assurance et de la décontraction que leur confèrent leurs origines socioculturelles. Ces « dons » particuliers sont les sources d’un prestige à travers lequel est respecté le principe de double association ; par leur aplomb et leur insouciance devant le travail, ils manifestent ouvertement une dissidence tout en renvoyant aux héros mythiques par l’association de leur conduite à celle des grands anciens les « galettes ». Le fait qu’ils soient en queue de classement n’est que le résultat « objectif » de leurs comportements et tend à devenir la survivance d’un état ancien »22.

Désormais, les représentants n’occupent plus systématiquement ou tendanciellement le fond du classement ; leur rôle n’est plus de se positionner uniquement dans une logique de contre-pouvoir et d’opposition aux autorités, même si, par ailleurs, l’illusion est entretenue et si le mythe persiste, notamment par la présence de ces références fondatrices à travers des chants23 et diverses expressions qui participent de l’intériorisation d’une certaine vénération de ces mythes de la part des nouvelles recrues (« Mon vénérable ancien »…).

Pour conclure, on retiendra qu’il est difficile d’établir de longues listes de héros à Saint-Cyr alors même que le vivier existe. Diverses raisons ont été avancées : un manque certain de culture et de connaissances militaires, historiques, politiques et livresques, mais à leur décharge n’oublions pas que les jeunes cyrards n’en sont qu’au stade de leur formation initiale ; que dans une logique de transmission des traditions destinée à marquer les esprits, il est très certainement préférable de raisonner en termes d’idéal-type plutôt que de chercher à s’incarner systématiquement, et au-delà du seul parrain de promotion, dans un personnage existant ou ayant existé sachant que ceux qui traversent les âges sans être oubliés sont pour le coup rares… que l’usage d’un archétype non incarné présente l’avantage de mettre en avant des qualités, valeurs, aptitudes qui sont pour le moins stables et unanimement reconnues, ce qui on le sait n’est jamais totalement le cas de personnages réels. 

1 Cahier d’études et de recherches du musée de l’Armée n° 4 « Saint-Cyr, la société militaire, la société française », 2002 ; Saint-Cyr, l’École spéciale militaire, Paris, Lavauzelle, 2002 ; Eugène Titeux, Saint-Cyr et l’École spéciale militaire en France, Paris, Didot, 1898 ; René Desmazes, Saint-Cyr. Son histoire. Ses gloires. Ses leçons, Paris, La Saint-Cyrienne, les Ordres de chevalerie, 1948.

2 Jean Boÿ, « La naissance des traditions de l’esm et leur évolution jusqu’à nos jours », Cahier d’études et de recherches du musée de l’Armée n° 4 « Saint-Cyr, la société militaire, la société française », 2002, pp. 115-135.

3 Ainsi baptisée en raison de l’accroissement du nombre d’élèves officiers, cette promotion voit son effectif s’élever à quatre cent six élèves en 1874 au lieu de deux cent cinquante avant la guerre de 1870 (voir à ce sujet www.saint-cyr.org).

4 Livre d’or des saint-cyriens morts au champ d’honneur, 1990.

5 Selon le rapport du service de santé des armées et le rapport parlementaire Marin publiés dans les années 1920.

6 Pour une histoire des officiers français, on peut consulter notamment : Claude Croubois (dir.), Histoire de l’officier français des origines à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 1987 ; Raoul Girardet, La Société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998 ; William Serman, Les Officiers dans la nation, 1848-1914, Paris, Aubier, 1982.

7 Frédéric Guelton, Destins d’exception ; les parrains de promotion de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 2002.

8 La 62e promotion (1877-1879), en prenant le nom de « Novi-Bazar », fait référence aux combats qui faisaient rage dans les Balkans à la même époque. En 1878, l’Autriche-Hongrie est autorisée à installer ses troupes dans le sandjak de Novi Pazar, possession ottomane aux confins de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. Dans le même temps, le ministère de la Guerre fait agrandir en construisant un nouveau bâtiment à l’est de la cour Wagram, sur le Quinconce, surnommé par les élèves le Nouveau-Bahut et, par glissement sémantique, le Novi-Bazar. Le nom de la 75e promotion (1890-1892), « Cronstadt », commémore l’alliance franco-russe et la visite officielle de la flotte française de l’amiral Gervais accueillie par le tsar Alexandre III dans ce port du golfe de Finlande en juillet 1891.

9 Il convient de noter que les noms de « Foch » (1929), « Joffre » (1931) et « Albert Ier » (1934) sont communs à l’esm et à l’École des officiers de la gendarmerie. Olivier Buchbinder, « Les Parrains de promotion de l’École des officiers de la gendarmerie nationale », Cahiers du cehd35, 2005. Voir aussi Patrice Gourdin, « Ils sont entrés dans la carrière. Le baptême des promotions de l’École de l’air », Formation initiale de l’officier français de 1800 à nos jours : études de cas, cehd, Addim, 1999, pp. 143-169.

10 Officier sous contrat.

11 Exclusivement destiné à un usage interne en vue de constituer un instrument d’aide au commandement par le biais d’une meilleure connaissance de la ressource, un large questionnaire (soixante-dix questions et quelque trois cent quarante items) avait été mis en place par le département de sociologie en 1996 et administré jusqu’au début des années 2000.

12 Certaines données émanent d’une étude récente (2005-2008) : le suivi d’une promotion au cours des trois ans de formation mené par Claude Weber et dont un prochain ouvrage rendra pleinement compte.

13 Dérivé du terme « bahuter » qui signifie rendre meilleur, le « bahutage » est la transmission des traditions entre les anciens du deuxième bataillon et les élèves du troisième bataillon qui arrivent, les « bazars ».

14 Saint-Cyr, l’École spéciale militaire, Paris, Lavauzelle, 2002.

15 De Lattre et Mangin sortirent respectivement 201e/210 et 389e/406 de leur promotion et manquèrent à plusieurs reprises de se faire renvoyer pour insolence et indiscipline.

16 Le Carré se compose du Père système ou « systus » (équivalent d’un général), du colonel des gardes (en charge essentiellement du bahutage), du commandant des gardes, qui s’occupe des activités extérieures (l’organisation des petit et grand galas notamment), d’un trésorier et d’un secrétaire.

17 Voir André Thiéblemont, « les Fines et le Grand Carré », Étude d’une élite à Saint-Cyr (1958-1972), Centre de sociologie de la Défense nationale, 1975, p. 19.

18 Sous la restauration, en 1823, en vue de générer une émulation entre élèves, on distingue les meilleurs en leur faisant porter une épaulette de laine à frange et les moins bons une épaulette plate, sans frange, qui en raison de sa forme fut vite baptisée galette par les élèves, et ceux qui l’arboraient, les galettes. Le chant de la galette, toujours présent, viendra ultérieurement remplacer la disparition de l’épaulette (1845) pour marquer le ralliement des saint-cyriens et évoquer la gloire des anciens. D’autres pratiques autour de la galette verront le jour. Voir André Thiéblemont, op. cit., pp. 12-13.

19 Georges Balandier, Le Désordre, Paris, Fayard, 1989.

20 Eugène Titeux, Saint-Cyr et l’École spéciale militaire en France, Paris, Firmin Didot, 1898, p. 407.

21 A. Teller, Souvenirs de Saint-Cyr, cité par E. Titeux p. 408.

22 André Thiéblemont, Les Fines et le Grand Carré. Étude d’une élite à Saint-Cyr (1958-1972), Centre de sociologie de la Défense nationale, 1975, p. 24.

23 Voir site : www.saint-cyr.org

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