N°18 | Partir

Christophe Tran Van Can

Carnet d’un sergent

Septembre 2009. Sénégal :
nous apprenons que nous allons partir en Afghanistan.

Des rumeurs couraient depuis quelques jours. Cette fois c’est confirmé : le « 21 » va partir en Afghanistan. L’adjudant nous a réunis ce soir pour nous le dire. C’est une immense nouvelle. J’ai appelé Jenny dès que j’ai pu pour le lui annoncer. Je lui ai caché mon excitation pour ne pas devoir lever le voile sur les risques de cette mission, les blessés, les morts que nous n’éviterons pas. En raccrochant, j’ai réalisé que, pour la première fois, je ne lui cachais pas la vérité.

25 septembre 2009.

Avons commencé nos entraînements pour l’Afghanistan. Je suis content de mon groupe, je suis certain que nous allons faire du bon boulot. Ma priorité est de créer de la cohésion, une véritable osmose dans le groupe, un climat de confiance particulier entre nous. C’est ça qui fera la différence dans les coups durs, j’en suis convaincu.

10 avril 2010. Disneyland avec la famille.

Ce soir, nous avons fêté les neuf ans de Melysa à Disneyland. Nous sommes dans le parc depuis une semaine. Seul Aaron est resté chez sa grand-mère à Marseille. Une semaine de joie et de bonheur. Je crois que nous avons fait au moins une fois toutes les attractions ! Tout était magnifique et magique : l’hôtel, les restaurants, la grande parade tous les soirs…

Cette semaine à Disney je l’ai voulue, je l’ai rêvée. Pour profiter de la famille au maximum, leur laisser une belle image de moi, des souvenirs de joie et de bonheur.

J’ai eu parfois quelques absences au milieu de la foule. Comme des flashes, des images de combat en Afghanistan qui me traversaient l’esprit, le groupe, la préparation… Encore un peu plus d’un mois et je serai là-bas, dans la zone verte. Où seront-ils tous ces gens qui m’entourent, que feront-elles toutes ces familles lorsque nous serons sous le feu des insurgés ? Peuvent-ils imaginer les blessés, les morts qui surviendront ? Y pensent-ils seulement parfois ? Je n’en veux à personne mais je me sens un peu seul et différent au milieu de cette foule quand je pense aux vallées afghanes qui m’attendent.

24 avril 2010. Retour de permivssion.

Deux semaines que nous sommes rentrés de permission. Disneyland est déjà loin. Dans trois semaines le départ. Déjà ! Au régiment, les choses se sont accélérées. Nos caisses d’allégement sont déjà bouclées. Comme pour chaque départ il manque de la place dans ces caisses. Les premiers containers doivent partir la semaine prochaine.

6 mai 2010. Visite du chef d’état-major de l’armée de terre (cemat).

Ce matin, visite du cemat. C’est bien le moment ! À deux semaines du départ, nous sommes en plein rush et la visite d’un gradé de ce niveau représente toujours une charge de travail supplémentaire. Mais le colonel a sans doute raison : c’est un signe important de reconnaissance pour ce que nous allons faire.

Cet après-midi, nous avons fermé les caisses d’armement. Cette fois, c’est vraiment la dernière ligne droite… L’attente du départ. Il est temps ! Ces derniers mois ont été longs et usants, et je n’ai presque pas vu la famille. À la maison, il flotte quelque chose de bizarre dans l’air. Ça pue le départ. Je ne suis déjà plus tout à fait là. J’en suis conscient, les passages à vide, les moments d’absence se multiplient. Jenny le voit bien mais ne dit rien. Nous avons heureusement l’expérience des autres départs et l’ambiance reste calme à la maison.

19 mai 2010. Fête de l’école d’Alycia.

Les enfants de la classe d’Alycia nous ont présenté leur petit spectacle de fin d’année. Ils nous ont emmenés en Afrique. Alycia était comme une folle, comme toujours, excitée comme une puce. Elle me tirait par la main dans tous les sens. J’ai encore fait le plein de photos. Elles seront précieuses à Tagab.

21 mai 2010. Nous partons. Déjà ! Enfin !

Quelques mots à Istres avant d’embarquer… Ça y est, Fréjus est derrière nous ! Ce dernier jour tant attendu et si redouté a fini par arriver. Il se sera fait attendre, celui-là ! Trop d’entraînements, trop souvent absent de la maison, trop envie de savoir comment je vais me comporter au combat. Six mois, ça va être long… Ne pas y penser, ne plus y penser, faire la bascule dès que possible.

La journée a été longue… Après avoir accompagné les enfants une dernière fois à l’école, j’ai préparé mes dernières affaires. Une fois mon sac terminé, je me suis mis à errer dans la maison, je ne savais pas où me mettre, quoi faire, quoi dire. Jenny et moi évitions de croiser nos regards. Un vide plus lourd que du plomb s’est installé entre nous. Jenny a craqué quand je l’ai prise dans mes bras. Elle, si forte, a fondu en larmes et m’a fait promettre de revenir.

Pendant la sieste d’Aaron, j’ai encore pris quelques souvenirs de la famille pour compléter mon petit dossier de photos, de vidéos que je prépare depuis quelques semaines. Je voulais aussi que Jenny voie les images d’eux que j’emporte avec moi.

Après l’école, les enfants ont été gais et joyeux, comme d’habitude. Je ne sais pas bien ce qu’ils pensent de mon départ, de ce que je vais faire là-bas. Je leur parle si peu de mon métier… Mais comment leur expliquer ? Quoi leur expliquer ? Je refuse l’idée qu’ils puissent imaginer leur père tuer quelqu’un, même le dernier des talibans.

Au régiment, devant la compagnie, régnaient un calme et un silence impressionnants. Peu de choses à ajouter, plus grand chose à dire. Tout le monde est un peu dans ses propres pensées. La présence des autres familles est une aide précieuse car je ne me sentais pas seul à traverser cette épreuve. Encore quelques coups de fils, à la mère de Jenny, à mon père, leur dire que ça y est, que je pars et que tout ira bien.

Je hais ces longues dernières minutes parce que l’ordre de rassemblement tombe sans prévenir et ne nous laisse plus que quelques instants pour nous dire au revoir. Cette épée de Damoclès flottant au-dessus de moi m’empêche de profiter autant que je le voudrais des miens. Mais j’adore, aussi, ces longues dernières minutes parce que je veux profiter de Jenny, de Melysa, d’Alycia et d’Aaron jusqu’à la dernière seconde.

Quand le capitaine nous a appelés j’ai senti les bras de Jenny et des enfants, vu les larmes sur les joues de Jenny. Les enfants n’ont rien dit, Aaron son doudou dans les mains. Voilà ! C’est l’heure, je dois les laisser derrière moi. J’ai retenu le temps autant que je pouvais en serrant Jenny encore une fois dans mes bras. C’était dur, dur, dur.

Sur la place d’armes où nous attendaient les cars, le colonel de Mesmay est venu nous dire au revoir, nous saluer presque tous individuellement. J’ai aimé qu’il vienne ainsi à notre rencontre, qu’il nous redise les risques que nous allions courir, qu’il nous redise que tout le monde ne reviendrait pas. Et qu’il nous le dise droit dans les yeux, sans trembler. En vrai chef, qui assume et qui ne nie rien. Le genre de chose qui fouette et donne du courage.

En quittant le régiment j’ai été frappé par la couleur rouge sang du ciel. Je ne suis pas sensible à ce genre de chose habituellement, mais ce soir j’y ai vu un signe, un signe de ce qui nous attend. Est-ce que cette mission me rendrait superstitieux ? Dans le car qui nous emmenait sur la base d’Istres, très peu de bruit mais beaucoup de gars en train d’envoyer texto sur texto. Rester encore un peu, par tous les moyens…

23 mai 2010. Base US de Bagram.

Courte escale sur la base américaine d’Al Dhafra à Abou Dhabi. Beaucoup de pensées m’ont traversé l’esprit pendant cette première partie du vol, Jenny et les enfants, mon engagement en Afghanistan, les risques que je vais y prendre et que j’assume parfaitement malgré eux.

Magnifique descente sur Kaboul et Bagram. À perte de vue des montagnes arides aux couleurs changeantes. Brunes, beiges, noires parfois. Mais ce qui me frappe le plus est le gigantisme américain à Bagram : des centaines d’avions et d’hélicoptères. Nous sommes vraiment tout petits à côté d’eux mais voir tout ce matériel me donne confiance. Toutes ces machines seront là pour nous soutenir quand nous serons en mauvaise posture sur le terrain.

25 mai 2010. Bagram. À quelques heures du départ.

Avons passé la journée à terminer de nous équiper. Transmissions, optiques de nuit, chargeurs… J’ai passé le groupe en revue en fin d’après-midi avec un regard particulier, sans rien laisser au hasard. Maintenant, chaque détail compte : le réglage du ciras1, la position de la plaque balistique, la disposition du matos, le réglage des casques… Cette fois on ne joue plus. Dans quelques heures nous quittons la bulle dans laquelle nous sommes actuellement en sécurité.

En contrôlant l’équipement des gars, je ne pense pas aux risques auxquels ils vont être confrontés, à la mort ni aux blessures. Bien au contraire, une seule chose m’obsède : anticiper et mettre en œuvre les solutions qui éviteront d’avoir du « bilan ». Je profite de ces instants ensemble avant de nous lancer vraiment dans la mission pour rappeler, encore une fois que « nous nous en sortirons si nous sommes efficaces ensemble et qu’au combat il n’y a pas de hasard, que des erreurs qui peuvent mener au drame. Le hasard les gars, c’est à la Française des jeux ! Maintenant, je vous demande d’appuyer sur le bouton, de passer en mode “guerre” ».

Au moment de quitter la tente, de laisser derrière moi cette immense baleine vide, je pense à tous les soldats qui, avant moi, s’y sont succédé, à ceux qui ne sont pas revenus. Nous formons une immense chaîne dont je fais partie, dont les gars font partie, dont le régiment fait partie.

1 Gilet pare-balles.

« Je vous dis à très bientôt »... | N. Barthe
Y. Andruétan | « Partir, c’est mourir un peu…...