N°19 | Le sport et la guerre

Luc Robène

Comparer l’incomparable ?

Du 28 au 30 octobre 2010, l’université Rennes-II, en collaboration avec la revue Inflexions, organisait un colloque international intitulé « Le sport et la guerre. xixe-xxe siècle »1. Son objectif était double : examiner la possibilité de constituer en objet d’histoire les relations complexes que le sport et la guerre ont pu entretenir au cours des xixe et xxe siècles, et favoriser les échanges entre chercheurs venus d’horizons différents, civils et militaires.

Le point de départ de ce chantier s’est inscrit dans les « évidences » que l’historien et le chercheur en sciences sociales aiment étudier. Dans quelle mesure l’activité sportive et l’activité guerrière sont-elles comparables ? Partagent-elles, même, une histoire commune ? En quoi, et pourquoi, le sport et la guerre entretiennent-ils dans l’imaginaire collectif une forme de connivence ? Que reste-t-il de ces liens au-delà de ressemblances parfois trompeuses ? Quels éléments et réseaux de diffusion (institutions, pionniers, doctrines, idéologies, médias...), quelles expériences, faits, événements sont au principe de cette superposition et/ou de cette porosité entre le sport et la guerre ?

  • Conflits meurtriers et violences ritualisées

Sans doute cette consubstantialité des pratiques, cette projection qui mène du champ de bataille aux affrontements sportifs ou du sport à la guerre, trouve-t-elle une part de sa raison d’être dans un passé au cœur duquel les enjeux du combat guerrier et ceux de la compétition physique ont pu se confondre ou tout au moins s’articuler de manière ambiguë, le sport apparaissant à la fois comme une préparation efficace pour la lutte armée et comme une figure « euphémisée » de la guerre, matrice culturelle des affrontements joués dans lesquels la mort de l’adversaire n’est pas recherchée, la violence des rencontres étant une violence ritualisée2.

Cette dichotomie redouble de complexité pour peu qu’on considère la dimension spectaculaire, cathartique, voire sacrificielle des jeux physiques anciens et modernes, au cours desquels la mort fut longtemps un ingrédient recherché et mis en scène (les jeux du cirque), parfois simplement inscrit dans l’ordinaire des jours (jeux de la Grèce antique), avant d’être progressivement encadré par des convenances (tournois aristocratiques, duels), puis banni par des règles strictes au fur et à mesure que la violence désertait l’aire des affrontements pour céder le pas au fair-play sportif moderne et au contrôle des pulsions, corollaire de la pacification des mœurs et du monopole légitime de la violence par l’État3.

D’une certaine manière, le chemin qui va du sport à la guerre et de la guerre au sport suit, sur le temps long, cette courbe compensatoire dans laquelle la violence, sous des formes changeantes, constitue une variable d’ajustement et d’équilibre fondamentale. Nous ne comprendrions pas complètement la place et l’importance du sport moderne dans la seconde moitié du xxe siècle, ni les enjeux géopolitiques attachés aux grandes rencontres sportives internationales durant la guerre froide, si nous ne tenions pas compte des tensions extrêmes et des menaces d’holocauste nucléaire auxquelles dut faire face une humanité contrainte de composer, d’ajouter, voire d’inventer les instruments de régulation et de gouvernance destinés à préserver la paix mondiale.

L’onu, bien sûr, ainsi que les éléments classiques de la diplomatie et de la stratégie, ont joué leur rôle. Mais l’espace des victoires symboliques, de la compétition, des records et le jeu des grandes institutions sportives, à commencer par le Comité international olympique (cio) et les grandes fédérations, agissant comme autant de structures non gouvernementales aux plans national et supranational tout en jouissant d’une forme de légitimité politique que l’audience et les succès mêmes du sport commençaient à leur conférer au travers de symboles majeurs (le champion, le héros, l’équipe, les « couleurs », l’hymne national, le podium...), ont pesé de leur poids dans cet équilibre précaire… Non pas que le sport se soit alors réellement substitué à la politique et/ou à la guerre, mais plutôt qu’il s’est imposé sur la scène internationale à la fois comme enjeu, nous pourrions dire comme prolongement politique (visibilité internationale, conquête symbolique du monde), et comme modèle et lieu d’affrontements contrôlés, délestant les antagonismes meurtriers annoncés (rhétorique de la troisième guerre mondiale) d’une partie des tensions qui mènent classiquement à l’affrontement et à la mort.

Dans la seconde moitié du xxe siècle, l’activité sportive est donc devenue de manière plus évidente l’espace global d’une violence ritualisée : un levier pour agir au plan géopolitique, une « troisième voie » entre l’affrontement définitif et la paix totale, un moyen de faire triompher un modèle idéologique, de vaincre symboliquement un ennemi que l’on savait ne plus pouvoir contraindre totalement sans prendre le risque d’un anéantissement probablement définitif de l’espèce humaine. Symétriquement, le sport fut aussi l’instrument de rapprochements entre des ennemis farouches, comme le montre la « diplomatie du tennis de table », qui permit un réchauffement des rapports entre la Chine et les États-Unis au début des années 1970, augurant une politique du lien culturel largement investie depuis par les grandes institutions comme le Conseil de l’Europe.

Sans doute cet ensemble de remarques permet-il une première analyse en forme de synthèse. Le sport, la compétition sportive, marque l’avènement d’une forme d’utopie : la perspective idéalisée d’une guerre jouée, pacifiée, s’inscrivant dans une société apaisée via un ensemble de dispositifs spécifiques (grands jeux, compétitions internationales), qui permettent de canaliser, de réguler jusqu’aux manifestations sociales les plus agressives4. L’organisation et la mise en spectacle de ces rassemblements, nous allons le voir, renvoient également à un aspect fondamental déjà souligné par Mona Ozouf à propos des fêtes révolutionnaires et de leur rapport à la foule : l’idée que la fête est en soi une forme de mobilisation5. La mise en scène du spectacle sportif relèverait ainsi d’un processus instaurant un lien entre le public, les masses conviées aux fêtes du stade et le cœur de l’action politique, un lien intime « qui n’est autre que celui établi entre la guerre et le peuple en démocratie : une mobilisation générale »6.

Pour autant, nous l’avons dit, l’ancrage complexe de cette problématique sport/guerre tient à la double valence du sport face à la guerre : à la fois expression physique réglée du combat, « jouant » sur la symbolique de l’élimination de l’adversaire, espace de libération contrôlée des pulsions, patrimoine culturel autour duquel il est possible de s’entendre, de reconnaître l’autre en se reconnaissant soi-même dans un ensemble d’épreuves standardisées qui conduisent à comparer, à hiérarchiser et à classer pacifiquement individus et nations ; et tout autant moyen redoutable de dressage physique, de renforcement, de préparation à l’affrontement réel, au choc, au corps à corps sans merci, à la guerre et à la mort.

Cette double hélice culturelle a constitué l’armature anthropologique autour de laquelle se sont progressivement composées et recomposées, agrégées et délitées, des problématiques originales de l’affrontement. Les perspectives historiques de la longue durée peuvent nous aider à approfondir cette question. Esquissons ici quelques repères.

  • Corps guerriers, corps sportifs…

L’histoire des relations entre le sport et la guerre renvoie classiquement à la période antique et à l’inscription de l’activité physique dans le calendrier des épreuves olympiques (premiers jeux attestés en 776 av. J.-C.). Ces rencontres, exclusivement masculines, qui comprennent notamment des courses en armes, constituent une trêve sacrée dans l’incessant mouvement belliqueux qui anime les cités grecques. Un moyen de se mesurer pacifiquement pendant une période donnée. Les Jeux olympiques de l’Antiquité s’inscrivent donc, en plein, comme expression d’une paix provisoire7 et, en creux, comme rappel permanent de la guerre ou, plutôt, comme rappel lancinant de la nécessité qu’il peut y avoir à se préparer efficacement à la guerre. Se former pour vaincre et, éventuellement, pour dominer, pour exercer le pouvoir afin d’assurer une paix conquise par les armes8. Plus généralement, les exercices et jeux physiques ont longtemps constitué l’ingrédient majeur de la préparation au combat, qu’il s’agisse de considérer la fortification des corps des hoplites grecs (jeux physiques et préparation musculaire pour la robustesse ; danse et métrique pour la synchronisation des déplacements en groupe), la formation des légionnaires romains ou l’aguerrissement des jeunes chevaliers du Moyen Âge.

Toutefois, l’histoire montre aussi combien la frontière est mince entre « sport »9 et guerre, comme en témoigne l’isomorphisme presque parfait qui semble structurer ces relations durant la période médiévale. Les tournois et joutes de la chevalerie restent ainsi caractéristiques de l’inscription du jeu dans la guerre et de la guerre dans le jeu. Ces affrontements joués, réglés par des conventions, à l’instar de la « guerre aristocratique »10, fournissent alors à la noblesse une occasion d’en découdre souvent bien plus destructrice et mortelle que les combats militaires livrés sur les champs de bataille… Au point, comme le constate Jean-Jules Jusserand, que « le tournoi servait de préparation à la guerre et que la guerre servait de préparation aux tournois »11.

Les arts académiques, en particulier l’escrime et l’équitation, ont également contribué à perpétuer durant l’âge classique et l’ère moderne l’idée d’un corps viril rendu habile et « aguerri » par l’entraînement. Mais ces pratiques à vocation guerrière constituaient également un attribut social, une manière de se distinguer et de distinguer ceux qui en avaient la maîtrise technique et l’élégance du geste ; elles contribuaient également à canaliser la fougue et la violence de la noblesse, à contrôler une société de cour aux jeunesses turbulentes et frondeuses.

À partir de la fin du xviiie siècle, l’éducation du corps est entrée dans une phase plus collective et plus systématique, alors que la guerre elle-même devenait l’affaire des citoyens/conscrits. Les formes de gymnastique qui ont été inventées en Europe, d’abord comme répertoires gestuels à vocation hygiéniste, puis comme ensemble de méthodes d’éducation physique, ont logiquement séduit l’armée en recherche de modèles d’entraînement pour le soldat en campagne. Certains pionniers, tel Francisco Amoros12, étaient des militaires. Ils inaugurent alors une tradition et un engagement qui s’est prolongé jusqu’au xxe siècle. Au xixe siècle, ces grammaires corporelles destinées à fortifier les corps, et d’une certaine manière les âmes des citoyens, ont plus difficilement pénétré l’école, encore dominée par le poids des humanités, de la culture académique et des conceptions intellectualistes du savoir. Soulignons cependant toute l’ambiguïté qui consista à donner finalement aux élèves, sous couvert d’aération et de lutte contre le surmenage intellectuel, une éducation corporelle disciplinaire, rude, véritable dressage physique dont l’objectif devint clairement, après 1870, la formation, à travers l’écolier-gymnaste, des futures recrues nécessaires pour affronter l’ennemi prussien.

À partir de la fin du xixe siècle toutefois, le succès du sport moderne, synonyme de passions, d’enthousiasmes juvéniles, de créativité et d’initiative, a largement contribué à bouleverser et à réévaluer les enjeux liés à la préparation physique, y compris au cœur des armées. D’une certaine manière, l’image d’un soldat athlétique, pour lequel le lancer de grenade pouvait s’apparenter au lancer de balle, est venue avec la Grande Guerre percuter la représentation du troufion discipliné par le peloton et par les heures de gymnastiques roboratives, réinterrogeant le sens du combat et les formes d’héroïsme, voire la beauté mortifère des athlètes-soldats combattant sous les pluies de feu. L’image même de la guerre appréhendée comme un « grand match »13 s’est un temps imposée dans les esprits, brouillant les représentations des contemporains pourtant englués dans un des conflits les plus meurtriers de l’histoire.

  • Sport « total », guerres totales :
    matrice politique et mobilisations

Au-delà de ces images, au-delà de cette représentation plus ou moins « sportive » de la guerre et, a contrario, au-delà de cette morphologie guerrière du sport appréhendé comme propédeutique au combat, sinon comme épure symbolique du combat, il faut rechercher les causes sociologiques et historiques profondes des phénomènes d’alliage qui caractérisent les relations entre le sport et la guerre.

Une piste prometteuse semble être celle qui analyserait l’emprise et la conjugaison de différents facteurs et processus politiques, économiques et culturels, en particulier la constitution des États-nations, notamment en Europe, les enjeux politiques et idéologiques (montée des nationalismes, émergence des régimes totalitaires), les modes d’implication des individus-citoyens dans ces constructions (les formes de « mobilisation »), les soubassements économiques et techniques de la révolution industrielle et ses conséquences sociologiques, technologiques et culturelles, dans la perspective des assemblages culturels modernes (essor des médias de masse, des modes de communication, des transports, de la production rationalisée et standardisée...), et les formes sociologiques et historiques de l’acculturation (consommation de biens culturels inscrite dans les logiques de grandes diffusions, de grandes échelles, standardisation des goûts, spectacles et architectures de masse, stades...).

Soulignons combien le xxe siècle, qui fut celui des cultures de masse portées par l’essor de la presse, du cinéma, de la radio, du sport et du spectacle sportif, fut aussi celui des guerres de masse, des guerres totales… bref, des grandes mobilisations et des grandes « manœuvres ». Faut-il n’y voir qu’une coïncidence alors que, précisément, les rencontres sportives, de plus en plus suivies par les foules, ont largement participé à l’émergence de sentiments d’appartenance prononcés, confinant au chauvinisme, voire à la haine de l’autre, renforçant les flammes patriotiques et les tentations nationalistes les plus offensives et les plus meurtrières ? Ces phénomènes d’entraînement collectif diffus étaient déjà bien analysés au début du xxe siècle par Georges Duhamel, qui y voyait l’amorce du « recrutement » de forces imposantes prêtes à combattre14. Ce que souligne également Alain Ehrenberg : « La mise en scène n’existe que pour éduquer une masse à partir d’une multitude désordonnée, incontrôlée. On entre dans le stade comme à la bataille : en masse. On resserre les rangs comme on se prépare à la guerre15. »

Le processus d’acculturation et d’homogénéisation culturelle, auquel renvoient la démocratisation du sport et ses mises en scène grandioses, recoupe de manière partielle, mais néanmoins significative, pour ne pas dire troublante, la dynamique historique, sociale et politique de « démocratisation de la guerre » qui confère sa dimension totale à la guerre, comme le souligne Eric Hobsbawm. Cette agrégation massive d’individus inscrits dans un projet collectif, cet engagement plus ou moins conscient, constitue également un phénomène social nouveau dont on a cherché très tôt à sonder l’« âme ».

Les mouvements de masses à l’ère moderne ont été analysés, dès la fin du xixe siècle, par Gustave Le Bon16 du point de vue psychosociologique (l’ère des foules), puis au milieu du suivant par H. de Nan sous l’angle socio anthropologique de la dynamique des passions et du déclin des civilisations (l’ère des masses)17. Mais c’est bien dans les mouvements patriotiques, au cœur de la « fête révolutionnaire », à la fin du xviiie siècle que l’historienne Mona Ozouf situe les conditions d’existence de ces dynamiques du rassemblement, marquées du double sceau politique et festif, alors que s’organisent symétriquement le culte de la Révolution et l’appel au peuple pour sauver la patrie en danger : « La fête est une levée en masse, la levée en masse est une fête18. »

La levée en masse des foules sportives au cœur des stades vient à sa manière croiser les formes d’implication « citoyennes » qui accompagnent l’essor de la guerre moderne19 et ses propres modes d’enrôlement, de conscription. Si la guerre n’est pas une fête, si le sport même échappe à cette emprise20, une même tactique, une même effervescence collective les organise : la « mobilisation ».

Ces processus, qui placent l’individu au cœur des mouvements collectifs, entrent également en résonance, au tournant des xixe et xxe siècles, avec les problématiques culturelles, politiques et technologiques de la propagande.

À cet égard, on pourra étudier la place centrale, et plus que symbolique, de grands événements comme les Jeux olympiques et se souvenir qu’en 1936, à Berlin, l’alliage pratiquement « total » et totalitaire fut celui du sport comme catalyseur des passions et des idéaux (les « dieux du stade »21), du verbe et de l’image (le mythe du surhomme et la propagande nazie), des vecteurs culturels de masse (la presse, les affiches, les cartes postales, les brochures, le cinéma, les débuts expérimentaux de la télévision), de l’espace et des architectures de masse (le stade gigantesque), de la mobilisation (les spectateurs assemblés en foules immenses se donnant en spectacle à elles-mêmes), de l’innovation technologique (un dirigeable survole le stade et filme) et, bien évidemment, du politique : nationalisme et pangermanisme exacerbés dans un contexte de relations internationales extrêmement tendu qui conduira à la guerre, celle-ci étant déjà présente en filigrane dans l’espace européen des régimes totalitaires.

Guerre et sport se sont ainsi trouvés implacablement convoqués, amalgamés sous l’angle technologique de la propagande et l’angle tactique des mobilisations de la foule et des hystéries collectives, plongés dans un formidable mouvement aux conséquences redoutables. Pouvait-il en être autrement ? Le vaste mouvement « sportif » qui, dès le début du xxe siècle, a déroulé ses cohortes massives en Europe et en Amérique au cœur des stades, avant de s’étendre au reste du monde, est un phénomène culturel de grande envergure, véritable contagion populaire et, pour cette même raison, un enjeu politique et idéologique remarquable que le pouvoir, en général, et les régimes totalitaires, en particulier, n’ont pas manqué d’investir. De fait, si la guerre demeure initialement l’instrument des princes, si elle n’est finalement que « la politique poursuivie par d’autres moyens », comme le note Clausewitz22, le sport, qui échappe progressivement à la sphère privée, à l’univers restreint des élites, devient, dès après la Grande Guerre, sans aucun doute possible, une autre forme d’extension voire d’exaltation de la vie politique, un mode de construction des « sociabilités combatives », un levier fondamental de mise en mouvement et de contrôle du social au cœur de la cité. Guerre et sport procèdent alors d’une matrice commune, hautement politique : le contrôle des forces et le rapport au pouvoir.

  • Le sport au miroir de la guerre, la guerre au miroir du sport ?

Il y a là sans doute des pistes essentielles à suivre dans ces incrustations de la guerre dans le sport et du sport dans la guerre, sur leur place dans la construction culturelle, sociale, politique et économique du monde moderne, de ses élans, de ses soubresauts. Beaucoup de questions aussi sur les modes de structuration et de diffusion du sport appréhendé comme bien culturel façonné au creuset de la guerre…

C’est en partie une de ces pistes que suit le travail d’Arnaud Waquet consacré à la diffusion moderne de la culture du football et de sa pratique dans les campagnes via les affres de la Première Guerre mondiale. Il insiste sur la disparition des sociétés de gymnastique et de jeux traditionnels au profit des sociétés de sports anglais, et plus particulièrement de football, dès 1918 dans les zones d’implantation des camps militaires des armées alliées. On y lit au fond comment la diffusion du sport moderne bénéficie des dynamiques de circulation liées à la guerre, mais également comment la pratique sportive trouve un sens au cœur des lendemains de conflit, dans les formes de « démobilisation culturelle ».

Au-delà de cette problématique fondamentale, il s’agit bien d’étudier plus largement un ensemble de phénomènes qui, d’une certaine manière, trouvent dans les modes d’interpénétration qui les caractérisent historiquement les voies et les conditions de formes d’osmose : la guerre servant le sport, le sport servant la guerre…

Pour paraphraser Clausewitz, le sport est-il la guerre poursuivie par d’autres moyens ? Le sport est-il lui-même la guerre, comme certains auteurs contemporains l’ont souligné en stigmatisant les flambées de violence récurrentes dans les stades ? Est-il un moyen de faire la guerre, comme le montre, dans le conflit qui a miné les pays de l’ex-Yougoslavie, le cas du chef de guerre Arkan, qui s’appuyait sur les groupes de supporters des équipes de football pour constituer ses propres troupes paramilitaires engagées dans le « nettoyage ethnique » ? La guerre n’est-elle que ce « grand match » décrit par la presse sportive pendant la Première Guerre mondiale et peut-il exister, comme l’évoquait Georges Hébert en 1918, des « sports de guerre » ?

Par ailleurs, comment la guerre a-t-elle contribué à freiner et/ou à accélérer la diffusion et le développement du sport ? Comment a-t-elle infléchi les trajectoires des sportifs ? Comment et avec quelles conséquences le sport a-t-il investi l’espace des conflits ? Quels enjeux politiques, idéologiques, géoculturels recouvre l’utilisation du sport et de ses champions dans les nouvelles formes d’affrontement qui surgissent au xxe siècle ? Quelles places occupent les Jeux olympiques, le football, les grandes manifestations sportives et les institutions internationales qui les gèrent dans la régulation des tensions internationales et l’instauration d’un nouvel ordre mondial ?

Certes, le sport et la guerre ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Ils doivent être distingués et reconnus dans leurs différences essentielles. Car, au-delà des illusions que participent à entretenir dans le champ sportif les utilisations fréquentes d’un vocabulaire à forte connotation guerrière, et malgré les nombreuses constructions métaphoriques associant les péripéties du match ou de la rencontre athlétique aux luttes engagées sur le terrain des opérations militaires, le sport reste en deçà d’une limite structurelle infranchissable : la mort de l’adversaire (et non de l’ennemi) n’y est pas recherchée. Nous pourrions même dire que le sport moderne correspond, comme le montre Norbert Elias, à l’émergence d’une forme de jeu civilisé, une pratique ludique théoriquement tempérée, qui accompagne à partir de la fin du xviiie siècle l’intériorisation de comportements sociaux acceptables (pacification des mœurs) et dont la principale caractéristique reste inscrite dans le contrôle de la violence. Le champion sportif moderne s’approprie la victoire en éliminant son adversaire, mais s’il le « tue », c’est de manière tout à fait « symbolique ». À la différence des compétitions antiques, dans lesquelles la mort constituait un ingrédient banal, la victoire sportive est aujourd’hui acquise sur un terrain dont chacun doit sortir vivant. La violence inhérente à l’émotion produite dans et par le jeu moderne est une violence « maîtrisée », une violence ritualisée.

La guerre, quant à elle, demeure a contrario ce temps spécifique au cours duquel la violence est instrumentalisée : la force de destruction caractérise l’action de groupes humains engagés dans un combat sans merci, un affrontement dominé par les perspectives de l’anéantissement de l’ennemi23.

Pour autant, les rapports entre sport et guerre sont loin d’être ténus, et la complexité de ces liens mérite d’être éclairée. Tentons ici de proposer un programme de questionnement sous la forme d’une synthèse. Quatre pistes nous semblent alors essentielles.

Le premier regard pourrait porter sur la manière dont le sport s’est imposé au xxe siècle comme mode de gouvernance internationale. Dès la fin de la Grande Guerre, l’activité sportive, en effet, a pris une place importante dans la gestion des lendemains de guerre, voire dans la régulation des conflits. La participation aux grandes compétitions internationales est devenue un enjeu stratégique soumis à conditions. Les vaincus, comme l’Allemagne, ont été exclus de la scène sportive pendant que les vainqueurs célébraient ensemble leur victoire au cours des Jeux interalliés.

Depuis 1918, l’avènement des nationalismes sportifs a amplifié ce phénomène, rapprochant ainsi dans les imaginaires collectifs le sport et la guerre. Progressivement, le sport est donc devenu une « arme » entre les mains de la « communauté internationale » naissante, alors que le boycott permettait aux nations de peser sur les tensions du monde. Le conflit latent entre les deux blocs est et ouest a largement participé à amplifier l’importance du sport dans les rapports de force internationaux et les enjeux géopolitiques.

Au cours de la guerre froide, la scène sportive est devenue un lieu d’affrontements plus feutrés par champions interposés. Concurremment, durant la seconde moitié du xxe siècle, le rôle des organisations non gouvernementales (ong) et de certaines grandes institutions comme l’unesco, l’onu ou le Conseil de l’Europe dans l’organisation et la gestion des projets de paix à caractère sportif et/ou dans l’utilisation du sport à des fins de restauration des liens interculturels entre nations a progressivement gagné en visibilité.

En deuxième lieu, il semble nécessaire de se demander si le sport est un prolongement de la guerre et/ou la guerre un prolongement du sport. Celui-ci constitue-t-il l’indice d’une forme de pacification des mœurs telle que l’envisageait Norbert Elias, ou faut-il chercher aussi à comprendre comment il est susceptible de participer à la dynamique des guerres en offrant des structures, des formes d’organisation sociale, des méthodes, des discours et des valeurs susceptibles de constituer autant d’outils et de supports intégrés à la préparation ou au déroulement des affrontements ainsi qu’à la propagande attachée aux conflits ? L’exemple tragique des Jeux de Munich (1972) montre par ailleurs comment les États en guerre comme les groupes combattants mobilisent les ressources du sport pour servir aux formes d’expression, d’identité, d’affichage et de revendication.

Les relations entre le sport, le monde militaire et la guerre ouvrent une troisième voie de réflexion. En effet, si le thème des origines militaires de l’éducation physique est désormais connu, il reste à préciser les enjeux du développement du sport dans les armées, qu’il s’agisse de formes ponctuelles, conjoncturelles, de rencontres sportives liées aux conflits ou, plus généralement, de la structuration et des formes d’institutionnalisation du « sport militaire » dans les diverses armes. La dimension opérationnelle des activités physiques est un aspect historique et actuel essentiel : comment, au-delà de la dimension culturelle majeure du phénomène sportif et de sa prégnance mondiale et mondialisée, l’armée envisage-t-elle de bâtir et d’enseigner une doctrine militaire fiable, susceptible, comme le fut un temps l’entraînement physique, militaire et sportif (epms), de correspondre aux réalités du métier de soldat ?

Le dernier axe concerne le sport « dans » la guerre. Les pratiques sportives investissent de nombreux temps et espaces du conflit. La guerre participe à l’acculturation sportive des combattants (brassages de populations, camps de prisonniers…) ; elle est le lieu de circulation et d’appropriation de biens culturels, de diffusion de modèles. Et ce qu’il s’agisse du front, de l’arrière, des activités pratiquées en captivité ou des occasions de fraternisation. Le sport, par exemple, intègre-t-il les logiques du « live and let live system »24, des ententes tacites entre combattants ennemis qui conduisent à exercer, de manière symétrique, au cœur de la guerre de position sur le front de l’ouest, une bienveillante activité de « prévention » : les soldats qui se font face parvenant à réduire et à ritualiser la violence à travers des séries de gestes, de pratiques communes, d’habitudes partagées sur le front (avertissements, horaires de tirs connus qui rendent ceux-ci inoffensifs...) ?

La guerre participe également à la transformation du mouvement sportif et de ses institutions, comme le montrent les études consacrées au temps de l’Occupation en France25. Enfin, la connaissance des trajectoires des sportives et sportifs dans la guerre reste à construire. Si le destin tragique de Jean Bouin, tué pendant la Grande Guerre, est bien connu, bien d’autres sportifs ont payé de leur vie leur engagement dans les affrontements des deux derniers siècles. Cet ensemble dessine ainsi une articulation importante entre la guerre et le sport questionnant l’utilisation politique du sport, son instrumentalisation sociale et, en définitive, les représentations qui lui sont attachées.

  • Quelques clés nouvelles à forger

Les relations entre le sport et la guerre sont nombreuses et complexes. La difficulté tient pour partie, comme nous l’avons vu, dans l’analyse fine des positionnements souvent paradoxaux et des effets de miroir déformants qui construisent cette relation ambiguë : le sport s’imposant fréquemment dans les représentations comme une figure atténuée de la guerre, voire comme une guerre en réduction, tout en servant simultanément de préparation à la « guerre réelle » ; le sport et la guerre s’interpénétrant parfois au cœur de dispositifs institutionnels, culturels, politiques, avec une telle cohérence et une telle force qu’ils parviennent à se confondre, non pas dans leur nature, mais bien dans la logique qu’ils poursuivent, à laquelle ils sont intégrés et qui conduit à les percevoir finalement comme deux faces assemblées d’un même objet, d’un même projet d’affrontement, de compétition et de pouvoir, un même prolongement du politique…

Le sport a certes servi de préparation au combat, mais il a plus largement fourni une grille de lecture culturelle, idéologique, philosophique, éducative susceptible d’entrer en correspondance avec les représentations de l’affrontement et les compétences qui étaient attendues du guerrier sur le champ de bataille, face à l’ennemi. Au-delà même du corps à corps et du choc frontal : la rigueur, l’effort, la vaillance, la ténacité, la prise d’initiative, l’obéissance aux règles, le sens de l’équipe et, dans une certaine mesure, la loyauté constituent des éléments fondamentaux de la geste sportive dont on retrouve peu ou prou les correspondances (physiques, tactiques, stratégiques, morales...) dans les principes qui structurent la préparation et la conduite de la guerre.

Symétriquement, la guerre a fourni au sport un langage, des références, des images liées à l’affrontement, à l’assaut, au combat, au courage, à l’héroïsme, au sacrifice... Une dynamique profonde dont la modernité sportive s’est inspirée en cherchant à édulcorer et à canaliser la violence meurtrière sur laquelle débouche la guerre. Sans doute la violence, qui réinvestit aujourd’hui de l’extérieur, et parfois de l’intérieur, les pratiques sportives modernes, doit-elle nous conduire à réinterroger les représentations et les pratiques qui structurent les rapports entre le sport et la guerre. Et les voies qui s’ouvrent à la recherche sur le thème du sport, de la guerre et des liens qui traversent ces deux pratiques, qui les confrontent, les opposent, les superposent, devront tenir compte des pistes qui ont été balisées par le colloque international « Le sport et la guerre. xixe-xxe siècle ».

Parmi celles-ci, nous retiendrons bien entendu le rapport au corps et à sa préparation, mais également l’expression de la virilité et la construction du genre, notamment des masculinités, gloire martiale et gloire sportive renvoyant, chacune à leur manière, mais non sans effet miroir, aux représentations sexuées de la force, de l’affrontement, assurant et réassurant certaines formes de clivage, voire de domination, traditionnellement inscrites dans l’ordre du genre.

L’économie met aussi en question la place des acteurs, le poids et le sens des engagements. Certains principes, comme le mercenariat, qu’il soit appliqué au jeu et à la constitution des équipes (notamment de football) ou à la guerre, posent le rapport des acteurs à leur propre mobilisation dans un combat, sportif ou guerrier, qui, d’une certaine manière, dépasse les catégories classiques des identités, de l’« appartenance », faisant s’interroger sur les motivations et la rationalité des engagements.

D’autres perspectives sont intéressantes. L’ère contemporaine, caractérisée par la globalisation des cultures sportives et par le repositionnement de l’individu dans un mouvement au cœur duquel la compétition tient lieu de mode de construction, est aussi marquée par des transferts de modèles culturels. Ce n’est plus tant la guerre qui est un « grand match », mais la vie elle-même, la « lutte » de tous contre tous dans un monde au devenir incertain. L’univers de l’entreprise, à son tour, est irradié par ces images de chocs, d’affrontements, de stages physiques, de préparations au « combat économique », de constitutions d’équipes de collaborateurs offensifs coachés par des directeurs de ressources humaines inspirés. Cet alliage culturel entre la guerre et le sport et son noyau dur axiologique (sens de l’effort, du sacrifice, loyauté, combativité...) semblent ainsi s’être diffusés, via le succès planétaire du sport et sa capacité à se muer en fait social total, du champ de bataille vers l’ensemble des activités humaines, réinterrogeant au passage le sens de la vie moderne pour des individus contraints de devenir de manière « combative » et « compétitive » les entrepreneurs de leur propre destinée.

D’autres domaines, enfin, comme la créativité, l’initiative, la discipline et la désobéissance – voire la désertion et ses traumatismes (qui a oublié la désertion sportive du « soldat » Marie-José Pérec lors des Jeux de Sydney en 2000 ?) –, semblent ouvrir des voies intéressantes, quand des questions plus classiques, comme les rapports à la règle, à la tactique, à la stratégie, enrichissent également ce nouveau chantier.

La gouvernance mondiale, la gestion de la paix dans le monde, la place des institutions internationales, politiques ou sportives, l’histoire de leurs rapports représentent aussi, nous l’avons dit, des pistes fondamentales.

Finalement, en engageant une réflexion poussée sur les articulations complexes qui sont au principe même des rapports et des antagonismes humains, sur les manières de réguler les tensions qui s’expriment dans le monde, tantôt de manière pacifique et symbolique, sur le terrain de jeux, tantôt de manière plus dramatique, sur le terrain des opérations militaires, en ayant la volonté d’éclairer, dans la logique des affrontements, les fondements culturels, sociaux, historiques, de l’homologie « sport-guerre », les chercheurs ont eu à cœur de construire de nouvelles connaissances historiques ouvrant des perspectives inédites à la recherche en sciences sociales.

1 http://carrefours2010.free.fr/

2 Bernard Jeu, Le Sport, la Mort, la Violence, Paris, Éditions universitaires, 1975.

3 Norbert Elias, Éric Dunning, Sport et Civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.

4 Nous pourrons remarquer que la science-fiction a très largement investi cette utopie via la littérature (Pierre Pelot, La Guerre olympique) ou le cinéma (Rollerball, de Norman Jewison, 1975).

5 Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire. 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976.

6 Alain Ehrenberg, « Aimez-vous les stades ? Architecture de masse et mobilisation », Recherches n° 43, 1980, pp. 25-54.

7 Les jeux modernes rénovés par Pierre de Coubertin à la fin du xixe siècle ont cherché à conserver cette dimension de trêve.

8 Rappelons ici les mots de Raymond Aron (1962) : « Guerre impossible, paix improbable. ».

9 L’expression « sport » est à prendre ici dans son acception large.

10 Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle (1914-1991), Paris, Complexe, 1994, rééd. 1999.

11 Jean-Jules Jusserand, Les Sports et jeux d’exercice dans l’ancienne France, Paris, Plon, 1901.

12 Ce sont les anciens disciples du colonel Amoros, Napoléon Laisné et le colonel d’Argy, qui fondent l’école de Joinville en 1852.

13 Cette représentation est, sur un autre plan, renforcée par la dimension « sportive » des combats aériens dont la représentation « chevaleresque » largement construite et mythifiée par la presse a participé à euphémiser la violence et la mort en plein ciel.

14 Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930.

15 Alain Ehrenberg, op. cit.

16 Gustave Le Bon, La Psychologie des foules, Paris, puf, 1895.

17 Évoquant la question sportive à travers le positionnement et l’attitude des spectateurs au stade, H. de Nan emploie des expressions et des images assez proches des perspectives de la psychologie collective de Gustave Le Bon comme « l’âme des foules ».

18 Mona Ozouf, op. cit.

19 L’engagement des citoyens dans la guerre est un des aspects remarquables soulignés comme une inflexion majeure par Clausewitz dans la conduite et la tenue de la guerre.

20 Il faudrait ici nuancer et regarder de quelle manière les fêtes de gymnastique et les fêtes républicaines se sont précisément articulées et superposées au tournant des xixe et xxe siècles. Voir Chambat, 1986.

21 Par référence au titre du film que réalisa à cette occasion la cinéaste du régime hitlérien, Leni Riefenstahl (1902-2003) : Les Dieux du stade (Olympia) (1936), scindé en deux parties, Fête des peuples et Fête de la beauté.

22 Carl von Clausewitz, De la guerre, 1832, rééd. Flammarion, 1989.

23 « La guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » (Clausewitz).

24 Tony Ashworth, Trench Warfare 1914-1918 : the Live and Let Live System, London, Macmillan, 1980.

25 Pierre Arnaud et al., Le Sport et les Français pendant l’Occupation, 1940-1944, Paris, L’Harmattan, 2002.

D. Manns | Leni Riefenstahl/Georges Perec...