N°24 | L’autorité en question / Obéir-désobéir

Claude Weber
À genou les hommes
Claude Weber, À genou les hommes, Presses universitaires de Rennes

Voilà quelques années, Claude Weber, maître de conférences en sociologie aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, se lançait dans une recherche totalement nouvelle en milieu militaire, du moins dans le cas français : observer un groupement de militaires sur plusieurs années. Appliquée hier à une compagnie d’appelés et aujourd’hui à des engagés, imaginons les connaissances qu’une telle démarche aurait pu et pourrait apporter : la vie du soldat au ras du sol, les transformations de son corps, de ses attitudes, de ses jugements… Claude Weber a mené cette entreprise en suivant les saint-cyriens de la promotion « Capitaine Beaumont » (2005-2008) au cours de leurs trois années de séjour à l’École spéciale militaire. À genou les hommes. Debout les officiers rend compte de cette quête de la vie saint-cyrienne.

À Saint-Cyr, le rythme scolaire est aujourd’hui semestriel, avec alternance de programmes à dominante militaire et académique. Semestre après semestre, l’ouvrage détaille le processus formel et informel, coutumier, militaire et académique de socialisation des saint-cyriens, rendant compte des différents profils des élèves, de leur réussite scolaire, de l’organisation de la promotion, de ses activités, de l’enseignement délivré, des rapports des saint-cyriens entre eux, à leurs officiers, à la femme, à la religion… Rien de tel n’avait été entrepris sur Saint-Cyr depuis le fameux ouvrage d’Édouard Titeux écrit à la fin du xixe siècle (Saint-Cyr et l’École spéciale militaire en France, Paris, Firmin-Didot, 1898).

Parmi les apports de cet ouvrage, je retiendrai sa contribution originale à la connaissance de la formation et de la sélection des élites militaires. François Cailleteau observait naguère que « l’acquisition des brevets », qui conditionne la suite de la carrière d’un officier, était « essentiellement fonction d’une bonne réussite à l’entrée dans la carrière » (« La sélection des élites dans le corps des officiers », in Hubert Jean Pierre Thomas [dir.] Officiers / Sous-officiers. La dialectique des légitimités, Addim, 1994). Il avançait « l’hypothèse plausible » que l’origine sociale constituait un facteur important de cette réussite initiale. Tout en se gardant de généraliser les résultats statistiques obtenus sur la population étudiée, Claude Weber élargit cette hypothèse : une pratique du milieu militaire précédant l’entrée à Saint-Cyr constitue un atout et un gage de réussite scolaire dans cette fabrique d’officiers. Cette « socialisation préalable » peut passer par la filiation (enfant de militaire), mais aussi par le passage dans la « corniche » d’un lycée militaire. Être « garçon, cornichon, fils de militaire », et encore plus « fils d’officier supérieur et/ou de général », voilà des critères cumulés qui favoriseront l’obtention d’un bon rang de classement à la sortie de l’école.

Plus généralement, s’attachant par de multiples angles d’approche à traiter des conditions pratiques de formation et d’évaluation de ceux qui sont appelés à constituer la future élite militaire nationale, l’auteur explore un terrain trop peu défriché. Que ce soit par son analyse des contenus d’enseignement (avec cette tension toujours reproduite entre les domaines de la formation militaire et ceux de l’enseignement académique), par celle des activités de promotion ou du regard des cadres sur les élèves, il met en avant des facteurs discrets qui interviendront dans l’évaluation des élèves. Ainsi d’une « incontestable prime au départ », s’incarnant notamment dans cette fameuse « note de gueule », l’ex « cote d’am », qui fit broncher tant de saint-cyriens ! Délivrée dès la notation qui sanctionne le premier semestre de scolarité dominé par la formation militaire, elle ne bouge que peu par la suite. Or elle bénéficie à ceux qui sont les plus en vue au cours de cette première période : majoritairement des élèves qui appartiennent au sérail ou qui sont déjà familiarisés avec le terrain militaire. « Une distinction (consciente ou non) les concernant semble bien s’opérer au niveau de l’encadrement militaire », observe Claude Weber.

Pour qui veut accéder à une première approche de la culture militaire contemporaine, cet ouvrage est d’une exceptionnelle richesse. On y regrettera néanmoins l’absence de perspectives comparatives. L’endogamie et la reproduction des distinctions sociales et culturelles ne sont pas propres à l’institution militaire. Il est dommage que des comparaisons avec d’autres grandes écoles ou d’autres milieux qui ne sont que suggérées n’aient pas été plus développées. Par ailleurs, une plus grande attention aux contextes et aux changements qui ont travaillé cette école depuis un demi-siècle aurait sans doute permis à l’auteur d’approfondir les tensions que son enseignement ne cesse de connaître entre ses vocations contradictoires : entre celle qui se nourrit aux sources de ses mythes fondateurs et celle qui se légitime par la volonté de constituer un vivier de futurs dirigeants militaires appelés à se confronter à la complexité plutôt qu’à livrer bataille.

En refermant cet ouvrage, on se plait à rêver. Que l’un de ces dirigeants militaires ait été si bien formé qu’il lui vienne l’envie de savoir ce qui se passe dans les rangs militaires ! Alors, le voici convoquant Claude Weber, ou un de ses émules, et lui enjoignant de mener chez les légionnaires, chez les marsouins ou chez d’humbles biffins cette quête entreprise naguère chez les saint-cyriens.


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