N°25 | Commémorer

Jean-Pierre Rioux

Mémoire des guerres du xxe siècle, questions du xxie

Il s’agit de singulariser ici1, depuis notre poste d’observation français, des évolutions socioculturelles en cours, propres au xxie siècle, qui dérèglent notre sens du temps – notre « régime d’historicité », comme dit François Hartog2 – et qui, du coup, reconfigurent de façon plus aléatoire la mémoire collective et modifient l’expression de ses heures glorieuses et de ses troubles chroniques, notamment ceux liés aux guerres du xxe siècle.

  • De nouvelles configurations mémorielles

Tout d’abord, force est de constater aujourd’hui que notre société est devenue friande d’une mémoire moins collectivisée mais plus particularisée voire individualisée, tenue pour une sorte de « cheval d’orgueil » qui donnerait à l’individu, à la famille, aux groupes, aux communautés, aux originaires comme aux déracinés, le sentiment de pouvoir établir à travers elle un rapport direct et immédiat, affectif et nourricier avec le passé et le temps qui passe : la mémoire comme carte d’identité pluralisée, qui ne prospèrerait désormais qu’hors du cadre national ou qui ne serait nourricière que de sa réélaboration au nom, comme disait Renan, du « plébiscite de chaque jour ».

Dès lors, plus ou moins convaincus que la mémoire se décline davantage au pluriel et qu’à tout le moins elle réfère moins au sacré, à l’héroïque ou au singulier, nous comprenons moins bien que la mémoire collective, en fait, s’est toujours nourrie d’oubli, et qu’elle a toujours été non seulement une notion polysémique et nourricière, mais également « un réaménagement continu de la présence et de l’absence », comme l’a rappelé Philippe Joutard3. Nous répugnons à admettre qu’elle a toujours été aussi un phénomène de société découplé de la construction d’une nation ou d’un État-nation contemporains, parce que tous les morts se ressemblent dans la cité, parce que l’historien, depuis Michelet, cherche toujours à « boire le sang » de ces morts et parce que, fille de Zeus, Mnémosyne reste mère de toutes les Muses, dont Clio, qui chantent à la fois la perpétuation et la recomposition constante du vivre ensemble dans la cité. Nous ne savons plus assez que les dictionnaires français, dès le xviie siècle, ont couplé sous le mot « mémoire » les memoranda, le « digne de mémoire », et le memorare, « de mémoire d’homme » ; et qu’Halbwachs a pris le soin de repérer les cadres sociaux de la mémoire commune, tandis que Péguy voyait à juste titre histoire et mémoire « à angle droit », mais avec l’historien au sommet de l’angle. Et qu’il n’y a jamais eu ni « mémoire universelle » ni « paix perpétuelle ».

Si bien qu’aujourd’hui, avec moins de bagages mais toujours acharnés à comprendre l’incompréhensible de l’âge contemporain, nous n’en sommes sans doute qu’à l’étape de l’enregistrement de ce qui s’est mis à nous bousculer depuis 1989. Ce qui s’est mis en marche depuis lors, ce sont, pêle-mêle, la crise tous azimuts ; la globalité vécue au quotidien ; le changement climatique et l’exigence écologique ; l’abandon du référentiel rural ; la mise en mouvement des hommes par les révolutions de la vitesse et du numérique ; la survalorisation des origines plus que des descendances, plus que des transmissions et donc des savoirs et des éducations ; l’éparpillement de la notion de patrimoine ; la critique du récit des origines et du roman national ; la chute d’intensité des commémorations, la mise en doute identitaire de la « Nation-mémoire », pour parler comme Pierre Nora.

C’est sur ce terrain ainsi défoncé que les Français entretiennent désormais leurs confusions, leurs assauts et leurs embarras de mémoire que certains ont même pu signaler au titre de « guerre » des mémoires, en oubliant sans doute ce qu’est une vraie guerre. Je ne peux pas entrer ici dans le détail de ces embarras en cours de diversification et de démultiplication4 : j’en viens au plus vite à tenter de repérer trois évolutions qui l’entretiennent5 et auxquelles il convient de rapporter notre réflexion sur la mémoire collective du débarquement et de la bataille de Normandie deux tiers de siècle après l’événement.

La première évolution ? C’est le passage du « plus jamais ça » et en conséquence du « devoir de mémoire » tels qu’ils avaient été formulés dès 1945 par des survivants des camps, à une mise en accusation bien plus large du passé au nom du « crime contre l’humanité » et du « droit humain » universalisés de concert, l’un et l’autre tenus également et légalement pour imprescriptibles, avec une insistance particulière mise sur de nouveaux épisodes passés de cette prolifération du Mal à la fois terriblement historique, et toujours permanente et actuelle : la Shoah est installée à une place devenue centrale au fil des décennies antérieures, mais la guerre d’Algérie, la Grande Guerre, la colonisation, la traite négrière atlantique sont tenues a priori elles aussi pour traumatisantes à jamais. Ces nouvelles imputations, devenues au passage des appels à la repentance nationale et au dédommagement des victimes et de leurs descendants, ont surenchéri et pris le relais des assauts auxquels nous étions habitués à propos des années de l’Occupation et qui ont connu depuis 1945 les évolutions historiques que l’on sait. Ces incriminations renouvelées par la malignité historique du crime se combinent aujourd’hui avec la pérennité d’un souvenir conflictuel des moments douloureux d’un passé nationalisé et républicanisé « qui ne passe pas » – antienne sur laquelle les historiens ont appris à se pencher efficacement depuis près de trente ans – pour alourdir l’acte d’accusation collective du passé.

Les présidents de la République et le Parlement ont récemment compliqué l’enjeu en France, que ce soit au nom de la « repentance » collective (ère Chirac) ou du refus de celle-ci (ère Sarkozy), en authentifiant et officialisant de nouveaux drames au titre de « génocide » ou de « crime contre l’humanité » par l’adoption d’une série de lois, dites « mémorielles » par leurs détracteurs, de la loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui punit les falsifications de l’histoire du génocide juif, à celle du 23 février 2005, dont l’article 4 exigeait qu’on accordât aussi « un rôle positif à la présence de la France outre-mer ». Cet article, très contesté, a été retiré et le législateur a raisonnablement admis qu’il modèrerait désormais sérieusement ses ardeurs en matière de législation mémorielle6. En 2008, l’Assemblée nationale, à l’issue des travaux de sa mission d’information, a tracé des pistes de réflexion sur la question désormais lancinante : « Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée. » Mais il reste que dans beaucoup d’esprits, le passé est devenu d’abord porteur de malheur, que toute mémoire est douloureuse, que chaque victime et descendant de victime doit obtenir réparation morale, publique et financière. Et, socialement plus intense encore, une interrogation aussi massive que confuse s’est installée : ces questions de mémoire participent-elles du débat inopportun et avorté sur l’« identité nationale » ? Quelle est la place tenue par le rapport entre mémoire et histoire dans l’élaboration constante du « plébiscite de chaque jour », disait Renan, dans le cadre national, sur l’Hexagone et l’outre-mer ?

La deuxième évolution conduisant à une extension plus indécise des embarras de mémoire, c’est le manque de confiance dans l’autorité du temps – et même « le mal du temps », ajoutent psychanalystes et psychiatres7 – qui semble saisir nombre de sociétés, dont la nôtre8. Elles vivent toutes une sorte de dépaysement temporel. Elles distinguent moins facilement des prémices et même les possibilités d’un à venir tout en accablant le passé, et elles connaissent, par ailleurs, une rude déprise de tout au-delà, religieux ou progressiste. Or, sans « fil du temps », sans ce fil rouge reliant le passé, le présent et l’avenir, sans progrès ni promesse, sans relative harmonie des temps sociaux, sans règles, sans rituels ni symboliques humains qui bornent les générations et les âges de la vie, le moteur de la mémoire collective se grippe, et celle-ci court le risque de n’être plus ni nourricière ni disputée. Elle peut dépérir doucement tout en laissant la place à ce présent et à cette instantanéité (ce « présentisme », dit-on) galopants à l’âge numérique, et qui envahissent si implacablement aujourd’hui nos vies bousculées et morcelées ; nos vies où le temps et la durée, la transmission et l’héritage sont passés à la moulinette de l’instantanéité et de l’individualité.

La troisième évolution affectant la mémoire collective, c’est la perturbation du jeu des échelles spatiales, ou « intercalaires », comme disent les géographes. En effet, nous vivons non seulement des perturbations de l’autorité du temps mais aussi une déconstruction de l’agencement mental des espaces physiques et humains de nos enfances, de nos jeunesses, de nos combats individuels et collectifs, de nos engagements et nos fidélités. Aujourd’hui par rapport à hier, que sont vraiment et que représentent dans nos têtes, dans nos travaux et nos loisirs, dans nos vies personnelles et le cercle familial, dans nos « engagements » comme on disait naguère, la proximité et le localisme, la commune, la région, la Nation, l’outre-mer, l’Europe, la planète ? Tout se passe comme si, sous l’effet conjoint et ravageur du marché globalisé, de la culture mainstream consensuelle et superficielle, de la communication tous azimuts en temps réel et de la porosité des frontières entre le public et le privé, les bornages habituels des territoires de la mémoire individuelle et de la mémoire collective, les lieux de mémoire, les traces patrimoniales, les paysages et les refrains qui trottent encore dans nos têtes, tout cela risque de dériver vers un cosmopolitisme de consommation, un individualisme d’autosatisfaction, un collectif qui relève du « multi » à promouvoir plus que du pluriel à rassembler ou à unifier.

Ainsi, disent certains, dans ces désaccords et ces déliquescences de l’espace-temps qui bousculent notre passé personnel et collectif, pourrait s’annoncer une société non héritière, où l’horizontalité du présent sans frontières l’emporterait sur la verticalité du temps qui passe. Ainsi pourrait s’annoncer une société hésitant à reconnaître les héritages et à transmettre, et où, par conséquent, assurer l’éducation des nouvelles générations et dire du sens, où rechercher encore un sens de la marche devient si difficile, si conflictuel, tant tout ceci est récusé par notre culture de l’immédiateté galopante dans une société de « manque de confiance dans la communauté de destin »9. Alors, que faire ? Réponse : comme hier, comme toujours, assumer notre double devoir d’intelligence critique et de vigilance éducative et civique.

  • L’heure indécise du « devoir de mémoire »

Examinons un point d’application névralgique de cette reconfiguration mémorielle en cours : le « devoir de mémoire » à l’heure indécise. Je n’ai pas le loisir ici de rappeler ses origines, ses attendus et son revival en « religion civique »10. Il nous suffit d’avoir à constater qu’aujourd’hui le « devoir de mémoire » a pris une densité sociale proportionnée aux hantises du présent autant qu’à la vivacité d’un passé qui ne « passe pas ». Le vieillissement des derniers témoins directs intéressés au premier chef, l’entrée en lice de leurs descendants et de leurs proches, l’activisme des médias qui ont cru compenser ainsi la recrudescence d’un présent qu’ils actualisent inlassablement, la crise des valeurs qui bouche l’avenir, les mutations technologiques et sociales qui décrochent culturellement le train des générations, la recherche par les anciens combattants d’un relais civique chez les jeunes à l’heure où ceux-ci ne sont plus astreints au service militaire ou civil, le souci des pouvoirs publics et de l’Éducation nationale de rafraîchir en urgence la citoyenneté : tout s’est mêlé pour faire de ce « devoir » une occasion favorable, une évidence rationalisée, un recours contre la négation, une sorte de quasi-historicité fondée en mémoire, à l’heure où l’individualisme, l’instantanéité et la mondialisation semblaient l’emporter.

Dès 1986, la Commission à l’information historique pour la paix du secrétariat d’État aux Anciens Combattants a donc autoproclamé qu’il y aurait un « devoir de mémoire » de tous les conflits et de leurs acteurs, les vivants comme les morts. En 1993, une Marche du siècle télévisée a vulgarisé le terme. Peu à peu, les associations d’anciens combattants ont voulu « faire vivre la mémoire » en faisant leur propre histoire, et en visitant des classes et des établissements scolaires. La nouvelle Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (dmpa) du ministère de la Défense a multiplié pour sa part les recensions et les enquêtes, lancé un journal significativement titré Les Chemins de la mémoire qui signale les récits aussi « complets » qu’« irréfutables », les traces tangibles de « ce qui a été accompli », les appels à modifier, voire à régenter, les programmes d’enseignement et à remplir d’ouvrages « définitifs » les centres de documentation et les bibliothèques publiques, pour convaincre chaque jour un peu plus les « jeunes générations », leur transmettre un flambeau sans désespérer. En 1995, petit signe d’un imperium du mot « devoir », l’interview exceptionnelle de lucidité accordée par Primo Levi à Anna Bravo et Federico Cereja en 1983 a été publiée en français sous le titre Le Devoir de mémoire11 : le témoin des témoins y restait fidèle à lui-même et à son œuvre en expliquant pourquoi il ne parlait plus devant des élèves. Mais son témoignage était néanmoins inscrit, par le titre même sous lequel il était publié, dans le nouveau cours social et moral de l’obligation.

Que faire dès lors12 ? Refuser de dire l’indicible ? Certes non. Mais bien plutôt préférer poursuivre la réflexion, chercher du sens, réfléchir au choc des images, examiner les traces, les signes et les symboles polis par le temps, s’interroger sur le témoignage : rester fidèle à l’exigence de connaissance des faits et de leur agencement pour se permettre, ensuite, d’envisager la part d’indicible que ce génocide a si tragiquement inscrite dans l’Histoire. Surtout, dire bien haut et en tous lieux que nos filles et nos garçons n’ont en aucune manière à porter le poids de ce dont ils sont innocents. Gardons-nous de vouloir en faire, au nom d’une fidélité mémorable, des témoins des témoins, des acteurs par défaut ou des Justes par prétérition ! Contentons-nous, obstinément, de leur apprendre et d’apprendre nous-mêmes, individuellement et collectivement, à faire vivre en nous tous la seule fidélité, la seule identité, le seul héritage dont nous avons la charge : connaître et reconnaître, sans trêve et à raison.

Il est vrai que maintenir le cap de la transmission par la connaissance ne suffit sans doute pas. Car le transfert sur le « devoir » de mémoire accompagne ou annonce, selon les cas, les lieux, les confessions, les origines, un localisme identitaire dont nous participons tous plus ou moins confusément à bien d’autres titres. Et ce localisme, social, religieux, culturel, revendique souvent la pluralité des valeurs, la singularité d’appartenance, le souvenir impétueusement constitutif, la revanche de la mémoire sur l’histoire, la bataille en mémoire avant toute concertation et instruction.

C’est dire que cette évolution du « devoir de mémoire » accélère la mise au jour de la contradiction où se débat une société qui ne veut pas avoir à dissocier transmission et formulation de l’avenir13. La mémoire polymorphe, parcellisée, désabusée de la construction collective prend sa revanche, s’installe sans jamais songer à accélérer puis accomplir un travail de deuil. Pire : les regains antisémites depuis quelques années en France, les refus de certains élèves d’avoir à apprendre ce qu’a été la Shoah peuvent être lus aussi comme une faillite du « devoir de mémoire ». « Peut-être trop de mémoire a-t-il provoqué sélection et oubli chez les récepteurs au lieu de les prémunir contre l’antisémitisme » a noté Esther Benbassa14.

En revanche, pourquoi ne pas reconnaître que la « guerre franco-française » commence à désarmer, que le procès de Maurice Papon a annoncé la levée d’hypothèque de Vichy sur la mémoire collective et que la Résistance, symbole d’une flamme nationale point trop vacillante, bien abritée sous l’ombre portée de la mémoire souveraine du général de Gaulle, est moins menacée d’oubli las et d’offensive révisionniste que naguère ? Signe supplémentaire d’une chute de tension bien perceptible : en 2004, les nouveaux programmes d’histoire au lycée ont « rétrogradé » l’étude de cette guerre à la fin de l’année de première, mais recommandé d’inaugurer l’année de terminale par un rappel intitulé « Bilan et mémoires de la Seconde Guerre mondiale » (on notera le pluriel de « mémoire ») et ce compromis a été entériné sans difficultés majeures.

La tâche collective à propos de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de revanche sociale des mémoires les plus diverses et les plus antagonistes, mais aussi d’oubli galopant et d’impuissance à transmettre, paraît pourtant toujours aussi claire aujourd’hui. Il s’agit de rappeler et de convoquer les années 1939-1945 dans les consciences pour faire admettre qu’il n’y a pas de transmission sans reconnaissance d’une autorité de l’esprit ; pas de valeur éthique qui doive échapper à la conscience, individuelle, mais, en revanche, pas d’universalisme qui ne transcende la somme des options philosophiques ou religieuses et des appartenances mémorielles ; pas de civisme qui ne soit une dure victoire de l’acquis sur l’inné ; pas plus de devoir collectif que de responsabilité collective, sauf le devoir de répandre, enseigner, raisonner et partager un savoir, de prolonger la mémoire en vérité. Rude tâche. Mais, après tout, les plus nobles des témoins eux-mêmes ont convenu que toute transmission utile et véridique passait d’abord par l’intelligence et la connaissance, et ensuite par la reconnaissance. « Je pense que, pour un homme laïque comme moi, l’essentiel c’est de comprendre et de faire comprendre », n’a pas cessé de dire Primo Levi. C’est exactement ce qu’a toujours dit l’historien et résistant Marc Bloch.

  • La guerre moins commémorable

Terminons ce tour d’horizon des provocations du présent sur les questions mémorielles par l’examen des effets de la situation conflictuelle et guerrière d’aujourd’hui sur la mémoire et l’histoire des guerres du xxe siècle.

  • La guerre dénationalisée 

Une première remarque s’impose : les combattants évoluent aujourd’hui sur un théâtre autrement moins nationalisé qu’en 194415. D’abord parce que l’armée, au moins en France, devenue exclusivement professionnelle depuis la « suspension » du service national en 1997, mais restée troisième poste de dépense du budget de l’État, n’apparaît pratiquement plus dans l’espace et la vie de la nation. Disparition des élites militaires de l’espace politique, effacement de l’armée du territoire national, disparition de la caserne, des manœuvres, de l’uniforme et donc du soldat de l’espace public, mutisme et ostracisme médiatique, perte d’autorité intellectuelle face aux « experts » en stratégie ou en géostratégie… Tout a conduit à une situation paradoxale : « L’armée fait la guerre, mais la nation ne la voit plus, donc ne sait plus qu’elle a une armée16. » Cette désaffection du national accompagne évidemment l’affaissement des « mythes actifs » à vocation civique et patriotique qui formaient sa culture basique, et qu’elle avait aidé à insuffler et à amalgamer pour partie dans le corps du pays, malgré le désastre de 1940, la fin de « l’Indo » et les putschs d’Alger, à travers conscrits depuis Valmy, poilus et Forces françaises de libération : culte de l’honneur, de la gloire et de la puissance, défense des libertés nécessaires, refus de l’égoïsme et sens du bien commun, avec au bout du compte le respect du pro patria mori.

Du coup, par l’évolution du système des alliances (otan) et la fin des blocs de la guerre froide qui poussent au multinational, par la montée en force des exigences internationales (onu), par l’affaissement de la raison d’État et le reclassement du pays au rang de puissance moyenne malgré le maintien de la force de frappe nucléaire, par l’évolution constitutionnelle de 2008, qui renforce le contrôle du Parlement sur le budget et la politique de la Défense, la guerre ne peut plus se soustraire à l’air du temps, à la pression de l’opinion publique et aux impératifs de la communication, de l’information et de la désinformation, de la rumeur et du reportage remplaçant le communiqué. Et toute opération extérieure supposerait d’avoir posé publiquement des questions démocratiques sur les valeurs à défendre, le prix que nous acceptons de payer pour y parvenir et le projet collectif porté demain, avec nos alliés, sur le théâtre pacifié.

Si bien que les opérations guerrières menées aujourd’hui, devenues moins héroïques, hantées par le « zéro mort », toujours un peu « cyberguerres » menacées d’abord par les hackers, ne peuvent plus autant entretenir la flamme du souvenir des combats passés où l’héroïsme sacrificiel tenait encore sa place. Il ne s’agit plus d’anéantir l’ennemi mais de le neutraliser, si possible avec des frappes « chirurgicales », d’accorder sa force de frappe aux avancées technologiques sans pousser l’engagement au-delà du « top » logistique ni jusqu’à la prise de risque pour soi-même et pour son unité, d’accomplir des missions d’interposition et de paix à l’extérieur. Tant et si bien que le souci du plus faible coût humain en vient à faire considérer communément que toute perte humaine en opération résulterait d’une faute professionnelle de l’encadrement qui n’a pas su prévenir le danger, pourrait être considérée comme une injustice sinon comme un accident du travail, et pourrait relever après le drame d’un traitement juridique et d’une indemnisation des familles : la victime innocente l’emporte sur le héros conscient, le langage du droit remplace celui du politique, du national et du sacré. Il vaut pour oraison funèbre. Il entérine une certaine postmodernité de la guerre, aujourd’hui accordée prioritairement à l’individualisme philosophique et à la valeur absolue qu’il donne à la vie humaine.

La guerre est donc devenue moins héroïque, elle exalte avec moins d’assurance des valeurs communes ; elle se fait moins libératrice, moins croisade ou alliance de peuples ; elle réfère moins à une délivrance comme en 1944, parce que sa violence est rapportée autant au civil qu’au militaire, à l’ennemi qu’au terroriste et au suspect, au national qu’à l’international. Mais c’est aussi parce que l’héroïsme guerrier peut être désormais mis en accusation non plus au nom du « pouvoir mourir » mais à celui du « souffrir en vain » toujours assorti d’un « pouvoir tuer » assimilable à quelque pulsion mortifère et qui conserve tout son mystère historique et anthropologique17. Vaste retournement qui fait passer du culte des combattants à vocation héroïque et patriotique au souvenir de l’injustice et des violences assassines qu’ont subies et subissent toutes les victimes sur tous les théâtres – auquel les historiens des guerres du xxe siècle, et d’abord ceux de la Grande Guerre, ont excellemment contribué depuis une trentaine d’années, depuis précisément que tant de paradigmes guerriers perdent de leur vivacité nationale.

  • De la guerre libératrice à la protection humanitaire

Outre cette évolution propre à la nature du conflit ainsi qu’à la pratique politique et militaire de la guerre elle-même, le xxie siècle nous fait passer aussi, à grand renfort de médiations de tous ordres, du souvenir entretenu au xxe siècle de la guerre pour un monde libre, de la guerre des justes causes, de la guerre de la victoire libératrice, par des nations alliées, du bien commun sur la barbarie et le mal, à un « présentisme » aussi spectaculaire que non nationalisable : celui de l’actualité menaçante et répétitive du désastre et de la catastrophe en série menaçant l’humanité ; celui des dangers et des agressions multiformes ; celui de l’insécurité chronique ; celui, du coup, de la lutte, au nom du droit, pour la sécurité humaine d’abord, pour la vie fragilisée contre la mort toujours scandaleuse et toujours assassine18, pour le refus du vertige du Mal et le respect du seul Bien qui reste, le droit de l’homme menacé par le catastrophisme ambiant.

Ainsi succèderait à l’âge du « total » du xxe siècle, avec ses génocides et ses luttes contre les totalitarismes, l’âge du « global » au xxie siècle, un âge du « désastre humanitaire », de la lutte pour une survie à l’échelle planétaire et de la sécurité pour tous qui, seule, peut épanouir l’individu. Nous ne pouvons pas entrer ici dans l’analyse19 des différents processus qui ont marqué cette succession séculaire. Sachons simplement que celle-ci a profondément modifié les règles du jeu international, qu’elle tente de distendre le nœud d’antagonismes qui, au xxe siècle, opposaient, jusqu’à la guerre entre nations, les mots vérité, justice, réconciliation, démocratie et État de droit ; qu’elle a officialisé le droit d’ingérence humanitaire, admis la montée de la violence multiforme au xxie siècle, ses extensions dans la vie quotidienne, dans la sphère privée comme dans la sphère publique. Ce qui, au bout du compte, installe partout la hantise de l’antagonisme mortifère, mais sans jamais exciper de l’exceptionnalité d’un « temps de guerre ».

Au siècle dernier, la sécurité, c’était la défense des intérêts vitaux de l’État ainsi que la garantie de la conservation des personnes et des biens sur un territoire donné. Aujourd’hui, on passe de cette sécurité « statocentrée » (Frédéric Gros) à l’insécurité globalisée et instillée dans une société et dans les représentations du monde, à la négociation multilatérale et aux tensions multipolaires ; on vulgarise et médiatise un continuum de la menace en juxtaposant terrorisme et menace nucléaire, bouleversement climatique et pauvreté, répression politique et traumatisme affectif. De grands textes internationaux sur le développement humain, émanant de l’onu, d’ong, d’associations en viennent à parler « d’indivisibilité de la sécurité humaine sur l’ensemble de la planète » au nom de l’indispensable épanouissement de chaque individu dans sa dimension vivante. Et le droit lui-même, à vocation planétaire, pourrait ne plus être un échange entre un sujet et l’autorité de la loi, mais un mouvement d’affirmation défensive des capacités vitales d’un individu ou d’une communauté non étatisée. Une telle conception dilue les mots « défense » et « guerre » dans l’humanitarisme au nom de la dilution du mot « menace » : dès 1994, le Rapport mondial sur le développement humain des Nations Unies a signalé que « la sécurité humaine, c’est un enfant qui ne meurt pas, une maladie qui ne se propage pas, un emploi qui n’est pas supprimé, une tension ethnique qui ne dégénère pas en violence, un dissident qui n’est pas réduit au silence »20.

Ainsi, fragilisé, agressé, menacé de toute part et à protéger à tout instant, l’homme du xxie siècle ne serait plus comme au xxe siècle une liberté à construire et un agent du bien commun ; il ne serait plus un acteur historique. Et les guerres menées en son nom n’auraient plus à marquer le cours de l’Histoire en orchestrant le concert des nations, mais à garantir en toute précarité, pêle-mêle, la paix universelle, la sécurité pour chacun, la démocratie pour tous et, au passage, l’avenir d’une planète menacée elle aussi.

Du chevauchement des évolutions ainsi énoncées et qui touchent la mémoire collective, le devoir de mémoire et les guerres elles-mêmes, vient évidemment notre difficulté à commémorer aujourd’hui les guerres du xxe siècle. Nous appréhendons moins directement la nature des conflits passés. Peut-être même les ignorerons-nous un jour. Ou substituerons-nous à leur mémoire quelque cosmopolitisme du tourisme de mémoire.

Tant d’incertitudes ne peuvent que nous inciter, nous tous, historiens, professeurs, associés, acteurs culturels, élus, non pas au pessimisme mais à l’intelligence des situations, à la juste mesure de ces provocations du présent pour rendre plus persuasive notre détermination, pour persévérer dans la seule voie possible : mieux connaître ces guerres du xxe siècle, faire leur histoire au plus près du vrai, et faire connaître celle-ci aux nouvelles générations.

1 Une première version de ce texte a été publiée dans Normandie, 6 juin 1944. L’émergence d’une mémoire collective ?, Caen, Mémorial, 2012, pp. 11-17.

2 Voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.

3 Philippe Joutard, « La mémoire collective », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2010, II, pp. 779-791.

4 Voir Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire, suivi de Bonjour, Monsieur Renan et Bonjour, Pénélope, Paris, Perrin, « Tempus », 2010.

5 Voir Jean-Pierre Rioux (dir.), Nos embarras de mémoire. La France en souffrance, Paris, Lavauzelle, 2008.

6 Voir, présenté par Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale, Questions mémorielles. Rassembler la nation autour d’une mémoire partagée. Rapport de la mission parlementaire d’information, cnrs Éditions, 2009.

7 Voir l’intervention de Daniel Sibony au colloque du Sénat du 10 décembre 2010, 1940-1962. Les troubles de la mémoire française, Sénat, 2011, pp. 20-23.

8 Voir François Hartog, « L’autorité du temps », Études, juillet-août 2009.

9 C’est ce que vient de nous répéter le deuxième rapport de la Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali, dans Une ambition pour dix ans, Paris, XO Éditions/La Documentation française, 2010.

10 Voir Jean-Pierre Rioux, « À propos du devoir de mémoire », Inflexions n° 13, 2010, pp. 41-49.

11 Primo Levi, Le Devoir de mémoire, Paris, Mille et une Nuits, 1995.

12 Voir Jean-François Bossy, Enseigner la Shoah à l’âge démocratique. Quels enjeux ?, Paris, Armand Colin, 2007.

13 Voir Jean-Pierre Rioux (dir.), Nos embarras de mémoire. La France en souffrance, Paris, Lavauzelle, 2008.

14 Esther Benbassa, « Regain antisémite : faillite du devoir de mémoire ? », Médium 2, janvier-mars 2005. Voir également Claude Askolovitch, « Y a-t-il des sujets tabous à l’école ? », L’Histoire n° 301, septembre 2005.

15 Ils le savent et veulent le comprendre. Voir, par exemple, des thèmes récents traités par Inflexions : « L’action militaire a-t-elle un sens aujourd’hui ? », « Fait religieux et métier des armes », « Guerre et opinion publique », « Le corps guerrier », « Transmettre », « La judiciarisation des conflits », « Que sont les héros devenus ? », « L’armée dans l’espace public »...

16 Frédéric Guelton, « La disparition de l’armée de l’espace national », La Revue des Deux Mondes, mars 2011, p. 114.

17 Voir Christophe Bouton, « Pouvoir mourir et pouvoir tuer. Questions sur l’héroïsme guerrier », Esprit, janvier 2011, pp. 119-132 et l’ensemble de ce numéro consacré à « Que faire de la mémoire des guerres du xxe siècle ? ». Voir aussi le n° 16 d’Inflexions, « Que sont les héros devenus ? » (2011).

18 Voir le numéro d’Esprit sur « Le temps des catastrophes », mars-avril 2008.

19 Faite par Frédéric Gros, « Désastre humanitaire et sécurité humaine. Le troisième âge de la sécurité », Esprit, mars-avril 2008, pp. 51-66.

20 Idem, p. 59.

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