N°28 | L'ennemi

Arthur Sussmann

Les journées défense et citoyenneté : faire vivre le lien armée-nation

Suspendu par la loi du 28 octobre 1997, le service militaire est aujourd’hui l’objet d’une certaine nostalgie : rite initiatique, symbole de mixité sociale et d’égalité des devoirs, il était une étape décisive d’intégration républicaine. Héritier de la levée en masse adoptée par la Convention en 1793 et de la loi Jourdan de 17981, le principe du service militaire remonte à une époque où l’espace de la guerre était celui des champs de bataille. L’évolution des menaces et des systèmes d’armes a imposé une professionnalisation et un redimensionnement des forces rendant superflu le maintien de toute une génération de jeunes sous les drapeaux. Bénéfique pour les armées, la professionnalisation a cependant eu pour effet de distendre le lien entre la nation et son armée. C’est de ce constat que sont nées les journées Défense et citoyenneté (jdc).

Pendant une journée, les jeunes Français âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, de toutes conditions, de toutes origines et de toutes confessions, sont accueillis dans des sites militaires sur l’ensemble du territoire national. En cela, cette journée apparaît comme le dernier espace de socialisation républicaine à caractère universel – il faut entendre par « universel » le fait que la jdc rassemble des jeunes du simple fait de leur qualité de citoyens français. De quelle autre institution peut-on en dire autant ? Ni de l’école ni de l’université ni de l’impôt ni même des collèges d’élus participant à la vie de la cité. Tandis que la république laisse de moins en moins de place à l’universel, la journée Défense et citoyenneté constitue le dernier passage obligé pour l’ensemble des citoyens, filles comme garçons, le dernier outil d’intégration dans la communauté nationale. Elle agit donc tout à la fois comme un moment fédérateur et un révélateur. Fédérateur, car elle réunit de jeunes citoyens qui seront amenés à être les acteurs du destin national. Révélateur, car elle jette une lumière crue sur le visage de la jeunesse française, tourmentée, en proie à la défiance et polytraumatisée des suites de trente années de morosité économique.

  • Une mission citoyenne au service des jeunes Français

Organisées par la Direction du service national, les journées Défense et citoyenneté se déroulent sur des sites des quatre armées. L’enjeu est d’être à la hauteur des attentes afin de créer les conditions d’un échange fécond. Un échange sans tabous. Les questions les plus fréquemment posées par les jeunes sont : « Avez-vous déjà tué quelqu’un ? », « Avez-vous déjà eu peur de mourir ? », « Quel est votre salaire ? », « Pouvez-vous refuser d’obéir à un ordre ? », « Y-a-t-il des femmes dans l’armée ? » La règle est de ne jamais esquiver les questions et de proscrire les propos lénifiants. Oui, la question du sacrifice ultime est au cœur de l’engagement du militaire : « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité2. » Oui, le militaire doit faire face à des contraintes fortes se traduisant par l’obligation « de servir en tout temps et en tout lieu ». Oui, pareil engagement confère une certaine fierté, celle de contribuer à « préparer et assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation »3. La meilleure façon d’assouvir la curiosité des jeunes sans être rébarbatif est évidemment de disposer d’un vrai vécu opérationnel.

Lors d’une session au Fort de Vincennes, une présentation d’armes a été proposée à mon groupe. Des soldats des troupes de marine ont expliqué le fonctionnement de leurs fusils d’assaut et invité les volontaires à revêtir des tenues de combat. Les jeunes étaient visiblement ravis d’avoir eu l’occasion de voir de près l’univers des soldats. Ces derniers, heureux de voir l’intérêt qu’ils suscitaient, se sont livrés de bon gré au jeu des questions/réponses sur leur vie de garnison, leurs campagnes… L’espace d’une discussion, le militaire tel qu’on peut le voir dans les films d’action ou dans les jeux vidéo était devenu quelqu’un d’incarné, de réel. À notre retour dans la salle, nous avons expliqué que ces soldats revenaient de six mois en Afghanistan. Il y a eu un grand silence comme si ce conflit si lointain avait désormais un visage ; l’espace d’un instant, la défense nationale était devenue quelque chose de concret.

  • La citoyenneté comme recherche d’un destin commun

L’entrée en matière est immuable : « Savez-vous pourquoi vous êtes là ? » Certains répondent : « Parce que c’est ce qui remplace le service militaire. » « Parce que c’est un devoir de citoyen », avancent d’autres. Quelle n’est pas la surprise de notre auditoire lorsque nous rappelons que le service militaire est « suspendu » et non pas « supprimé », que si les circonstances l’exigeaient, il pourrait être rétabli par décret du président de la République. Voilà le point d’entrée dans cette journée sur la citoyenneté : pour quelles raisons pourrions-nous être amenés à prendre les armes pour assurer collectivement notre défense ? Quelle est la nature de ce lien si particulier justifiant notre mobilisation en cas de guerre ?

Le lien entre la citoyenneté et la défense des intérêts nationaux a été mis en évidence par Hegel au xixe siècle. Pour lui, la guerre réalise l’essence du citoyen, le fait sortir de sa propre subjectivité, de la poursuite de son intérêt propre, pour viser une fin collective. En cela, il réalise l’« universel ». C’est l’exemple des soldats de l’an II, enrôlés à la suite des levées en masse décidées par la Convention qui concernaient tous les célibataires âgés de dix-huit à vingt-cinq ans. Or, aujourd’hui, avec l’évolution des menaces auxquelles nous sommes confrontés, le lien entre la défense et la citoyenneté s’est distendu. De fait, et personne ne sera là pour s’en lamenter, la sortie de la guerre de nos vies quotidiennes a rendu sinon moins visible, en tous cas moins évidente, la signification du lien de citoyenneté unissant la communauté nationale et justifiant la poursuite d’un destin commun. Qui peut encore imaginer ce que furent les ravages du conflit qui engloutit dans certains foyers le père de famille et l’ensemble de ses fils ? Qui peut encore comprendre ce que fut l’esprit de revanche à la veille de 1914 et l’humiliation de la défaite en 1940 ? Pour les jeunes générations, la sécurité collective est considérée comme un acquis. Dès lors, si le lien entre le citoyen et la défense est moins apparent, que reste-il de la citoyenneté ? Autrement dit, qu’y a-t-il encore de commun entre tous ces jeunes assis dans une même salle mais qui ne partagent ni les mêmes convictions ni les mêmes origines ni les mêmes aspirations ?

Il n’y a en effet rien d’exagéré à affirmer que les personnes convoquées à une jdc n’ont pas un sens aigu de ce qu’elles partagent. Ces différences sont rendues encore plus évidentes lorsque nous demandons aux participants de se présenter individuellement, de nous dire leurs noms, projets professionnels, loisirs et établissements scolaires. La magie de ces journées, c’est qu’Albéric, seize ans, scolarisé en 1re es dans le IXe arrondissement de Paris et voulant devenir inspecteur général des finances est assis à côté de Gwenaëlle, dix-neuf ans, animatrice dans un centre de loisirs et aspirant à devenir éducatrice pour jeunes enfants. Pas très loin, se trouve Charles, habitant dans le IIIe arrondissement, étudiant en première année d’école de commerce, passionné de musique et voulant créer sa boîte de production. Mais derrière d’autres visages se cachent des situations de grande détresse. Ils sont toujours trois ou quatre dans un groupe d’une quarantaine qui connaissent la galère telle Cindy, titulaire d’un cap petite enfance et à la recherche d’un emploi d’auxiliaire de puériculture ; Jonathan, lui, doit travailler la nuit comme serveur dans un bar pour financer ses études d’architecture ; Gaëlle est seule, sans emploi, avec un enfant à charge et n’a que dix-huit ans… Il faut évidemment ajouter ceux qui sont sortis du système scolaire et qui ne font rien de leurs journées, ou ceux qui sont déjà au chômage, à moins de vingt ans. Enfin, il y a ceux qui sont murés dans le silence, prostrés, parlant un français à peine compréhensible et refusant de dire qui ils sont, de partager leurs rêves et leurs passions, quand ils en ont. Ceux-là n’ont pas de projet. La société n’a d’ailleurs rien à leur proposer. Ne pas maîtriser les rudiments de la langue les condamne de facto à l’exclusion sociale. En se présentant les uns aux autres, ces jeunes découvrent l’existence de l’autre, apprécient ce qui les différencie, pour ensuite mieux saisir ce qui les unit.

La seule chose qu’ils ont en commun constitue l’objet de leur présence dans un même lieu le jour de leur convocation : « Voyez comme tout vous oppose et pourtant vous êtes tous là. C’est donc que vous avez quelque chose en commun. » Nous abordons ainsi le thème de la citoyenneté, expliquant que les droits et les devoirs attachés à leur qualité de citoyens ne tombent pas sous le sens. Il faut pour cela considérer le temps et l’espace : nous n’avons pas toujours été citoyens et certains dans le monde se battent pour le devenir. En creux, c’est la question de l’héritage, du devoir de mémoire que nous soulevons. La singularité de notre message tient bien plus à son émetteur qu’à son contenu, car ce jour-là, ce sont des personnes en uniforme, engagées pour la défense des citoyens, qui le délivrent. Voilà ce qui le rend plus fort et plus marquant.

Pas besoin de longues démonstrations pour se convaincre que l’exercice des droits et des libertés suppose un certain niveau d’instruction. La poursuite d’un destin commun est-elle possible si le langage dans lequel il se définit n’est pas maîtrisé par tous ? Les appelés sont donc soumis à un test de maîtrise des acquis fondamentaux de la langue française préparé par les services du ministère de l’Éducation nationale. S’il est souvent l’objet des railleries de la part de ceux qui le passent, il est efficace pour détecter les cas d’illettrisme. Dans chaque groupe, en moyenne un jeune sur cinq obtient moins de dix sur vingt. En outre, environ 9 % de la population testée est profilée ; ceux qui ont déclaré être déscolarisés ou être en recherche d’emploi sont reçus en entretien individuel. Un assortiment de solutions d’accompagnement leur est alors proposé comme les internats d’excellence, les établissements publics d’insertion sociale et professionnelle (epide) ou les missions locales. De plus, 86 % des participants identifiés ayant des difficultés de lecture sont signalés à leurs établissements scolaires. La journée Défense et citoyenneté joue donc un vrai rôle de prévention de la désinsertion sociale.

Au-delà de ce constat, les animations et les échanges avec les participants illustrent à quel point le socle minimum de connaissances n’est pas acquis par tous. L’orthographe n’est d’ailleurs pas le seul symptôme de ce constat alarmant. Il faut se résigner à admettre que les rudiments de la culture générale sont méconnus. Je ne parle ici ni de la connaissance des auteurs classiques de la langue française ni de savoirs de base ayant trait aux valeurs républicaines – on pourrait évidemment espérer que les jeunes sachent dire pourquoi le drapeau figurant sur le maillot de l’équipe de France qu’ils supportent pour la plupart avec passion est tricolore. Je parle de ceux qui ignorent jusqu’aux dates des deux guerres mondiales. À l’heure de l’économie de la connaissance, le constat a de quoi inquiéter. Comment se donner un destin commun s’il n’existe pas une certaine homogénéité au sein de la communauté nationale, si les disparités en matière d’éducation sont si flagrantes ?

Un animateur me racontait que lors de la signature des certificats de participation en fin d’après-midi, une jeune fille avait demandé en larmes si elle pouvait faire une croix à l’endroit où elle devait inscrire son nom. Elle avait ce jour-là pris conscience de son handicap. Elle avait honte. Il y a quelque chose d’insupportable, de profondément indécent à ce qu’une jeune Française née à l’aube du xxie siècle ne sache ni lire ni écrire.

  • À la rencontre de l’institution militaire

Si on en croit une enquête réalisée par le cevipof, l’armée est l’institution dans laquelle les jeunes Français ont le plus confiance4. Le spectre d’interventions militaires divisant la société française s’éloigne, entraînant le recul de l’antimilitarisme. L’engouement peut aussi s’interpréter au regard des crispations que connaît actuellement la société française et que d’aucuns décrivent comme une véritable crise d’autorité. Dans La Crise de la culture, la philosophe Hannah Arendt expliquait que « la disparition de l’autorité était simplement la phase finale, quoique décisive, d’une évolution qui, pendant des siècles, avait sapé principalement la religion et la tradition »5. Il est facile de voir dans ces propos quelque chose de prémonitoire. L’autorité de l’État et des institutions se déliterait, alimentant la perception d’une armée demeurant l’un des derniers bastions de « l’autorité ». Aussi n’est-il pas étonnant que, lors de nos échanges, les jeunes évoquent systématiquement la fierté que procure le port de l’uniforme. Les barrettes de décorations, les galons, les brevets de spécialité portés sont considérés comme la marque d’une certaine forme d’accomplissement de soi, de reconnaissance de la société et finalement d’éclat. Enfin, il ne faut pas sous-estimer le rôle des campagnes de recrutement du ministère de la Défense qui insistent sur le besoin d’aventure et de dépassement qui sont censés combler les carrières militaires.

Plus généralement, c’est l’image d’une organisation jeune, diversifiée et ouverte à tous qui séduit les jeunes. Si l’armée attire, c’est qu’elle est exemplaire en matière d’intégration ; elle ne discrimine pas, que ce soit en termes d’origine ou de sexe. À l’exception des forces sous-marines, l’ensemble des postes sont ouverts aux femmes – celles-ci accèdent d’ailleurs peu à peu aux postes d’officiers généraux –, et les soldes sont rigoureusement les mêmes pour tous. En outre, la Défense continue d’embaucher dans tous les corps de métiers des candidats de toutes origines et de tous niveaux scolaires. Elle propose à ses personnels des formations qualifiantes, à forte technicité et permettant souvent une reconversion aisée dans la vie civile. Elle offre ainsi une possibilité d’ascension sociale reposant sur le mérite. En plus de l’avancement au choix ou à l’ancienneté, les personnels ont la possibilité de passer des concours internes pour devenir sous-officier ou officier.

Question récurrente et faussement impertinente des participants aux animateurs : « Combien gagnez-vous ? » Il est difficile de faire une réponse simple tant le système de solde est un maquis. Grade, ancienneté, situation familiale sont autant de paramètres à prendre en compte. Les primes liées aux spécialités, à la participation à des opérations extérieures ou à l’éloignement compliquent également le calcul. Mais la vérité est que les militaires avec un peu d’ancienneté et d’expertise bénéficient d’une rémunération compétitive. Mais les servitudes attachées à ce métier sont aussi nombreuses. Obligation « de servir en tout temps et en tout lieu », devoir de réserve, interdiction de faire grève, restriction des libertés d’aller et de venir dans certaines circonstances distinguent les métiers militaires des autres professions… Et puis il y a la dureté des situations opérationnelles, l’évolution dans des environnements dangereux ou à risque, ou tout simplement l’usure que peut provoquer une vie passée dans des lieux hostiles, dans les airs ou sur les mers.

En dépit d’un réel intérêt pour l’armée, les jeunes appelés n’ont cependant qu’une connaissance sommaire des missions où sont engagées les forces. Ils ignorent les causes ayant pu justifier une opération extérieure. Ainsi n’est-il pas rare de voir certains d’entre eux ne pas savoir pourquoi la France est intervenue en Afghanistan il y a dix ans. Le développement des nouvelles technologies de l’information et des communications dans lesquelles a baigné cette génération 2.0 ne va pas nécessairement de pair avec une meilleure connaissance du monde et de ses enjeux. Au contraire, le flot continu d’informations favorise une inquiétante myopie, y compris sur des événements récents. À l’inverse, de manière paradoxale, il est frappant de voir à quel point la désinformation et les théories du complot colportées par certains médias prospèrent. Ainsi, par exemple, nombre de ces jeunes sont convaincus que les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas eu lieu ou qu’ils ont été ourdis par les services américains. Beaucoup soutiennent que les interventions extérieures de la France sont avant tout motivées par les intérêts pétroliers…

  • Délivrer des messages forts
    sur le vivre ensemble et la Défense

Il n’est pas rare que des débats de société fassent irruption au cours des échanges avec les jeunes appelés. Deux sujets sont systématiquement abordés : la laïcité et le sens de l’engagement au service de la sécurité collective.

Thème controversé quant à ses modalités d’application, la laïcité constitue certainement la valeur républicaine dont les jeunes appelés sont le plus familiers, notamment parce qu’ils la côtoient dans le milieu scolaire. Le premier constat est que notre auditoire ne saisit généralement pas la distinction entre liberté de culte et laïcité. Pour beaucoup, celle-ci est le droit fait à chacun de pratiquer son culte. Comme nous le leur faisons alors observer, la réponse est inexacte car la laïcité est au contraire un principe selon lequel la « république ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » (loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État). En un sens, elle entraverait donc plus la liberté de culte qu’elle ne lui permettrait de prospérer. Rares sont ceux qui peuvent expliquer ce que recouvre exactement cette notion. Que cette valeur si décriée soit en même temps si mal comprise est intéressant à plus d’un titre. En effet, cela laisse supposer que la laïcité est pensée comme étant avant tout attentatoire aux libertés individuelles plus que garante de l’égalité des citoyens.

La meilleure façon d’expliquer ce concept compliqué est d’opposer un droit à un droit, d’opposer la liberté de culte à l’idée d’égalité. Personne ne saurait prétendre que l’égalité est incompatible avec les libertés individuelles. Si les jeunes présents dans l’auditoire peuvent être attachés à leur liberté de culte, ils ne résistent pas à cette passion brûlante de l’égalité décrite par Tocqueville : « Les Français veulent l’égalité et quand ils ne la trouvent pas dans la liberté, ils la souhaitent dans l’esclavage6. » Beaucoup de jeunes que nous accueillons viennent de quartiers défavorisés. Ils savent, parce qu’ils en ont bien souvent fait l’expérience, ce que peuvent être les discriminations. L’égalité inscrite sur le fronton des mairies et des écoles est donc quelque chose qui résonne au fond d’eux-mêmes, peut-être parce qu’elle semble à beaucoup largement illusoire. Que pourrait-il se passer si l’État avait une religion, interrogeons-nous ? Les réponses se font rarement attendre : « Il y aurait des discriminations, l’État pourrait être tenté de favoriser une minorité ou une majorité au détriment des autres citoyens. » L’enjeu est donc bien celui de l’impartialité de l’État et, corrélativement, de l’égalité des citoyens face aux pouvoirs publics.

Ce qu’il faut parvenir à faire saisir, c’est le caractère éminemment moderne et protecteur de cette valeur. Parce que les questions religieuses divisent tous les jours un peu plus la société française, la distinction entre le public et le privé7 n’en devient que plus indispensable. Les plus judicieux de notre assemblée ont alors beau jeu de rétorquer que la laïcité pourrait s’apparenter à une religion d’État. Il a été beaucoup écrit à propos de la « religion civile » ainsi que sur la « liturgie républicaine ». Michelet disait que si la Révolution n’avait pas besoin de religion, c’est qu’elle était sa propre religion. De fait, la République n’exige-t-elle pas de la plupart de ses fidèles sinon une sorte de foi, du moins une certaine adhésion ? N’est-ce pas là ce que d’aucuns appellent savamment le « plébiscite de tous les jours » ?

Toutefois, quelques objections sont parfois soulevées par les membres de notre auditoire. Celles-ci tiennent la plupart du temps à la question des origines chrétiennes de la France et interrogent quant à la cohérence du discours ambiant sur la laïcité. « Si l’espace public est laïc au nom de l’égalité de tous les citoyens, pourquoi n’y a-t-il que des fêtes chrétiennes dans le calendrier ? » On ne peut balayer d’un revers de main pareille objection. Il faut donc s’efforcer d’être sincère et faire preuve de force de conviction en revenant aux fondamentaux de la laïcité. Qui peut soutenir que l’administration n’est pas neutre, que les services de l’État discriminent en fonction d’une religion, que les citoyens musulmans, juifs, bouddhistes, athées se voient reconnaître moins de droits ?

Une autre question revient systématiquement, parce qu’elle est intimement liée à l’image du soldat dans les représentations collectives : celle de la mort. « Avez-vous déjà tué ? », nous demande-t-on. Comme dans la plupart des armées modernes, la majorité des militaires français n’a jamais été en situation de combat. Ceux qui ont été au contact de l’ennemi se trouvent généralement dans les unités combattantes telles que les forces spéciales, la Légion étrangère, les chasseurs alpins ou les troupes de marine. L’évolution des formes de la guerre a pour effet de transformer et de complexifier la séquence aboutissant à la neutralisation de l’ennemi. Elle implique un nombre toujours plus important d’acteurs et introduit une distance grandissante entre le soldat et son adversaire. La responsabilité est donc toujours plus collective. Qui est celui qui donne la mort, au sens où son action est décisive dans la neutralisation de l’ennemi ? L’officier général qui détermine la stratégie d’ensemble ? L’officier supérieur en charge de la mise en œuvre tactique ? Celui en charge de recueillir le renseignement permettant d’identifier les cibles à neutraliser ? L’officier subalterne donnant l’ordre d’engager l’ennemi ? Ou le pilote de chasse tirant ses missiles selon un protocole mille fois répété lors de ses entraînements ?

Les nouvelles formes de la guerre imposent en revanche une coordination, pour ne pas dire une cohésion, sans faille. Au cours de l’opération Harmattan de 2011, des bâtiments de la Marine nationale croisant au large des côtes libyennes firent usage de leurs canons de cent millimètres pour neutraliser des objectifs au sol8. Dans ce cas d’action de combat, à qui incombe la responsabilité d’avoir tué ? À l’officier marinier qui a suivi les instructions de l’artilleur pour procéder au tir ? Au commandant de la frégate qui a donné l’ordre à l’artilleur ? Au chef du quart qui a ordonné le cap et la vitesse adéquats pour que le tir puisse avoir lieu ? À l’amiral en charge de la planification de l’opération ? Le cas d’une action de combat menée depuis une frégate est intéressant car il invite à s’interroger sur ce qu’est un « équipage », sur ce qui unit des hommes poursuivant un objectif commun. Bien entendu, ce n’est pas de responsabilité juridique dont il retourne ici. C’est de la solidarité dans l’action c’est-à-dire de la dimension profondément collective de celle-ci. Or le succès de l’action, collective repose avant tout sur le professionnalisme des personnels et la confiance qui les unit. C’est la raison d’être d’une armée de métier.

Prenons un dernier exemple, dont le caractère encore plus spectaculaire rend compte de la mission première des armées et illustre donc l’indéfectible lien entre l’armée et la nation : la dissuasion. La dissuasion, c’est au moins un sous-marin nucléaire lanceur d’engins en permanence à la mer, n’émettant jamais afin d’éviter toute contre-détection. Grâce à sa propulsion nucléaire, il évolue en parfaite autonomie pendant soixante-dix à quatre-vingt-dix jours. Dans ses soutes, seize missiles stratégiques, soit une puissance de frappe mille fois supérieure à celle d’Hiroshima.

Un jour, alors que je donnais des explications sur la vie à bord des sous-marins, le deuxième animateur militaire, ancien ingénieur de l’armement, demanda à la salle si elle pouvait s’imaginer ce qu’était la puissance de destruction d’une arme nucléaire. Pas de réponse. Lorsqu’il était jeune, il avait assisté aux premiers essais nucléaires français dans le Pacifique. Il raconta le décompte final puis le formidable souffle de l’explosion, la manière dont il enfonça sa tête dans ses bras pour ne pas en être aveuglé par la peur dans le regard, l’apparition du champignon nucléaire à l’horizon. Un silence complet régnait dans la pièce tant l’auditoire écoutait le vécu de cet homme. Son récit achevé, les questions fusèrent : « Pourquoi une telle puissance de destruction ? », « contre qui l’utiliser ? », « quand l’utiliser ? », « pourquoi l’utiliser ? ».

La doctrine nucléaire de la France établit que l’arme nucléaire est une arme de « non-emploi ». La dissuasion repose donc sur le paradoxe consistant à se tenir prêt à infliger à l’ennemi des pertes « insoutenables » pour ne jamais avoir à le faire. L’équilibre peut sembler fragile. Mais qui peut nier les bienfaits d’une période ininterrompue de paix depuis plus de soixante ans ? Les deux guerres mondiales firent en moins de trente ans plus de soixante millions de morts dont deux millions de Français ; 60 % étaient des civils, fait sans précédent et parfaitement insupportable. La guerre n’a certes pas été définitivement éradiquée depuis, mais jamais des saignées d’une telle ampleur ne se sont reproduites. Le raisonnement contrefactuel est toujours un exercice périlleux, mais la vertu rationalisatrice de l’atome a contribué à pacifier les relations internationales, au moins entre grandes puissances.

Au-delà de la question de son efficacité, la question du nucléaire renvoie à celle, fondamentale, de la souveraineté et, au fond, du droit souverain d’une nation à assurer sa sécurité. On en revient donc encore et toujours à la question originelle : quel est ce lien à l’origine de la nation et qui fonde son droit à se défendre ? Il faut, pour le faire comprendre à notre auditoire, en revenir à la question centrale de la responsabilité.

Dans le cas où cette arme effroyable devrait être utilisée, qui en serait le responsable ? Serait-ce le commandant du sous-marin déclenchant la séquence de tir ? Serait-ce l’officier missilier en charge de la maintenance des systèmes d’armes ? Serait-ce le chef du quart prenant les dispositions de navigation appropriées pour que le tir puisse avoir lieu ? Serait-ce encore le personnel en charge d’assurer la maintenance des systèmes de transmission de l’ordre présidentiel ? La chaîne de responsabilité impliquant un grand nombre d’acteurs, on peut certainement tenter de remonter jusqu’au premier maillon ? Serait-ce le président de la République, chef des armées, investi de l’autorité conférée par le suffrage universel et seul à même d’ordonner le lancement ? Mais pourquoi s’arrêter à la personne du chef de l’État ? Qui sont celles et ceux qui ont mis entre ses mains pareil pouvoir ? Nous, les citoyens. Or dans ce « nous » il y a aussi « eux », ces sept cent cinquante mille jeunes convoqués chaque année pour participer à une jdc.

L’exemple, fort, concret, de la dissuasion montre que les citoyens sont investis d’une responsabilité qui n’a rien d’abstraite. Notre message à ces jeunes n’est pas seulement que le citoyen dispose de droits et de devoirs, mais qu’il a une responsabilité. Celle-ci l’oblige en même temps qu’elle le grandit. Cette obligation, cette responsabilité, traduit ce que l’on appelle, à la suite de Hobbes, Locke ou Rousseau, le « contrat social ». Ce contrat, qui est littéralement la source de nos droits et nos devoirs, est souscrit entre des êtres foncièrement libres et égaux. Mieux, il nous rend solidaires dans la poursuite d’un destin commun. Il justifie que nous nous portions assistance dans les accidents de la vie, il justifie les prélèvements obligatoires finançant l’assurance chômage, l’assurance maladie, ou l’aide aux plus démunis. Et c’est encore cette solidarité, produit de notre communauté d’intérêts, qui constitue la raison d’être de la Défense nationale. Le lien « armée/nation », dont il ne subsiste plus que ces huit heures dans la vie du citoyen, revêt alors tout son sens.

  • Conclusion

La France n’est pas une ethnie, une race ou même une culture, mais un peuple qui se distingue d’une simple agrégation d’individus par son caractère politique. Aussi la citoyenneté ne se décrète-t-elle pas, pas plus qu’elle ne se subit. Elle se cultive. Elle s’éduque. Elle suppose une certaine prise de conscience, une certaine volonté. C’est naturellement l’une des raisons d’être de ces journées Défense et citoyenneté.

Mais pour que notre message porte auprès des jeunes Français que nous accueillons l’espace de quelques heures, encore faut-il que la citoyenneté ne leur paraisse pas être une chimère, qu’elle trouve à s’incarner dans le réel. C’est la question délicate des inégalités socio-économiques qui fracturent la communauté nationale et se dévoilent également à l’occasion de ces journées. Dès lors, comment donner chair à la communauté nationale, comment faire prendre conscience à ces jeunes de l’intérêt commun qui nous unit quand l’exclusion sévit et détourne ses enfants de la République ? L’enjeu est de taille, car c’est dans la nation que la Défense nationale puise sa légitimité autant que sa vocation. Il ne peut donc y avoir de Défense nationale efficace sans un lien fort entre l’armée et la nation. C’est la seconde finalité poursuivie par ces journées, lesquelles représentent tout ce qui reste du service national instauré aux premières heures de la République.

À ce jour, j’ai participé à l’animation de plus d’une vingtaine de ces journées. J’ai vu défiler plus de huit cents jeunes de toutes conditions. À chaque fois, il a fallu donner une belle image de l’institution militaire et, à travers elle, de celles et ceux qui servent en son sein. Il est probable que nous n’y soyons pas toujours parvenus. Mais lorsque tel fut le cas, il nous a semblé que ces jeunes témoignèrent d’une sorte de gratitude à l’endroit de toutes celles et ceux qui œuvrent chaque jour pour leur sécurité. C’est l’essence même du lien entre la nation et son armée.

1 Voir Annie Crépin, « L’armée de 1789 à 1798 : de la régénération à la réforme, de la révolution à la recréation », Inflexions n° 25, 2014, pp. 159-168.

2 Statut général du militaire, article 1er.

3 Code de la Défense nationale.

4 Romuald Hatto, Anne Muxel et Odette Tomescu, Enquêtes sur les jeunes et les armées : image, intérêt, attentes, 2011.

5 Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1961.

6 Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.

7 Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, 1749.

8 « Engagement de la frégate Courbet au large de Misratah », communiqué du ministère de la Défense, 12 mai 2011.

Quand l’armée fait son autocri... | T. Riou