N°30 | Territoire

Marylène Patou-Mahtis

Préhistoire

Inflexions : Marylène Patou-Mathis, que peut nous apprendre la Préhistoire quant à l’émergence de la notion de territoire ?

Marylène Patou-Mathis : C’est une notion difficile à appréhender lorsque l’on travaille sur des périodes aussi anciennes. Les deux marqueurs disponibles sont le gibier et la matière première lithique utilisée pour façonner les outils et les armes. Concernant le gibier, quand nous étudions les ossements d’animaux exhumés d’un site préhistorique, nous cherchons à identifier si ce sont ceux d’espèces locales. Par exemple, lorsque sur des sites situés dans des plaines nous trouvons des ossements d’animaux rupicoles provenant de zones à reliefs situées à cinquante voire cent kilomètres de là, nous pouvons estimer l’étendue du territoire de chasse parcouru par les hommes de cette époque. De la même manière, lorsque nous étudions les outils, connaissant la géologie du terrain, nous savons déterminer si ceux-ci ont été élaborés à partir de matériel local ou exogène. Mais ces données sont à prendre avec prudence, car les outils sur matériel allochtone peuvent avoir été importés de campements précédents. En outre, s’agissant de peuples nomades, ils peuvent aussi provenir d’échanges entre deux communautés.

Ce que l’on peut supposer d’après leur système économique fondé sur la chasse et la cueillette, c’est que les notions de territoire de subsistance et de territoire de chasse existaient au Paléolithique (- 3 millions d’années /- 12 000 ans av. J.-C.). Il y avait des territoires délimités pour chacune des communautés, qui étaient probablement défendus lorsqu’ils étaient franchis par des personnes étrangères. Mais cela reste très compliqué à affirmer à partir du seul matériel archéologique.

Ce que l’on peut supposer aussi, c’est que longtemps les frontières ont été floues. La notion de frontière est plus tardive que celle de territoire. L’ethnologie nous donne des indications pour les peuples chasseurs-cueilleurs contemporains, qui marquent leurs territoires par des bornes, par des piquets ou par des accords tacites entre groupes ; mais on ne peut pas appliquer ces notions aux peuples de la préhistoire.

La préhistoire fournit des données permettant d’estimer le nombre de sites sur un même espace pour une même période, ce qui aide à évaluer la densité de population et à se faire une représentation de l’occupation d’un territoire ; mais ceci ne demeure qu’une estimation. Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est l’étroit rapport entre la densité de population et la notion de territoire.

Inflexions : Qu’est-ce qui a poussé l’homme à territorialiser tous les espaces, y compris ceux non habitables, les zones où il n’y avait pas de subsistance possible mais dont il a pourtant revendiqué la possession ?

Marylène Patou-Mathis : On peut penser que tant que la démographie était faible, la notion de territoire était étrangère à ces populations. Pour l’époque néanderthalienne, l’espace disponible allait de l’Atlantique à l’Ouzbékistan – bien au-delà de l’Oural ! Les peuples se rencontraient, c’était vital pour la reproduction ainsi que pour l’échange des biens et des savoirs. Les espaces étaient ouverts et n’étaient pas perçus comme des territoires fermés. Nous en avons l’illustration avec les coquillages. On a en effet retrouvé des coquillages marins dans des campements de Cro-Magnon situés en pleine zone continentale, ce qui est l’indication de deux comportements possibles : soit des rencontres et des échanges entre groupes, soit des déplacements des populations des zones côtières vers des zones continentales (avec peut-être changement de territoire). En fait, ces hommes étaient des nomades qui se déplaçaient en fonction des saisons sur un vaste territoire probablement non perçu comme tel. Pour ces chasseurs-cueilleurs, les espaces étaient très grands et la biomasse importante car le gibier était abondant ; il n’y avait donc pas la nécessité de délimiter son propre territoire d’approvisionnement.

Inflexions : C’est donc la multiplication des individus vivant sur un même espace qui a amené l’homme à marquer son espace, à le territorialiser ?

Marylène Patou-Mathis : C’est ça ! La domestication des plantes et des animaux a joué un rôle très important. L’agriculture et l’élevage sont deux activités qui nécessitent l’exploitation d’une certaine étendue de terrain, donc sa délimitation et sa défense, d’où probablement l’apparition de la notion de propriété d’abord collective : ce terrain appartient au groupe qui l’exploite. La notion de frontière devient plus rigide dès lors qu’il s’agit de groupes humains sédentaires et agro-pasteurs.

Inflexions : Peut-on faire un lien entre cette prise de possession du sol, cette nécessité de marquer une trace, et la naissance de la mesure et de l’écriture ?

Marylène Patou-Mathis : C’est une idée. Les Néanderthaliens et les premiers hommes modernes maîtrisaient leur subsistance. On le voit avec les études de paléopathologie. Ils tuaient une bête ou deux et cela suffisait pour nourrir le groupe pendant quelques jours. Il n’y avait pas de nécessité d’appartenance. Le gibier était chassé en commun, puis partagé et consommé ensemble. Il en allait de même pour les plantes cueillies. Dans une économie de prédation, il n’y a pas de nécessité à compter et à quantifier les biens disponibles.

Sur la question des traces et de l’existence d’une proto-écriture correspondant à des quantifications, des recherches ont été menées sur l’art pariétal paléolithique. Sur certaines parois, les hommes ont laissé des signes, des points et des traits par exemple. On s’est posé la question de savoir s’ils étaient la marque des premiers calculs. Différentes modélisations mathématiques leur ont été appliquées, mais elles n’ont rien donné de probant. Les premiers calculs sont apparus plus tard, chez les peuples agriculteurs et les éleveurs, pour compter le nombre d’ares ou d’hectares cultivés, ou de bêtes partagées ou échangées. L’abstraction du calcul est née lorsque ces peuples se sont mis à échanger leurs biens, à commercer. On voit ainsi qu’un changement économique, ici de la prédation à la production, a produit d’importants changements sociétaux.

Inflexions : Dans Préhistoire de la violence et de la guerre (Odile Jacob, 2013), vous écrivez qu’avec la territorialisation de l’espace est apparue la notion de « subjugation », soit étymologiquement le fait qu’un groupe de personnes soit placé « sous le joug » d’autres personnes.

Marylène Patou-Mathis : On le sait parce qu’on a trouvé des sépultures datant d’il y a quatre mille cinq cents ans avec au centre le corps d’un homme déposé avec les marques de respect portées aux défunts durant ces périodes, c’est-à-dire mis en position fœtale et, en cercle autour de lui, jetés n’importe comment, deux ou trois autres corps. L’analyse paléopathologique de ces squelettes nous indique que celui du milieu, à la différence des autres, ne présentait pas de traumatismes liés à un dur labeur.

On peut dire qu’à partir du moment où s’est développée l’agriculture, il y a eu des espaces consacrés à cette activité ; qu’à partir du moment où il y a eu des champs cultivés, la question de la propriété de ceux-ci a été soulevée. L’autre point est que certains groupes, qui n’étaient pas suffisamment importants numériquement pour exploiter ces champs, ont eu recours à une main-d’œuvre extérieure. C’est à ce moment que l’on voit apparaître la caste des guerriers et celle des esclaves, souvent des prisonniers de guerre.

Inflexions : C’est donc la notion de territoire qui a fait apparaître celle de gradient social.

Marylène Patou-Mathis : Oui, entre autres. À un moment donné, la question de l’appartenance du champ et de ses productions s’est posée. À cette époque, l’agriculture fournit plus de nourriture que nécessaire, du surplus, d’où l’apparition de réserves attestées par les silos, des lieux dédiés au stockage des grains. Auparavant, les peuples chasseurs-cueilleurs nomades possédaient peu de biens, à peine quelques objets qu’ils transportaient avec eux, et leur subsistance était assurée de semaine en semaine. Avec l’apparition des silos à grains surgit la question de l’appartenance des biens qu’ils renferment. À celui qui les a cultivés ? Au(x) propriétaire(s) du champ ? Tout cela a dû être fortement débattu. Cela a probablement pris un certain temps, mais a radicalement transformé la structure de la société.

Inflexions : La notion de guerre est-elle apparue avec celle de territoire – j’exclus les luttes occasionnelles, celles des « mauvaises rencontres » ?

Marylène Patou-Mathis : La guerre est apparue dès qu’il y a eu notion de propriété marquée par un territoire, dès qu’il a fallu délimiter les champs sur lesquels les hommes allaient travailler, les pâtures où enfermer les animaux. L’apparition et le marquage des territoires par des frontières, et donc leur franchissement, ont entraîné des conflits meurtriers. La violence existait au Paléolithique, mais c’était une violence limitée, interpersonnelle ou en lien avec des rituels, en particulier cannibaliques ; il ne s’agissait pas d’accaparer les biens des autres, parce qu’à cette époque tout le monde avait quasiment les mêmes. C’est avec l’apparition des surplus que sont nés les conflits, la violence de masse.

Inflexions : Une fois installée, la notion de territoire a-t-elle évolué ? Peut-on parler d’une hyper territorialisation des espaces ? Je pense à l’extension de la notion de frontière au-delà des limites posées sur les terres émergées : couloirs aériens, zones maritimes… À l’extrême, ce drapeau russe déposé au fond de l’océan Arctique pour marquer l’appropriation d’un territoire où nul homme n’ira jamais s’installer mais demain peut-être exploitera des ressources.

Marylène Patou-Mathis : C’est la singularité de l’homme : il veut « anthropiser » la nature. Pour les spécialistes de l’art pariétal, peindre des animaux sur les parois d’une grotte est une manière de marquer son territoire, mais ici un territoire symbolique, distinct du territoire matérialisé. Il exprime l’emprise psychique de l’homme sur l’environnement et sur les animaux. Peindre un animal, c’est le capturer symboliquement en fixant son image sur une paroi, c’est en faire entrer l’essence dans la grotte. Cette capture psychique a précédé sa domestication. C’est pourquoi on peut dire que la territorialisation symbolique a précédé la territorialisation matérielle.

Inflexions : Pouvez-vous nous préciser cette notion de territoire symbolique et ce qu’il en est aujourd’hui de ce concept ?

Marylène Patou-Mathis : Le territoire symbolique est l’expression d’un espace imaginaire. C’est un espace qui n’a pas besoin d’être matérialisé parce qu’il est d’abord irréel, voire surnaturel pour certains. Par exemple, je suis toujours surprise de voir des gens nouvellement installés dans un lieu devenir plus patriotes que ceux qui y résident depuis plusieurs générations. En termes anthropologiques, que des populations allochtones soient plus promptes à défendre leur nouveau territoire que les populations autochtones. On peut parler de territoires symboliques lorsqu’il s’agit de culture, d’idéologie ou de religion. En matière de territoire, il y a ceux qui sont matérialisés, mais aussi tous ceux qui ne le sont pas, tous ces territoires symboliques autour desquels naissent de forts enjeux.

Propos recueillis par Patrick Clervoy

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