N°35 | Le soldat et la mort

Isabelle Homer et Emmanuel Pénicaut (sd)
Le Soldat et la Mort dans la Grande Guerre
Isabelle Homer et Emmanuel Pénicaut (sd), Le Soldat et la Mort dans la Grande Guerre, Presses universitaires de Rennes

Il manquait à l’historiographie de la Grande Guerre un ouvrage témoignant de la présence concrète, « organique » de la mort du soldat. Le voilà. De l’angoisse exprimée dans un courrier destiné aux proches à la comptabilité froide de l’autorité militaire, en passant par les débats politiques surréalistes sur la crémation sur le champ de bataille même des cadavres afin d’éviter les épidémies, cet ouvrage analyse le conflit sous l’angle de la mort, sous son aspect le plus cru, le plus effrayant. Près d’un tiers des morts ne sont pas identifiés, « les disparus », malgré le caractère procédural des registres tenus sur le front qui intègre en grand nombre des actes de décès de soldats allemands. Et une véritable guerre des chiffres est menée pour répondre à des fins de revendications régionalistes bretonnes ou corses – de la même façon que le parti communiste revendiquera en 1945 être le parti des cent mille fusillés. La France compte le plus de décès par rapport aux hommes réellement mobilisés : 16,8 %, contre 15,4 % pour l’Allemagne. La ruralité est un élément constant de surmortalité avec une inégalité flagrante entre l’infanterie qui compte 23 % de tués contre 8 % dans l’artillerie et seulement cinquante-trois gendarmes en tout et pour tout ! Le corps de l’ennemi est plus volontiers abandonné ou enterré dans des fosses communes. Des cimetières improvisés parsèment les champs de bataille. Étrangement, les Allemands intègrent les cadavres français dans leurs cimetières ; la réciproque est rare. Jusqu’en 1966, seules les croix noires leur étaient accordées. Les aumôniers militaires ont des conduites héroïques, apportant leur soutien moral aux mourants sur le champ de bataille même et sous le feu de l’ennemi. Le rite catholique est omniprésent, tout en respectant les confessions juives et musulmanes. La mort du combattant est un sacrifice sacré. La recherche des corps disparus ne se développera que très tardivement, dans les années 2010, avec une véritable archéologie des sépultures anonymes, qui a permis d’authentifier certains corps, en particulier australiens (fosses de Fromelles), anglais et français. Représenter la mort a été un enjeu de communication majeur. Contrairement à la France, qui a vécu une relation très concrète avec les morts, alimentée par les photographies des journaux, les Allemands ont été nourris par une image permanente d’une guerre de conquête avec peu de victimes, ce qui contribuera à créer le sentiment d’un « coup de poignard dans le dos », d’une armée invaincue. Le service photographique de l’armée française (spa), créé en 1915, soumettait ses photographies au comité de censure militaire qui tranchait entre B « bon » ou I « interdit ». Sur les quatre-vingt-sept mille plaques de verre conservées et numérisées à l’ecpad, seules deux cent soixante-douze montrent des cadavres dont, 60 % sont allemands ; la plupart d’entre elles ont été censurées, en particulier celles des morts français allongés sur le dos, le visage reconnaissable – il n’y avait pas d’opérateurs allemands sur le front, d’où la rareté des documents en Allemagne. En février 1917 est créé le service photographique et cinématographique de l’armée (spca) qui, en octobre 1918, devient le service photographique et cinématographique de la guerre (spcg). Cet ouvrage remarquable est issu d’un colloque tenu à Reims en 2014, il est d’une rare richesse historique, révélant en abîme les changements de culture contemporains induits par l’écart entre une mort de masse et une mort devenue rare.


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