N°4 | Mutations et invariants – II

Gabriel Lebomin
Les Fragments d’Antonin
Gabriel Lebomin, Les Fragments d’Antonin,

Affiche surprenante, belle et sobre que celle du film « Les Fragments d’Antonin ». Une main, plutôt un poing serré, crispé sur une chaîne au bout duquel pend un médaillon. Un poing blanc sur un fond gris. Une photo comme reconstituée après avoir été lacérée. Vous avez là tous les ingrédients du film.

Le poing crispé, c’est celui de l’homme qui résiste à la folie, à l’horreur. La chaîne c’est celle que portent tous les soldats. La plaque porte leur nom, leur numéro matricule. Une moitié part dans les services administratifs, l’autre reste fixée au corps pour l’identifier plus tard si besoin est.

Rajoutez une phrase comme placée en exergue : « Il y a des combats dont on revient sans blessure apparente » et vous avez bel et bien la synthèse du film : tant dans le contenu que dans la beauté de la photographie.

Ce film est donc l’histoire d’un soldat, Antonin, retrouvé sur le champ de bataille trois mois après la fin des combats. Il n’est pas blessé. Il ne prononce plus aucun mot, si ce n’est cinq prénoms qui n’ont aucun rapport avec le civil, avec l’instituteur qu’il a été. Son regard fuit celui des autres. Il répète de façon inlassable cinq gestes saccadés, douloureux.

Ce film montre le professeur Labrousse, un médecin militaire, reconstituer les traumatismes qui ont conduit un soldat à se replier sur lui-même. Ce sont les débuts de la psychiatrie. La méthode est nouvelle et controversée. Ne s’agit-il pas de simulation ? Le professeur Lantier, un chirurgien que l’on voit dans le film opérer un tri des blessés qui viennent d’arriver du front dans un camp de l’arrière, critique d’ailleurs son confrère : « Alors il paraît que tu vas leur obtenir le statut d’invalide de guerre ? Un bras coupé, une jambe en moins, une gueule cassée… c’est vrai que çà vaut de l’argent. Mais franchement : les cauchemars ! »

Le spectateur assiste aux séances d’étude du cas Antonin. Il est mis en situation sous un arbre, ses réactions sont filmées. Elles seront commentées plus tard au cours de séances de travail des médecins. Chaque séance est le prélude à une réminiscence, à une violence.

C’est comme cela que le spectateur entre dans la guerre. Par touches successives. Le scénario est tout sauf linéaire, tout sauf banal. Ainsi peut-on découvrir la vie dans les tranchées, la peur avant la montée à l’assaut, le corps à corps, le calme de l’arrière, le dur tri des blessés. « – Comment est-il encore vivant celui-là ? – C’est un officier mon colonel. – Non. C’est un homme qui meurt… » Cet officier là, ce lieutenant, on l’apprendra plus tard, est l’ancien supérieur d’Antonin. Malgré les horreurs et le drame que ces deux hommes ont vécu ensemble, Antonin revient vers lui et l’assiste dans ses derniers moments.

Fraternité d’armes, camaraderie, solitude dans la collectivité, peur, poids des responsabilités, interrogations sur soi, sur le sens de l’action, sur le devoir, bref tout ce qui se vit dans la guerre ou dans les moments qui ressemblent à la guerre, sont présents dans le film.

L’instituteur mobilisé, blessé dans la tranchée, devenu colombophile, écrit. Il écrit beaucoup : des messages portant le nom des morts, son carnet de route aussi. Comme un don de soi, il le confie à Madeleine, l’infirmière qui traverse le film comme un rayon de tendresse, de douceur et de maternité malgré ses propres tourments et les protections qu’elle érige autour d’elle. C’est peut-être à ce moment que l’histoire d’Antonin bascule. Il n’a plus personne, plus rien à qui se confier.

Les regards sont intenses. On se demande d’ailleurs si Gabriel Lebomin, le réalisateur, n’a pas construit une étude sur le regard qui fuit, qui interroge, qui hurle silencieusement l’effroi, le regard qui observe, qui compatit, qui sourit, le regard de celui qui brusquement bascule dans la fureur, le regard qui console aussi. Parfois, sur un visage immobile, seul une narine frémit pour exprimer la satisfaction discrète du succès. Pas d’hémoglobine dans ce film, mais une violence d’autant plus forte que les actes sont suggérés.

Les militaires, les médecins, militaires ou non, qui ont pu voir ce film avant sa sortie s’y sont retrouvés. Certains sont sortis sans voix, d’autres avec une larme au coin de l’œil.

Il n’y a pas de complaisance, pas d’hagiographie, pas d’ostracisme. La sortie de la tranchée est terrifiante. Le peloton d’exécution et son préambule bouleversants. Le tri des blessés abominable avec ce bruit de la chaîne qui tombe à intervalle régulier dans le haricot blanc de l’infirmier. Cloc… Cloc… Cloc… Ce sont des vies qui s’égrènent, des vies qui s’enfuient.

Ce film pourrait être traumatisant, et pourtant il n’en est rien. Il respire grâce à des envolées de pigeons d’une beauté troublante, le calme du cheminement dans les bois d’une charrette attelée, le bruit du ruisseau où Antonin se rafraîchit, la beauté d’une clairière ou la sérénité d’une ferme abandonnée.

Ce film a obtenu l’aide du ministère la Défense à plusieurs niveaux. Des conseils ont été donnés pour rendre les parties les plus difficiles du scénario crédibles. Un officier a rencontré les acteurs pour leur expliquer les rapports hiérarchiques, le stress au combat. Le 13e régiment du génie a, dans le cadre de son entraînement avant de partir en Côte d’Ivoire, creusé des tranchées, conseillé les figurants qui montaient à l’assaut. Le service de santé des armées a de plus vérifié la vraisemblance des symptômes alors que l’établissement de communication et de production audiovisuelle fournissait les archives d’époques permettant à Grégory Derangère (Antonin) de mieux copier la gestuelle de son personnage, aux acteurs de s’imprégner remarquablement de leur sujet. Ce sont elles qui servent d’introduction presque choquante. Il y a vraiment eu un échange entre une équipe et une institution. Une collaboration seine et respectueuse. Un exemple à suivre.

Ce film est véritablement une œuvre difficilement racontable. Il prend prétexte de la Première guerre mondiale, mais n’est pas un film historique. Les faits qui sont relatés sont avérés. Peut-être pas la rencontre improbable avec le déserteur qui renforce le romanesque du récit. On croit voir un film sur la guerre, on découvre un film posant des questions importantes : « Combien de temps faut-il pour construire un homme ? Combien pour le détruire ? » « Toutes les guerres ont une fin. C’est d’ailleurs étrange de penser que… la violence deviendra illégale… que ferons-nous alors de nos consciences ? » On pense au capitaine Conan, attablé abattu un verre à la main. Tous les personnages avec leurs fractures personnelles, visibles ou non, contribuent à l’interrogation ambiante, à l’humanité générale dans des circonstances inhumaines. L’atmosphère est pesante, sérieuse. Le soldat ne rit pas. Le soldat aurait-il pu tenir sans rire ?

Pas de thèse affichée en fin de film. Cela aurait fait fi de toute loyauté à l’égard du spectateur. Non, un profond respect pour les personnages, quels qu’ils soient, pour le spectateur auquel on ne donne pas une pensée prédigérée. Non, une succession de constats. Rien n’est simple. Tout personnage possède son double, physique ou psychique, son mystère… à l’image du capitaine qui lit la sentence devant le peloton d’exécution. Un puzzle d’émotions qui ne sont pas détournées mais plutôt extériorisées, ordonnées. Une succession de traits qui dessine le portrait d’un homme et de sa souffrance intime dans laquelle chacun peut se retrouver en partie. Un tableau qui s’achève sur le tendre geste d’une femme en compassion régénérante.

Oui l’affiche correspond bien au film. Une belle affiche, sobre qui représente une première œuvre de grande qualité picturale et romanesque, une œuvre efficace qui interroge chacun sur la vie. Un film qui mérite sans aucun doute d’être vu et revu.


L’Ensauva­gement | Thérèse Delpech