N°41 | L'allié

Johann Chapoutot
Comprendre le nazisme
Paris, Tallandier, 2018
Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme, Tallandier

Ce livre est un recueil d’interventions écrites dans divers médias (Le Monde, Libération, Philosophie Magazine, Le Figaro Histoire, Le Figaro Littéraire, L’Humanité Dimanche, Historia, Campus, le magazine scientifique de l’université de genève) et de présentations orales, qu’il s’agisse d’interventions radiophoniques («La Marche de l’histoire» sur France Inter, « Concordance des Temps », « La Grande Table » et « Esprit de Justice » sur France Culture, Radio Télévision Suisse) ou de conférences prononcées à l’université de Poitiers, à l’université de Barcelone, au lycée Henri-IV de Paris, devant la Cour de cassation ou au Mémorial de la Shoah. Ces chapitres courts résument et présentent les recherches menées par l’auteur entre 2006 et 2018, qui justifie ainsi l’importance à ses yeux de ces rencontres et donc de ces textes : « Un privilège […] qui apprend à l’auteur tout ce que le seul tête-à-tête avec son sujet et ses travaux ne lui apprenait plus. » Cinq parties pour comprendre le nazisme. La première présente « La vision du monde. Le long terme du nazisme », la deuxième aborde les normes du nazisme et permet de comprendre comment celui-ci a été possible dans un pays si cultivé, la troisième porte sur l’homme nazi, la quatrième sur le nazisme en actes et la cinquième s’interroge sur l’après-nazisme : traces et débats contemporains.

Le nazisme s’appuie sur des idées et des évolutions communes à l’Europe et à l’Occident : le grand bond des sciences naturelles et de la médecine, le darwinisme social (la société est une jungle où seuls les meilleurs survivent), l’antisémitisme, légitimé par une lecture biologique et sanitaire. Il se nourrit aussi d’une lecture particulière de l’histoire des Germains qui existe en Allemagne depuis le xixe siècle : ils auraient végété au nord de l’Europe mais se seraient épanouis en Grèce – l’admiration ne se porte pas sur la démocratie athénienne, mais sur l’eugénisme pratiqué par Sparte – et à Rome. Toutes les doctrines qui prônent une égalité entre les hommes, christianisme, humanisme, Révolution française, marxisme, sont rejetées. Mais pas tout l’Empire romain non plus : à ses débuts il est un modèle car il est cohérent et sans mélange – il inspire les autoroutes nazies nouvelles voies romaines, l’architecture qui doit « faire romain ». Ensuite cet empire meurt des mélanges. Enfin, la culture allemande, la civilisation germanique ont été attaquées à trois moments de l’histoire : lors des traités de Westphalie en 1648 qui mettent fin à l’existence de l’Allemagne ; par la Révolution française qui crée l’universalisme ; et, enfin, par le traité de Versailles en 1919, perçu comme la preuve que le monde entier veut faire disparaître l’Allemagne.

Ces idées très communes prennent une ampleur particulière quand les événements se précipitent : la Révolution en Russie et en Allemagne, la guerre civile en Allemagne, l’occupation de la Ruhr. Le nazisme se présente alors comme une voie de sortie pour un monde en train d’être liquidé, il donne du « sens aux souffrances des contemporains » et apporte des solutions. La brutalité est justifiée par l’urgence d’extraire la race germanique des sédiments nocifs qui la recouvrent. Les nazis s’expriment par le combat, par la guerre nécessaire pour occuper un espace vital (au sens de biotope) qui leur appartient naturellement à l’Est et parvenir à une paix de mille ans. Ils sont intelligents et savent que pour faire accepter de nouvelles normes (la violence, la polygamie par exemple), il faut utiliser les codes, les langages occidentaux (ainsi la conquête de l’est de l’Europe est un espace de colonisation, décrit avec du vocabulaire français traduit : protectorat, gouvernement général). De même, il faut écrire une nouvelle histoire reposant sur l’idée que les normes habituelles ont été créées et diffusées par les ennemis de la race germanique : les Juifs. Ces normes sont présentées et démolies en regard des idées scientifiques diffusées au xixe siècle : la liberté est un mythe, tout est déterminé et, par extension, la démocratie s’appuyant sur le choix effectué par des hommes libres est un non-sens. L’égalité n’existe pas dans la nature, les races sont inégales, ce qui rend impossible la fraternité en tant qu’humanité universelle. Ce qui est juste, c’est ce qui est bon pour la race germanique.

Bien que s’appuyant sur les sciences, les nazis ne se présentent pas comme des intellectuels, mais comme des hommes virils qui permettent à l’instinct, aux idées primaires, de reprendre le dessus. Ils réalisent une révolution, au sens premier du terme, souhaitant supprimer le droit écrit imposé par les Juifs. À la place des juristes professionnels, ils privilégient des jurys populaires jugeant à l’instinct. Ils réfutent la monogamie du mariage imposée par le christianisme, alors que l’intérêt d’une race, c’est que la démographie soit la plus active possible. Ces idées ne se diffusent pas massivement, les dirigeants nazis se percevant comme une avant-garde. Mais leur discours est cohérent, les solutions qu’ils proposent sont banales et ce sont les organisations du parti qui les popularisent.

Certaines fausses idées que Johann Chapoutot a déjà démontées dans ses autres ouvrages sont à nouveau évoquées dans celui-ci : les Lebensraum ne sont pas des haras de reproduction, mais recueillent les filles-mères pour qu’elles accouchent dans de bonnes conditions alors que la morale judéo-chrétienne les place au ban de la société ; la doctrine nazie est rapidement mise à mal face à des orateurs (les exemples bien détaillés sont les deux seuls grands procès politiques : en 1933 à propos de l’incendie du Reichstag et en 1944 après l’attentat contre Hitler) ; Hitler est un porte-parole, pas le créateur du nazisme ; tout n’est pas dans Mein Kampf.

Ce livre fait le point sur ce qu’un spécialiste du nazisme pense du parallèle trop souvent réalisé entre l’époque actuelle et les années 1930 à partir d’exemples précis comme le projet de réédition de Mein Kampf ou la querelle des historiens en Allemagne. Cet ouvrage peut apparaître répétitif. Parfois, il manque de nuance. Mais ces quelques limites ont été anticipées par l’auteur qui explique : « Comme le livre d’entretiens, le recueil permet un accès plus aisé, car plus rapide et plus explicite, au savoir » et permet de « partager le savoir autrement qu’en six cents pages et deux mille notes de bas de page » avec d’« inévitables raccourcis ». Il s’agit donc d’un ouvrage qui n’apporte rien de neuf en termes de contenu pour les habitués des travaux de Johann Chapoutot, mais qui leur assure, ainsi qu’aux néophytes de la question, un accès rapide et complet (présence d’un index des noms de personnes et d’une bibliographie « sommaire », utiles pour approfondir la réflexion). En somme, Comprendre le nazisme constitue le bilan d’un pan fondamental de la recherche sur le nazisme par un historien qui s’oriente désormais vers un autre aspect de l’histoire de l’Allemagne : la modernisation du pays entre 1880 et 1914.


Marc Ferro avec Emma... | Les Ruses de l’Histoire