N°12 | Le corps guerrier

Jean-Philippe Margueron

Éditorial

Le corps guerrier : celui qui rassure ou qui terrorise, celui que l’on admire ou que l’on craint, celui qui sauve ou celui qui tue. Mais de quoi s’agit-il ? Du corps guerrier dans son acception la plus large, tel le corps d’armée au généralissime rompu à l’art de la guerre ? Ou du corps du guerrier rompu à la manœuvre et au corps à corps ? Ou encore de l’esprit de corps, garant des forces morales sensées prendre l’ascendant décisif sur l’adversaire au cœur de la bataille ? Derrière ce titre d’une apparente simplicité se cache toute une série de sujets que ce numéro d’Inflexions propose à votre sagacité.

Il est courant dans nos sociétés démocratiques de confronter le corps militaire au corps civil, voire de le comparer aux autres « corps constitués ». Mais cette comparaison prend un relief particulier si l’on observe la place que le corps physique occupe dans nos sociétés contemporaines. Disposer d’un corps harmonieux, d’apparence toujours jeune et soigneusement entretenu semble essentiel à l’épanouissement personnel. Or cette culture hédoniste est à l’opposé de celle du guerrier qui, certes, entretient jalousement sa forme physique, mais pour une finalité toute autre. D’un côté le bien-être narcissique de l’individu, de l’autre l’endurance du soldat pour survivre à l’activité guerrière jusqu’à la victoire des armes.

La guerre demeure une situation extrême où les corps sont exposés à de terribles épreuves. Les soldats, comme les populations civiles du reste, sont l’objet central d’agressions de toute sorte qui peuvent conduire à la mort, à l’infirmité, à la blessure, et à la douleur physique et morale. Les horreurs des tranchées, les morts sans corps d’Hiroshima, les corps décharnés des camps de concentration ou ceux des victimes d’attentats pèsent lourdement sur l’inconscient collectif.

Le corps viril et héroïque du guerrier paraît bien déplacé voire dérisoire face à de telles atrocités. D’où la tentation récurrente de l’utilisation du « tout technologique », du « zéro mort » et des armes dites stand off, sensée garantir le succès des armes sans invalider les corps. L’histoire récente prouve pour ceux qui pourraient encore en douter que la guerre désincarnée est un leurre dangereux. Une victoire militaire se remporte au sol, au prix bien souvent du sang versé.

Or le courage du soldat consiste à « mettre sa peau au bout de ses idées ». C’est dire si l’esprit doit régner en maître sur le corps, afin de cultiver ses performances physiques tout en maîtrisant ses faiblesses naturelles et ses pulsions. « Plus le corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit » disait déjà Jean-Jacques Rousseau.

Le corps guerrier n’a alors d’autre aboutissement que le corps communautaire, c’est-à-dire la constitution d’un esprit de corps comme fondement de la victoire militaire. Seule cette alchimie particulière est susceptible de transcender les faiblesses individuelles et de vaincre la peur qui reste inhérente à tout engagement physique du guerrier au combat.

Cette aventure humaine, si dense et si riche, qui peut être à la fois heureuse et tragique, permet sans doute de comprendre pourquoi un individu voué à une forme de bonheur plutôt narcissique peut encore aujourd’hui choisir le métier des armes. Il est banal d’affirmer que s’engager au service d’une cause aux fins plus importantes que son propre devenir reste l’un des meilleurs et des plus nobles moteurs de l’activité humaine. Mais cet engagement prend un sens particulier lorsqu’il y a engagement physique : le corps guerrier au service du corps social. Encore faut-il que celui-ci donne envie de le servir et que sa représentation politique soit capable de donner du sens aux combats qu’elle ordonne, quel qu’en soit le coût personnel pour le guerrier.

Le coût, ou encore le prix à payer : le corps du guerrier aurait-il une valeur mercantile ? Suffirait-il finalement de l’acheter et de le « bien solder » ? Le mercenaire sans doute. Mais le guerrier dont l’engagement s’unit à la totalité politique produit du sens partagé. Le bénéfice est alors sans commune mesure : la victoire (ou la mort) du guerrier est créatrice de lien social, fondement charnel du corps social pour lequel il a décidé de se battre une fois pour toute, en toute liberté. Un authentique choix de cœur.

Bonne lecture à tous, et pour les plus fidèles d’entre vous, la direction de la publication a le plaisir de vous annoncer – enfin – la possibilité de vous abonner à la revue si vous souhaitez recevoir les prochaines livraisons (se reporter à l’encart inséré dans ce numéro). En effet, face au succès grandissant et à l’élargissement de son lectorat, il fallait donner à Inflexions de nouvelles marges de manœuvre. C’est chose faite, et sachez que votre fidélité reste in fine le moteur le plus puissant de notre « pouvoir dire : civils et militaires ».