N°13 | Transmettre

Xavier Pineau

Transmettre l’intransmissible

Acteur direct des événements des mois de mai et juin 1995 en Bosnie, il m’avait été demandé de mettre en forme puis de laisser diffuser au sein de certains organismes de l’armée de terre le journal de marche et des opérations que j’avais rédigé au moment des faits. Par la suite, instructeur aux écoles de Coëtquidan, j’ai été sollicité pour dispenser des conférences ciblées sur la maîtrise du stress en opérations. Enfin, dans ces colonnes, il m’a été donné de m’exprimer sur l’importance des forces morales dans les opérations militaires.

Sauf à vouloir se mettre en scène ou à souffrir d’un ego démesuré, cette démarche est tout sauf naturelle. Je n’en ai d’ailleurs pas eu l’initiative. Au-delà de la gêne que peut provoquer un tel intérêt vis-à-vis de ma modeste expérience, il convient de poser le problème de l’illusion rétrospective de l’événement vécu. En effet, ne considère-t-on pas le passé à travers le prisme de nos préoccupations actuelles ? L’analyse qui découle alors de ces considérations n’est-elle pas erronée ? Toute expérience est subjective et le souvenir que l’on en a n’est pas un allié fidèle de l’analyse. C’est pourquoi la vigilance personnelle est de mise pour considérer et concilier réalité, interprétation, construction post événementielle et illusion rétrospective.

L’expérience ne se transmet pas ; au mieux, elle s’acquiert. Mais elle peut aussi éclairer des principes plus généraux ou aider ceux qui n’ont pas encore eu la chance d’enrichir leur fonds propre. Si mon témoignage a été rendu possible par les notes précises que j’ai prises au jour le jour, ce qui m’a décidé à franchir le pas, c’est que, plus qu’utile, cette démarche m’a semblé juste.

  • Le commencement est factuel

Une telle cascade de témoignages s’est d’abord fondée sur des faits : une expérience forte et bien circonstanciée. Le petit poste isolé dans lequel les Serbes nous assiégeaient est devenu, en quelque sorte, pendant deux semaines, un laboratoire des comportements humains et des relations de commandement, sujets pour lesquels j’avais, déjà à l’époque, une appétence particulière.

Cette expérience, une fois dégagée de toute référence trop personnelle non indispensable à la compréhension des faits, doit rester suffisamment vaste pour éclairer des principes généraux. Cela sous-entend qu’une mise en forme des faits est indispensable et que, sans enjoliver, il faut choisir ce qui sera dit et comment, afin de créer un récit.

Enfin, il est plus facile de témoigner d’une expérience plutôt positive que d’un échec, même si une expérience difficile est souvent plus riche d’enseignements et qu’en définitive, la chance sépare souvent le récompensé du banni.

  • La suite est discipline

Au-delà de la discipline formelle qui fait considérer qu’une demande courtoise de son chef est un ordre, pouvoir témoigner se fonde d’abord sur une réelle discipline personnelle, puisqu’il est indispensable, tout d’abord, de capturer des faits et d’écrire quotidiennement ses impressions. Cet exercice doit permettre aussi, autant que possible, de conserver un relatif regard critique vis-à-vis de soi-même, sans sombrer pour autant dans l’introspection, ce qui peut s’apparenter à un véritable numéro d’équilibriste…

D’emblée, j’avais choisi de rédiger un journal de marche et des opérations pour être certain de pouvoir rendre compte, le cas échéant, des faits et gestes de mon peloton isolé. Au fil des jours, ce rite quotidien m’a permis d’avoir le feed-back que je ne savais pas susciter auprès de mes subordonnés. Mais avec le recul, je crois que, fortement marqué par la lecture des carnets de route rédigés par mon grand-père au cours de la Première Guerre mondiale, je ne faisais que reproduire ce modèle dans l’idée de laisser une trace dans ma propre famille. Le terreau était fertile et la sollicitation de mes supérieurs n’a fait qu’élargir, à l’époque, à l’échelle de l’armée de terre, la notion de famille.

Pour autant, relater un engagement opérationnel particulier auquel on a participé, c’est aussi raconter une partie de sa propre vie, c’est mettre à nu, autant que la pudeur le permet, ses propres faiblesses, le plus souvent en creux. Dans ces conditions, plus que légitime, l’appréhension est naturelle voire peut-être salutaire. En effet, une fois éditée, notre histoire nous échappe et nous rattrape. Mieux vaut être certain, dans ces conditions, de pouvoir assumer ses actes dans la durée. Il faut accepter le regard et parfois le jugement de ses camarades, moins sur l’expérience elle-même, car le plus souvent personne n’a l’outrecuidance de juger d’une expérience ponctuelle sans y avoir participé, que sur la prise de parole, le coming-out lui-même. Il faut accepter de voir prêter des intentions de promotion personnelle… mais qu’importe.

  • Le verbe est richesse

Accepter de témoigner, c’est accepter de débattre, de croiser des points de vue convergents ou pas. La vérité, tous la contemplent, personne ne la détient. Mais par l’échange, parfois informel, on forme son propre jugement autant qu’on éduque ses subordonnés.

Élève officier à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, j’avais regretté que nos instructeurs, dispensant une instruction aride en dépit du climat breton, ne nous fassent pas partager leurs expériences. Mais peut-être n’ai-je pas su entendre. Je suis maintenant convaincu que si la chance s’offre à nous d’enrichir la base documentaire de l’armée de terre, vaincre sa réticence naturelle est une obligation professionnelle et morale. Alors que la France est engagée dans des opérations de guerre en Afghanistan, l’exploitation des retours d’expérience est indispensable. Mais est-elle suffisante ? Notre métier est d’abord profondément humain, fait de sueur et de sang, de peurs et d’actions d’éclat, et si le retour d’expérience doit s’appuyer sur un authentique travail d’état-major, il doit aussi être personnifié. Celui qui sait et qui se tait engage peut-être, sans le savoir, la vie de ses camarades.

Enfin, témoigner permet de rendre justice aux subordonnés qui, par leur humble travail, parfois extrêmement parcellaire dans l’action d’ensemble, ont permis à l’officier qui les commande d’être placé en situation de raconter leur histoire, voire d’être récompensé. Écrire et témoigner participent à l’édification de l’histoire récente de nos régiments dont sont détenteurs au premier chef les soldats qui y servent. Raconter leur histoire concourt également à l’entretien de la mémoire de nos escadrons qui, du fait du renouvellement des cadres et des chasseurs, n’ont qu’une existence semi-permanente fondée sur leur fanion et leur numéro. Comme son nom l’indique, l’esprit de corps est, par définition, l’apanage du corps, mais nos escadrons ont aussi une histoire dont la richesse et la grandeur méritent d’être contées.

D’ailleurs, quand nous avons l’honneur de rencontrer les anciens de nos régiments qui ont combattu lors de la dernière guerre mondiale ou vécu les conflits de décolonisation, leurs récits dépassent rarement le niveau de leur escadron. Ils parlent de grands ou de petits gestes, ils parlent de camaraderie, ils parlent d’amour.

  • Pour conclure

Pour le général de Gaulle, la guerre est contingence. C’est pourquoi les expériences des uns sont rarement transposables. Pour autant, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, faut-il priver ses camarades d’un cas d’étude ou d’une solution qui, dans des conditions particulières ont pu être efficaces ? L’apprentissage est expérience ; partager celle-ci revient, il me semble, à essayer modestement de préparer l’avenir.

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