N°16 | Que sont les héros devenus ?

François Goguenheim

La chute de l’Empyrée

« On peut être héros sans ravager la terre », rappelait Boileau dans Les Épitres. Et pourtant, l’image du héros reste souvent associée à celle du guerrier avide de conquêtes, aux faiseurs d’Histoire, aux aventuriers dont les exploits épiques sont transmis de génération en génération à leurs épigones impatients de donner libre cours à leurs chimères sur le champ de bataille. Même si le thème du héros épique a perdu de sa superbe, les armées modernes entretiennent dans leurs rites le culte du soldat prêt au sacrifice ultime, transmettent les valeurs associées à l’héroïsme à ceux qui ont choisi, pour des motifs divers, le métier des armes.

« L’arme de tous les héroïsmes… » La formule célèbre de Lyautey a inspiré la mystique du soldat de marine, qui, du marsouin au colon, ne rêverait que d’expéditions lointaines et exotiques, théâtres de l’exploit potentiel où la gloire ne rencontre pas nécessairement la victoire. Appartenant depuis plus de vingt-cinq années aux troupes de marine, héritières de l’armée coloniale, j’ai reçu puis transmis cet héritage constitué de récits, de postures, de rites qui rythment la vie du marsouin, en garnison, en opérations. Bien que sacrifiant au rituel précité, je dois avouer que je ne me suis jamais réellement interrogé sur le sens des mots, sur leur force symbolique et émotionnelle, sur ce que le message véhicule. À tort ! Inflexions me donne l’occasion de corriger cet oubli, en m’inspirant du métier que j’exerce et en sondant mes racines.

Que signifie en effet aujourd’hui l’héroïsme, quand le souci de tout chef est, certes, de remplir la mission, mais en refusant souvent à l’adversaire le statut d’ennemi par crainte d’une réalité hideuse que nous ne saurions affronter, avec l’obligation morale d’éviter toute perte humaine que l’hyperesthésie d’une opinion occidentale facilement pusillanime ne saurait tolérer. Le discours est manifestement brouillé, de crainte de stigmatiser ceux qui ne s’encombrent pas de litotes dans leurs exhortations à la haine de l’autre. Cette faiblesse d’ordre sémantique, consubstantielle au modèle de société que Raymond Aron caractérisait de « constitutionnelle pluraliste », interdit hélas de comprendre le monde tel qu’il est, de répondre par conséquent aux défis qu’il impose1. Dans ce cas, le héros a-t-il encore sa place dans notre panthéon imaginaire ? Et que faut-il vraiment comprendre sous ce vocable ?

Ne faudrait-il pas plutôt parler de héros au pluriel ? Entre le héros qui sert de modèle tutélaire, l’adversaire qui jouit du statut flatteur du martyr héroïque et le soldat engagé dans les conflits contemporains qui, par son courage, force l’admiration, l’héroïsme ne répond pas aux mêmes critères. Reflet du temps et expression des cultures, il n’a pas de définition au sens propre, et si le héros est souvent confondu avec le guerrier absolu, il tend à s’écarter du champ sémantique de la guerre, sans toutefois s’en éloigner totalement.

  • Le culte du héros tragique

La guerre est la scène où les volontés se transcendent, où le soldat fait preuve de bravoure, où il a l’occasion inespérée de devenir un héros. Les épopées telles que l’Iliade nous ont laissé en héritage des figures de guerriers épiques, choisis des dieux, dépassant ainsi leur condition humaine. Achille incarne cet idéal de courage, mais également de brutalité, et d’ambiguïté. Le héros grec, atrabilaire, ne s’avoue pas vaincu, il déjoue les pièges imposés à son espèce. Rien n’est écrit, même s’il est parfois le jouet inconscient d’un jeu qui le dépasse. Cependant, cette image du héros épique nous est devenue étrangère. Elle n’entre plus dans le référentiel – pour reprendre une expression à la mode – de valeurs que notre armée tente de transmettre à celles et ceux qui la rejoignent.

Un précédent numéro d’Inflexions2 rappelait toute l’importance accordée à la notion de transmission. Former un soldat, c’est également lui transmettre des règles, des repères, des modèles. Parmi ceux-ci, celui du soldat idéal, du héros dont on célèbre la bravoure, le sens du sacrifice. Mais il y a plusieurs modèles possibles. Dans son Esthétique, Hegel propose une typologie des héros. Celui qui correspond à l’« idéal-type » transmis au sein des troupes de marine, mais pas seulement, est celui du héros tragique, qui accepte un destin contraire, qui, écrasé par l’événement, entre dans la légende par le sacrifice consenti. C’est le sens des combats de Bazeilles, défaite devenue, certes tardivement, le symbole d’une révolte vaine mais honorable, donc héroïque. Camerone procède du même raisonnement. Inférieurs en nombre, écrasés par la force ennemie, les héros infligent de lourdes pertes à l’adversaire, sans tenir compte de l’issue fatale. Si le sacrifice des trois cents hoplites spartiates aux Thermopiles a sauvé le monde grec, les combats menés par les marsouins et les bigors dans le village de Bazeilles n’ont pas changé le cours de l’histoire. Et pourtant leur exemple est fêté, ritualisé. Défaits dans la pureté des intentions. « Timeo danaos et dona ferentes3 » Pour vaincre, le héros grec avait recours à la ruse, à la tromperie, tandis que le héros tragique préfère la défaite dans l’honneur ; face à la débâcle – volontairement exagérée – de la noblesse à Poitiers en 1356, l’héroïsme de Jean II le Bon a contribué à sauver l’image du monarque défait, tandis que la victoire en 1415 d’Henry V à Azincourt a entaché celle du Lancastre qui donna l’ordre d’achever les blessés.

Bazeilles, Camerone, Sidi-Brahim… Le soldat français semble se résigner à ne célébrer que des défaites. Il y aurait plus de gloire dans le sacrifice que dans la victoire. Une exception culturelle propre au génie français ? Imagine-t-on un instant nos amis britanniques se rassemblant à l’occasion de la date anniversaire de Fontenoy ou de Yorktown ? Certainement pas.

Le héros tragique, qui transcende la défaite inéluctable, a une vertu fédératrice, celle du mythe dont la fonction sociale et politique peut être justifiée par l’histoire. L’exemple israélien est à cet égard intéressant. Bien que la culture juive soit étrangère sinon hostile à l’exaltation des valeurs guerrières, au point de ne pas avoir consacré dans le canon biblique l’épisode glorieux des Hasmonéens contre les Grecs, la société israélienne s’est emparée du tragique épilogue de Massada, forteresse de Judée où les Zélotes conduits par Éleazar ben Yaïr trouvèrent refuge à la suite du sac de Jérusalem par les légions de Titus en l’an 70 avant d’être acculés au suicide, comme modèle d’héroïsme face à l’ennemi. En fait, ce n’est pas une situation réelle d’héroïsme militaire, mais il n’empêche que l’ensemble des soldats israéliens passent par ce lieu et jurent « Plus jamais Massada ! » Et puis, Marek Edelman, figure légendaire de la révolte du ghetto de Varsovie, illustre parfaitement cette image du héros insoumis. Cette fonction politique et mythique du héros a valeur de catharsis. Elle panse les plaies, efface les souvenirs et estompe une réalité trop crue. La France résistante procède du même schéma. Le temps permet de réécrire une vérité moins passionnée…

  • L’ennemi, un héros romantique

Si le héros français se complaît dans la tragédie – l’histoire nous ayant hélas fournit de trop nombreuses occasions de conforter ce penchant –, nous avons également la fâcheuse tendance à parer notre ennemi des plus belles intentions. Surtout s’il est plus faible, surtout s’il défend une cause. L’idéal-type du héros romantique permet de caractériser l’adversaire, pour reprendre un concept sociologique hérité de Max Weber. Pas n’importe quel ennemi cependant ! Nous réservons ce traitement de choix aux « combattants de la liberté », aux victimes autoproclamées de notre « impérialisme ». Les guerres de libération et les conflits contemporains ont ainsi vu s’opposer la force mécanisée à la volonté des peuples soumis, guidés par quelques tribuns qui ont ciselé leur vulgate à l’usage des masses en s’inspirant de notre propre rhétorique révolutionnaire. Au nom d’une xénophilie sélective, des bandits de grand chemin ont parfois accédé au statut immérité du héros romantique ; romantisme pervers conduisant à faire du terroriste un rebelle héroïque au nom d’un relativisme des valeurs. La cause défendue est par principe bonne, parce que l’adversaire est fort. C’est parfois vrai. Parfois seulement.

La mort du rebelle arrive alors à point nommé pour le sanctifier. Le héraut du peuple, une fois martyr, se mue en héros d’une cause dont l’objet ultime s’estompe dans la communion qui unit ses thuriféraires. Qui se souvient des exactions commises par Che Guevara lors de sa quête d’un monde meilleur ? Certainement pas ses jeunes épigones d’Occident qui entretiennent le culte du rebelle romantique. Son iconographie simpliste et exotique continue de fasciner, d’inspirer ses hagiographes. D’autres se voient même récompensés du prix Nobel ! La passion se substitue à la raison. Comme souvent !

La tentation du culte du héros est certainement un travers universel. Il exonère les fautes, fédère les passions, élève celui qui en est l’objet au rang de demi-dieu. Cette tentation n’est cependant pas irrésistible. Certaines cultures y succombent, d’autres pas, et ainsi, sans image, sans lieu de pèlerinage, pas de culte possible. Car l’essentiel réside souvent dans la transmission d’un message, et non pas dans la personne du messager. Le héros a transmis, puis s’est effacé devant son œuvre. L’héroïsme ne s’incarne donc pas forcément dans la personne du guerrier.

  • Le héros, un modèle à géométrie variable

Quelle que soit sa fonction, le héros répond à la préoccupation de celui qui s’en réclame. Il façonne le mythe, stigmatise l’adversaire ou exonère des crimes, exalte les plus belles des vertus. Ces besoins varient dans l’espace et le temps. Sa fonction a donc une valeur relative, qui nous est propre, personnelle, intime. Le héros grec, brillant mais emporté, courageux mais brutal, n’entre plus dans nos Panthéons. « Qui est le héros ? Celui qui maîtrise son instinct. » Cet aphorisme plein de bon sens donne une définition plus juste du héros moderne.

Les rêves d’aventure n’ont certes pas disparu. À la recherche de sens à donner à une existence parfois morne, le jeune soldat, comme ses illustres devanciers, reste fasciné par les chevauchées épiques, état d’esprit que décrit avec justesse le lieutenant Churchill affecté à l’armée des Indes, faisant état des « délicieuses et frémissantes sensations avec lesquelles un jeune officier britannique, élevé dans une longue paix, approchait pour la première fois un vrai théâtre d’opérations »4. Il suffit pour s’en convaincre de constater le courage avec lequel nos troupes se comportent en Afghanistan, bravant le danger quotidien, affrontant un ennemi implacable qui échappe au confort intellectuel qu’offrait le modèle trinitaire de Clausewitz et qui remet en cause nos certitudes les plus ancrées. « Les qualités individuelles de courage […] peuvent s’affirmer mieux qu’en Europe, où les armées ont déjà tendance à se transformer en organisations bureaucratiques », écrivait Jacques Frémeaux au sujet des coloniaux du xixe siècle5. Les aspirations de leurs héritiers n’ont pas beaucoup changé.

Le héros moderne prend conscience de ses obligations, assume ses responsabilités dans la victoire, car « c’est au conquérant de réparer une partie des maux qu’il a faits », comme l’écrivait déjà Montesquieu en 17486. Les valeurs s’imposent au détriment de l’acte. Elles sont la marque d’un certain degré de culture où la présence de l’autre exige la retenue, mais qui a comme corollaire de gratifier l’ennemi de vertus qu’il n’a pas. Toute médaille a son revers…

L’exemple cité précédemment confirme la dimension culturelle du héros. La victoire des Hasmonéens sur la satrapie séleucide commémorée par la fête de Hanoukka ne donne pas lieu à l’exaltation des valeurs guerrières, mais est considérée comme une victoire des idées, une victoire sur l’hellénisme, une victoire de non-guerriers mise en exergue par le miracle de la fiole. L’héroïsme réside alors dans l’esprit de résistance et sur la volonté de transmettre, ce qui suppose que l’on restât en vie. Cette vision n’est cependant pas exclusive. Paradoxe, pour mobiliser les siens au lendemain du pogrom de Kichinev, Vladimir Jabotinsky, penseur du sionisme nationaliste, appelle à la rescousse l’hellénisme naguère combattu ! Le héros transmetteur de valeurs pour survivre doit combattre pour éviter l’anéantissement.

Le héros moderne est complexe, riche. Brave au combat, il s’impose l’altérité comme rempart aux passions qui pourraient l’assaillir. Il n’est plus l’être sans nuance que décrivait La Bruyère7 et qui l’opposait au Grand Homme. Il a quitté l’Empyrée en perdant son statut de demi-dieu, mais il a gagné en épaisseur, en dimension humaine. « Loin de nous les héros sans humanité !8 » Je n’aurais su mieux dire. 

1 « Que l’on soit libéral ou que l’on soit radical, on se refuse à parler de guerre de religion, donc de chocs de civilisation, comme si l’Occident était maître de tout, même du langage de ses ennemis », Alain Finkielkraut, Benny Levy, Le Livre des livres, Paris, Verdier, 2006, p. 55.

2 Inflexions n° 13.

3 « Je crains les Grecs et leurs cadeaux », Virgile, Enéide, II p. 49.

4 Winston Churchill, My Early Life, London, MacMillan, p. 50.

5 Jacques Frémeaux, De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au xixe siècle, Paris, cnrs Éditions, p. 101.

6 Montesquieu, De l’Esprit des Lois, X, 4, Paris, Garnier-Flammarion, p. 153.

7 « Il semble que le héros est d’un seul métier, qui est celui de la guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l’épée, ou du cabinet, ou de la cour », La Bruyère, Les Caractères.

8 Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé.

Qu’est-ce qu’un héros ? | M. Tourret
J.-C. Martin | La Révolution française et la ...