N°18 | Partir

Benoît Durieux

Légion étrangère : partir en chantant

« Je voudrais joindre la Légion étrangère. Connaissez-vous la place ? » Tels sont les seuls mots de français qu’un lieutenant-colonel d’une armée d’Europe orientale, attaché de défense en 2011 auprès d’un pays d’Asie centrale, avait conservés de son rêve, jamais abouti, d’engagement dans la Légion. Que pouvait représenter pour lui, à peine sorti de l’adolescence, le corps créé par Louis-Philippe en 1831 ? Sans doute une aventure sous le képi blanc parée des attraits de l’Occident, mais, plus sûrement, l’attrait du départ. La Légion pourrait d’ailleurs être tout entière décrite par ce mirage, tant il est constitutif de la psychologie de ses membres, tant il permet de saisir quelque chose de son mystère. Les chants qui expriment son âme trahissent cette envie contrariée, qu’il s’agisse du départ pour s’engager, du départ pour un nouveau théâtre d’opérations ou du départ pour le combat. Et permettent de mieux comprendre ce qu’il y a derrière l’idée, plus complexe qu’il n’y paraît, de départ.

  • Partir pour la Légion

Le légionnaire est peut-être avant tout en partance à la recherche de lui-même. L’anecdote de l’attaché de défense, qui n’est finalement pas parti, illustre d’ailleurs en creux un trait commun à beaucoup de légionnaires : le besoin d’aventure ne suffit généralement pas. Rares sont ceux qui s’engagent dans la Légion par vocation ; encore plus rares sont ceux qui y restent pour ce motif. Il faut écouter le légionnaire chanter pour comprendre que derrière ce destin d’homme, que souvent la conscience populaire imagine sous les traits d’un dur à cuire insensible, il y a un individu déraciné, une douleur secrète, un drame très personnel…

« Quand on a une fille dans l’cuir
Et que la vie vous dégoûte
On s’engage sous le fanion
Vert et Rouge de la Légion
Et sac au dos on prend la route1. »

Au-delà des chagrins d’amour ordinaires – s’il en est d’ordinaires ! –, le futur légionnaire ne laisse ni sa famille ni son pays par plaisir. Ce que ce départ a pu représenter de déchirement, il l’exprime dans les scènes des crèches de Noël ou dans ses chants : « Nous sommes de la Légion, si loin de nos pays2… » S’il quitte son milieu d’origine ensuite idéalisé, c’est pour une raison qui dépasse la simple envie, souvent pour fuir un monde devenu hostile… Le folklore de la Légion donne encore un aperçu de ces faux départs de la vie qui aboutissent au poste de recrutement…

« Quand on a bouffé son pognon
Ou gâché par un coup d’cochon
Toute sa carrière,
On prend ses godasses sur son dos
Et l’on file au fond d’un paquebot
Aux légionnaires3. »

Pour prouver qu’il n’est pas celui qui ne peut que gâcher sa carrière, pour ne pas être prisonnier de ce personnage de l’échec, le légionnaire part pour devenir lui-même, quelqu’un qui vaut infiniment plus que ce qu’il a pu, peut-être, lire dans le regard des autres, et c’est là le seul objectif qui puisse justifier l’étrange périple dans lequel il s’engage. On dit souvent que la première épreuve consiste à rejoindre la France, puisque ce n’est que sur le sol français qu’il pourra faire acte de candidature. Aujourd’hui où, grâce aux vertus d’Internet, la Légion recrute dans la quasi-totalité des pays du globe, on se demande pourtant par quelle ruse du destin le Mongol, le Népalais, le Chinois ou le Péruvien se retrouvent un jour coiffés du képi blanc. Quelle force mystérieuse les a poussés à partir pour une vie qu’ils devinent exigeante, dans un milieu inconnu dont ils ne maîtrisent pas la langue ? Peut-être le seul attrait de la liberté. Hannah Arendt a dit beaucoup de cet attribut du légionnaire lorsqu’elle a suggéré que la liberté résidait dans la capacité à réaliser un commencement, à produire un « miracle », c’est-à-dire quelque chose à quoi on ne pouvait pas s’attendre4. Pour le légionnaire, il s’agit moins de commencer que de recommencer. Il ne faut pas s’étonner du succès qu’a eu dans la Légion le texte d’Édith Piaf : « Je repars à zéro… Non rien de rien, non je ne regrette rien… Je me fous du passé... »5

Sans doute, la Légion étrangère est devenue, au fil du temps, une institution singulière. Tous les légionnaires ne s’engagent pas pour se cacher, mais celle-ci permet à celui qui souhaite le faire de recommencer, de disparaître pour renaître. Cette possibilité a très tôt été intégrée dans l’identité légionnaire, et c’est encore un chant qui exprime le mieux cette quête : « Quand dégoûté, lassé, honteux de son passé, mourant des rigueurs d’ici bas on lui dit “viens petit chez nous chercher l’oubli”6. » Engagement considérable si l’on considère que, dans la société occidentale, chercher à effacer ses traces devient illusoire. Passeports biométriques, fichiers informatiques, pages Facebook se conjuguent pour garantir que le moindre écart de comportement, la moindre faute de jeunesse marquent celui qui a pris un mauvais début d’un signe d’infamie autrement plus durable que le fer rouge des galériens.

En proposant à ceux qu’elle recrute une nouvelle identité, la Légion étrangère représente souvent la dernière chance dans une société qui, à l’échelle de la planète, devient moins encline à l’accorder. La pression sociale pour une transparence toujours accrue rend plus difficile l’exercice de ce rôle pourtant essentiel de la Légion au sein de notre société. Si l’identité d’emprunt attribuée à certains jeunes légionnaires ne permet d’accéder qu’à un nombre limité de droits, surtout lorsque l’anonymat doit être protégé, il y a un certain paradoxe à observer ceux qui font profession d’indignation devant les exigences parfois rudes que la Légion impose initialement à ceux qui la rejoignent pour bénéficier de ce nouveau départ. Ils ne voient pas qu’ils sont eux-mêmes les agents d’une vision extrémiste du contrôle social qui voudrait ôter à l’individu toute forme de liberté, en le convaincant que sa dignité réside dans sa capacité à détenir un compte chèques ou à souscrire un prêt. Vision lilliputienne de l’homme et de ce qu’il vient chercher dans la Légion, peut-être le seul vrai refuge des damnés de la terre, comme l’atteste cette vieille complainte par laquelle le légionnaire disait adieu à la vieille Europe :

« Nous les damnés de la terre entière,
Nous les blessés de toutes les guerres,
Nous ne pouvons pas oublier
Un malheur, une honte, une femme qu’on adorait.
Nous qu’avons le sang chaud dans les veines,
Cafards en tête, au cœur des peines,
Pour recevoir, donner des gnons, crénom de nom
Sans peur en route pour la Légion.7 »

  • Partir dans la Légion

Tout départ implique un arrachement et tout arrachement est une blessure, une vulnérabilité secrète, qu’il va falloir, une fois arrivé au sein de la Légion, soigner par un nouvel enracinement. On trouvera peut-être le secret de l’extraordinaire popularité dont celle-ci jouit aux États-Unis dans la proximité des expériences américaine et légionnaire. Comme le légionnaire, l’Américain, parfois en la personne d’un aïeul, a quitté un pays à la suite d’un choix radical. L’un et l’autre rejoignent une société qui regroupe dans un seul creuset des personnes issues de toutes les races, de tous les peuples et de toutes les cultures. L’un et l’autre croient fermement à la possibilité du recommencement. Leur attachement à leur nouvelle patrie – Legio Patria Nostra est la devise de la Légion – est d’autant plus fort qu’elle symbolise ce pour quoi ils ont tout laissé et, de ce point de vue, le nationalisme américain est comparable à l’attachement du légionnaire à son identité. Que la Légion soit une institution française laisse ainsi entrevoir une partie de la proximité des vocations profondes des peuples français et américain.

Sans doute tous les légionnaires ne restent pas : certains choisissent de quitter encore, de repartir à la quête de leur destin, sur un coup de cafard ou sous l’empire d’une déception. Régulièrement, à l’évocation de ceux qui ont déserté, le légionnaire éprouve la force du choix qu’il fait et continue de faire. Mais, pour ceux qui restent, l’enracinement que procure la Légion reste indissociable de l’espoir de départs sans cesse renouvelés. Il est peu de chants qui n’évoquent cette « bougeotte ». « Eugénie les larmes aux yeux, nous venons te dire adieu, nous partons de bon matin, par un ciel des plus sereins », chantaient les soldats du régiment étranger en partance pour le Mexique après que leurs officiers avaient obtenu la désignation de leur unité en s’adressant directement à l’impératrice, contre toutes les règles de la discipline, ce qui dit toute l’importance qu’ils attachaient à ce départ. « Chez nous on devient pas proprio, faut trop traîner ses godillots par tout’ la terre », s’écrie encore le légionnaire pour décrire son refus secret d’une trop grande stabilité, dont d’ailleurs il se glorifie, allant jusqu’à dénigrer celui qui ne partage pas son obsession : « On vit avec d’autres passions que l’pioupiou qui monte la faction d’vant l’ministère, mieux vaut la brousse du Tonkin que la caserne du biffin pour l’légionnaire… »

Mais où qu’il soit, entre deux départs, ce légionnaire construit son chez lui, avec l’espoir sans cesse vain de bâtir pour toujours ce qu’il sait être provisoire : « La vie à la caserne n’a rien de tentant, en ce qui nous concerne, ça ne dure jamais longtemps, on nous donne des vieux bâtiments, on les retape et on fout le camp8. » Le départ répété, le départ consenti et forcé à la fois ne peut qu’induire une forme de fragilité. Pour la compenser, le légionnaire, qui n’a souvent pas de foyer en dehors de son unité, éprouve le besoin de trouver un autre ancrage. L’aménagement d’un cantonnement provisoire comme s’il devait durer toujours est aussi le signe de l’ancrage humain qu’il trouve dans sa section, sa compagnie et son régiment.

  • Le départ au combat

Cette obsession du départ, signe d’une insatisfaction et témoignage d’un attrait pour l’inconnu, trouve son aboutissement logique lorsqu’il faut partir au combat. On pourrait croire que le soldat, dès lors qu’il est en opération, est sans cesse occupé par celui-ci. On sait qu’il n’en est rien et que l’essentiel de son temps se passe à attendre, attendre que viennent les ordres, que les appuis soient prêts, que l’ennemi se dévoile, que la météo soit favorable, que l’occasion soit bonne… Pourtant, quand ce moment que chacun espère et redoute à la fois advient, la vie revêt une densité plus forte et le sentiment du risque couru, le sentiment d’une autre forme d’arrachement sont souvent aisément compensés par l’attrait de l’inconnu.

Tout le folklore légionnaire traduit cette attente du moment où chacun sera face à lui-même et à l’adversaire. Il est des chants qui évoquent les phases de ce voyage : « La Légion marche vers le front […] demain brandissons nos drapeaux, en vainqueurs nous défilerons9. » Mais entre ces deux moments, chacun a en tête l’éventualité qu’il a librement acceptée et qui est décrite à l’envi dans de nombreux chants, le plus souvent dans un des couplets finaux : le chant du 1er régiment étranger de cavalerie (rec) évoque cette circonstance où « un légionnaire tombe frappé d’une balle, adieu mes parents, mes amis, toutes mes fautes je les ai expiées au premier étranger de cavalerie ». Même adieu définitif dans le chant du 1er bataillon étranger parachutiste (bep) : « Et si demain, nos doigts sanglants se crispent au sol, un dernier rêve, adieu. » Quant au chant du 3e rei, il ne laisse guère de doute sur l’issue de ce voyage : « Le vrai légionnaire […] il crèvera sur son chemin, toujours loin du dépôt commun. » C’est que le légionnaire en est convaincu, « quinze ans on fait ce dur métier, à moins q’une ball’ vienn’ prend’ pitié de not’ misère ». Car, « légionnaires nous ne reviendrons pas, là-bas les ennemis t’attendent, sois fier nous allons au combat »10.

Cette récurrence semble donner raison à ceux qui ont pu dénoncer la fascination morbide du légionnaire pour la mort. C’est là se méprendre. On glorifie souvent ceux qui ont accepté de faire le sacrifice suprême au service de leur pays ou de leur régiment. En réalité, si la louange est méritée, elle ne dit pas exactement ce qu’a accepté le soldat, qu’il soit légionnaire, fantassin, artilleur, aviateur ou marin. Dans les armées occidentales en général, dans l’armée française en particulier, la tradition du kamikaze est fort peu prisée. Le combattant s’engage parfois dans des actions dont il connaît le danger extrême, mais reste toujours au fond de lui l’espoir d’accomplir la mission sans dommage. Ce que le combattant accepte, c’est donc un risque, parfois élevé, de mourir, et c’est déjà quelque chose de considérable. On trouve la trace de cette acceptation dans les chants, qui n’en finissent pas de s’interroger, comme s’il était possible de conjurer la mauvaise fortune : « Combien sont tombés au hasard d’un clair matin de nos camarades qui souriaient au destin11 ? » Mais ce n’est pas une idée fixe ; le légionnaire pense à bien autre chose, comme en témoigne le Boudin, la marche traditionnelle de la Légion : « Au cours de nos campagnes lointaines, affrontant la fièvre et le feu, nous oublions avec nos peines la mort qui nous oublie si peu. » Ce risque est accepté pour le camarade de combat, pour le sergent et le lieutenant ; il l’est aussi pour être fidèle à l’idée que le légionnaire s’est peu à peu faite de lui-même, qui s’incarne dans la tradition du corps auquel il appartient ; le Boudin l’exprime encore : « Nos anciens ont su mourir pour la gloire de la Légion ; nous saurons bien tous périr suivant la tradition. »

C’est dire que si le combat est un risque accepté, risque suprême, il est un départ de soi-même pour atteindre quelque chose de plus grand. C’est le mot de Gustave Thibon qui exprime le mieux cette dignité éminente de celui qui risque sa vie lorsqu’il suggérait que : « Tout ce qui en toi refuse de mourir est indigne de vivre12. » Cette dignité éminente tient dans la relation que permet le combat, non seulement avec ses camarades de combat, mais aussi, avec ceux que l’on combat, à la rencontre de qui on part, et dont les chants portent la trace : « Les Druzes s’avancent à la bataille13 », « Contre les Viêts14 »…

C’est là tout le sens de l’extraordinaire récit du combat de Camerone, qui a précédé chronologiquement les épisodes de même valeur de Sidi-Brahim ou de Bazeilles. Le 30 avril 1863, en pleine campagne du Mexique, une soixantaine de légionnaires chargés d’escorter un convoi défendirent toute une journée une hacienda encerclée par les cavaliers mexicains. Seuls trois d’entre eux demeurèrent valides à l’issue de ce combat dont le souvenir est célébré chaque année dans les régiments de la Légion. « Héros de Camerone et frères modèles, dormez en pays dans vos tombeaux »15, demande encore le chant de la Légion. On a pu gloser sur cette attirance de l’armée française pour de glorieuses défaites. On a pu aussi expliquer que chacun de ces combats n’était que des épisodes tactiques dont le sens ne pouvait être envisagé qu’au regard de leur rôle dans le cours général des opérations16. Pourtant, cette tentative d’explication ne suffit pas à rendre compte de la dimension symbolique que le combat a peu à peu revêtue.

Son sens le plus profond est certainement à rechercher d’abord dans le respect de la parole donnée, dans la cohésion sans faille des légionnaires de la 3e compagnie du régiment étranger et dans la valeur ainsi accordée à la mission reçue. Mais cela caractérise de très nombreuses actions militaires. Le caractère exemplaire de ce récit tient à ce qu’il ne se limite pas à la seule dimension militaire du combat. Lorsque les trois derniers survivants posèrent comme conditions à leur capitulation la conservation de leurs armes et le soin des blessés alors qu’ils n’avaient plus de munitions, le colonel mexicain répondit : « On ne refuse rien à des hommes comme vous ! » Autrement dit, le combat de Camerone a noué un lien fait de reconnaissance mutuelle entre ceux qui s’étaient affrontés, et c’est là sa signification la plus profonde. Si, aujourd’hui, chacun a perdu de vue les péripéties de la campagne, des évocations du souvenir de l’héroïsme des légionnaires français et des cavaliers mexicains réunissent régulièrement des détachements des deux armées sur le lieu même du combat, un lien plus durable que beaucoup de victoires reconnues par l’histoire militaire. Le départ était bien un départ vers l’autre…

La Légion étrangère illustre-t-elle finalement pleinement la thématique du départ ? Le chant du même nom n’est pas un chant de la Légion, mais en écoutant les légionnaires on peut tout de même le penser…

« Connaissez-vous ces hommes qui marchent là-bas
Écoutez un peu la chanson de leur pas
Ils vous disent qu’ils ont martelé bien des routes
Et ça c’est vrai, il n’y a aucun doute17… »

1 Quand on a une fille dans l’cuir.

2 Nous sommes de la Légion.

3 Aux légionnaires.

4 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 220.

5 Je ne regrette rien (Édith Piaf).

6 Le Fanion de la Légion.

7 Adieu vieille Europe.

8 Chant du 3e régiment étranger d’infanterie (rei).

9 Chant du 2e régiment étranger de parachutistes (rep).

10 Le Soleil brille.

11 La Rue appartient.

12 Gustave Thibon, L’Échelle de Jacob, Paris, Fayard, 1942, p. 63.

13 Chant du 1er régiment étranger (re).

14 Chant du 1er rep.

15 Le Boudin

16 Ainsi, le combat de Camerone a-t-il permis à un convoi de ravitaillement français d’atteindre sa destination sans encombre et, autorisa donc la prise de la ville de Puebla qui entérina le succès de la première partie de la campagne du Mexique, même si, on le sait, celle-ci se termina par un échec.

17 Connaissez-vous ces hommes ?

« Partir, c’est mourir un peu…... | Y. Andruétan
A. Benali | Vingt ans d’absence