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Jacques Frémeaux

Un rêve saharien ?

Le Sahara a longtemps contribué à exagérer sur les planisphères l’importance de la superficie de l’Empire colonial français, dont il représentait, vers 1939, environ le tiers (quatre millions trois cent mille kilomètres carrés sur douze millions). Les Français n’en dominaient pourtant qu’un peu plus de la moitié, c’est-à-dire les parties occidentale et centrale. La partie orientale, à l’exception des pays du nord du Tchad, relevait de l’Italie (désert libyen) et de l’Angleterre (déserts égyptien et soudanais). Les populations sahariennes représentaient moins de 2 % de l’ensemble des sujets de l’empire (grossièrement un million d’habitants sur soixante). Quant aux ressources, elles parurent longtemps inexistantes. Ce ne fut que très tardivement, six ans avant l’indépendance de l’Algérie, que des potentialités réelles, pétrole et surtout gaz, purent être mises en avant, au point de présenter le Sahara comme un nouvel Eldorado.

Pourtant, le Sahara a mobilisé nombre d’énergies et a inspiré nombre de rêves, traduits ou pas en actions ou en œuvres d’art. C’est sur ces réalisations et ces représentations qu’on tentera de s’arrêter quelques instants dans ce court article1.

  • Le Sahara comme volonté : un rêve de conquérants
  • De la sécurité des établissements français au mythe du commerce du Sud (1830-1881)

Les Français abordent le Sahara d’abord par le nord, à partir de l’Algérie, puis, par le sud, à partir de la Mauritanie. Ils veulent prioritairement protéger les territoires qu’ils occupent contre d’éventuels coups de main. En Algérie, Abd El-Kader a longtemps utilisé les hautes plaines steppiques qui s’étendent au sud d’une ligne qui va de Biskra jusqu’aux confins marocains pour mener des raids contre les établissements français. Par la suite, l’action d’« agitateurs » tel le chérif d’Ouargla suscite des ripostes comme l’occupation de Bou Saada et de Laghouat (1852). Au sud, c’est le Sénégal que les Français souhaitent défendre contre la pression des tribus maures établies sur le fleuve. Mais dès cette époque, les visées commerciales sont présentes. Le contrôle des routes caravanières qui, depuis la Méditerranée, atteignent le continent noir, pourrait constituer un débouché intéressant pour le commerce. Les ports algériens paraissent évidemment être les premiers à pouvoir en bénéficier, mais les autorités de Saint-Louis estiment qu’il pourrait être détourné vers l’Atlantique par les vallées du Sénégal et du Niger.

Ces ambitions sont vite déçues. Le commerce transsaharien a toujours emprunté des routes qui s’écartent de l’Algérie au profit d’itinéraires plus courts aboutissant respectivement au Sud marocain et au golfe des Syrtes, partagé entre les régences de Tunis et de Tripoli. Ces tendances n’ont fait que se renforcer depuis la conquête française. D’une part, les commerçants musulmans sont écartés d’un pays où règne presque constamment la guerre pendant vingt ans (1830-1850). D’autre part, l’interdiction par la France de la traite des esclaves suivie, en 1848, de l’abolition de l’esclavage, prive le trafic transsaharien de l’Algérie d’un de ses produits les plus rémunérateurs : les captifs noirs. Les enquêtes menées sous le Second Empire sont de ce point de vue sans appel.

Pourtant, le début de la IIIe République voit naître deux grands rêves technocratiques. Avec son projet de mer intérieure (1874) le capitaine Élie Roudaire prétend bouleverser l’écologie saharienne en faisant déferler les eaux du golfe des Syrtes dans les chotts tunisiens et algériens. De son côté, l’ingénieur Adolphe Duponchel propose en 1878 de relier le Niger à la Méditerranée par un chemin de fer transsaharien. Mais l’échec est total. Le Sahara reste d’autant plus fermé que les populations s’opposent vigoureusement aux tentatives de pénétration, comme le prouve, en 1881, la disparition tragique de la mission de reconnaissance du transsaharien commandée par le colonel Paul Flatters.

  • De la conquête à la « paix française » (1881-1955)

Les épisodes suivants s’inscrivent dans la perspective impérialiste qu’élaborent les responsables du « parti colonial » des années 1890. Il s’agit de s’assurer les hinterlands des pays conquis en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et en Algérie, dans une perspective à la fois terrienne et sécuritaire : prévenir les ambitions de puissances rivales, selon une logique préemptive, et éviter de laisser subsister des territoires incontrôlés d’où pourraient partir des raids dangereux. Les accords internationaux passés avec l’Angleterre surtout, mais aussi avec l’Espagne, délimitent la zone française. Le « Plan Tchad », qui vise la jonction des possessions algériennes, soudanaises et congolaises, est préparé dès 1898 sous les auspices du ministère des Colonies et de celui des Affaires étrangères. La mission du commissaire au Congo, Émile Gentil, partie de Fort-Archambault, sur le Chari, à environ six cents kilomètres du lac Tchad, doit rejoindre celle du capitaine Paul Voulet (dite « Afrique centrale »), venue du Soudan après une marche de deux mille kilomètres depuis Say, sur le Niger, puis se réunir avec une troisième colonne, commandée par l’ingénieur Fernand Foureau et le commandant François Lamy, partie d’Ouargla, et qui doit franchir, pour sa part, plus de trois mille kilomètres. La jonction, réalisée en février 1900 (après que Joalland a succédé à Voulet comme chef de la mission Afrique centrale), permet de réaliser un « bloc africain français » impressionnant, au moins sur les cartes.

À ce moment, cependant, le Sahara n’est pratiquement pas conquis. La mission Foureau-Lamy a réussi à le traverser, non sans mal. Mais les redoutables Touaregs se sont dérobés sans se soumettre. Les groupes d’oasis du Tidikelt, du Touat et du Gourara, plaque tournante de la circulation au Sahara, restent libres d’occupation. Au sud, les officiers du Soudan, malgré la prise de Tombouctou en 1894, se sont attachés à progresser de la boucle du Niger au Tchad, sans chercher à s’enfoncer vers le nord. Mais la conquête soulève de graves questions diplomatiques. Les oasis sont revendiquées par le sultan du Maroc, auquel il ne peut être question de s’attaquer sans un accord européen qui fasse à chacun sa part. Les populations touarègues résident en partie en Tripolitaine, d’obédience turque. Or, toute progression vers la Tripolitaine, de la Méditerranée aux massifs montagneux de l’Ennedi, du Borkou et du Tibesti, provoque le mécontentement des Italiens, qui ambitionnent de succéder aux Turcs comme maîtres du pays.

Les Français avancent méthodiquement, en s’appuyant notamment sur la détente, puis l’entente, avec les Britanniques. À l’ouest, l’occupation des oasis (1900) est suivie de celle des confins algéro-marocains. À l’est, les négociations avec les Turcs (1910) ne donnent à la France ni Ghadamès ni Ghat, les deux marchés les plus importants de la région. Au sud, l’occupation de la Mauritanie s’arrête aux confins du Sahara espagnol, pratiquement inoccupé, de même que la zone française qui s’étend au nord jusqu’au pied du grand Atlas. Cette situation est appelée à durer jusqu’en 1934.

  • De l’immobilisme à la révolution

Les responsables français du début du xxe siècle considèrent que le Sahara a peu d’avenir. L’essentiel est d’y assurer la sécurité par un dispositif efficace et peu coûteux. Depuis longtemps, l’armée française dispose d’un modèle politico-militaire particulièrement adapté. Le plus complet est celui de l’armée d’Afrique, qui, après la conquête de l’Algérie, puis de la Tunisie, commence à s’attaquer au Maroc. Un corps spécialisé, les officiers des Bureaux arabes, assure le contrôle des chefs de tribu et fait la police à l’aide d’unités indigènes, les goums. Les officiers des troupes de marine se comportent de manière comparable, bien que moins systématique, en Afrique noire. Ce modèle est appliqué au Sahara algérien, avec la création des territoires du Sud, le plus important étant celui, immense, des oasis, dont le fondateur est le commandant Henry Laperrine d’Hautpoul. D’autres territoires militaires sont créés au Niger, en Mauritanie et au Tchad. Les commandants de ces territoires, qui dépendent directement des gouverneurs généraux, ont à leur disposition des unités méharistes, encadrées par des officiers français, et à recrutement indigène. Au Sahara algérien, la composition est à peu près homogène. En Afrique occidentale française (aof) et en Afrique équatoriale française (aef), les sections méharistes, puis groupes nomades, juxtaposent des auxiliaires ou partisans recrutés dans les tribus et des tirailleurs « sénégalais » réguliers.

Pendant cinquante ans, le Sahara paraît s’attarder dans ce système hérité du milieu du xixe siècle. Seule l’insurrection senoussiste de la Grande Guerre paraît l’ébranler. La misère croissante, due à l’accroissement démographique, ne suffit pas à secouer cette torpeur. La Seconde Guerre mondiale, qui voit pourtant l’épopée de la colonne Leclerc de Fort-Lamy à la Méditerranée par Koufra, suivie de l’occupation de la province libyenne du Fezzan, ne paraît guère toucher le Sahara. Il faut attendre la fin des années 1950 pour voir le paysage se modifier. Le Sahara est choisi pour accueillir les centres d’essai des engins spatiaux, et notamment des missiles. C’est là aussi que commencent les expérimentations destinées à la mise au point de la bombe atomique française. Surtout, la découverte de son potentiel en hydrocarbures paraît en mesure d’assurer l’indépendance énergétique de la France.

Loin d’apparaître, comme cela avait pu être le cas, comme une sorte de réserve ethnographique, ou du moins comme un monde préservé de la modernité, le Sahara semble ainsi se révéler, au contraire, comme un pays d’avenir, une sorte de nouvelle frontière de la France. Mais est-il possible de le conserver alors que l’Algérie échappe à la domination française ? Le général de Gaulle s’efforcera de l’exclure du processus des négociations avec les nationalistes algériens du fln. N’y étant pas parvenu, il réussira du moins à assurer une transition négociée des intérêts français.

  • Le Sahara comme représentation :
    grandeur de l’homme, grandeur de Dieu
  • Orientalisme et humanisme

Le xixe siècle voit d’abord dans le désert un paysage susceptible de fournir des impressions ou des émotions. Le Sahara participe en effet de la sensibilité orientaliste qui domine les années 1820-1840, avec les noms, en littérature, de Chateaubriand, Nerval, Lamartine et Hugo, ou celui de Delacroix en peinture. Cette sensibilité est d’abord recherche de la vibration des couleurs créée par la lumière éclatante. Elle est aussi quête de l’intensité des sensations, comme si la chaleur libérait des émotions trop longtemps contenues par le carcan des conventions bourgeoises.

Les rêveries marchent avec les progrès de la conquête. En décembre 1844, le compositeur Félicien David présente au conservatoire de Paris, sous le titre Le Désert, une ode avec mélodie versifiée évoquant la marche d’une caravane. C’est aussi l’année où le peintre Horace Vernet présente son tableau Voyage dans le désert. En 1857, Eugène Fromentin produit Un Été dans le Sahara, dont le cadre est la région de Laghouat. En 1867, Gustave Guillaumet présente un tableau intitulé Le Sahara, très évocateur des grands horizons mornes et de l’implacable lumière d’un univers qui inspire à la fois fascination et terreur.

Les paysages où les artistes, qui suivent de près les militaires, puisent leur inspiration sont alors les Hautes Plaines ou le revers méridional de l’Atlas saharien, avec les palmeraies de Biskra et de Bou Saada. L’attrait des paysages et des scènes de genre coexiste avec celui, moins éthéré, des amours illicites. Les uns cherchent le plaisir auprès des courtisanes Ouled Naïl. D’autres se livrent à des penchants encore moins acceptés, comme André Gide à la fin des années 1890, l’époque de la condamnation d’Oscar Wilde. C’est aussi par ce type de Sahara que les Français s’initient à la vie bédouine, dans laquelle ils voient surtout une existence libre, détachée de tout ancrage terrien, à travers les grands espaces, au galop des chevaux arabes et barbes. Derrière les clichés bibliques qu’ils apportent souvent avec eux, ils font aussi la découverte d’une culture arabo-musulmane demeurée bien vivante.

Le Sahara au sud des Hautes Plaines, celui que conquièrent les colonnes françaises à partir de 1900, diffère très fortement du précédent, avec ses distances infinies, ses conditions physiques beaucoup plus hostiles, qui condamnent tout voyageur égaré à une mort inévitable, ses tribus insaisissables. En général, contrairement à ce qui se passe dans l’ensemble des colonies, les Français cherchent moins à assimiler les nomades qu’ils ne subissent eux-mêmes l’attraction des genres de vie de ces peuples qui mettent leur point d’honneur à ne dépendre que d’eux-mêmes. Mais les distinctions de peuples ou de cultures ont-elles une si grande importance face à une réalité commune : celle de participer également de l’humaine condition ? Le Sahara, milieu impitoyable, interdit la survie de l’individu privé de la solidarité des siens. C’est aussi vrai pour les officiers et leurs méharistes que pour les nomades des tribus. Nul n’a mieux mis cette réalité en valeur qu’Antoine de Saint-Exupéry. Lorsqu’il se fait connaître comme le chantre de l’épopée, alors futuriste s’il en fut, des pionniers de l’Aéropostale, dans Courrier Sud, publié en 1929, l’écrivain célèbre moins l’exploit technique que les efforts vécus en commun par les équipages. Dans Terre des hommes (1939), il fait de l’apparition in extremis d’un Bédouin porteur de l’eau salvatrice à deux aviateurs victimes d’un atterrissage forcé en plein désert de Libye le symbole même de la fraternité humaine. En revanche, Le Petit Prince, qui paraît à New York en 1943, se déroule dans un désert totalement dépourvu de tout folklore, espace qui est celui du vide de la page blanche sur laquelle Saint-Exupéry va crayonner ses petits personnages à la recherche d’un bonheur, non plus ascétique et volontiers chauvin, mais fondé sur un amour individuel et exclusif. C’est du moins ce qui paraît avoir fait jusqu’à aujourd’hui le succès universel de ce conte un peu mièvre.

D’autres images du grand Sahara s’offrent aux civils assez fortunés pour l’aborder selon une démarche de loisirs. Le tourisme connaît un début de développement. Des hôtels s’élèvent, notamment les établissements luxueux de la Société des voyages et hôtels nord-africains, filiale de la Compagnie générale transatlantique. En 1930, des « Hôtels Transat » existent à Bou Saada, Ghardaïa, El-Goléa, Touggourt, Ouargla, Beni Abbès, Timimoun. Des circuits permettent la découverte du Sahara. El-Goléa est ainsi le point de départ du circuit du Hoggar organisé par la compagnie des chemins de fer Paris-Lyon-Marseille (plm) algérien ; c’est aussi une étape importante sur le circuit du Grand Erg, géré par la Société des voyages et hôtels nord-africains. Dès 1927, un rallye de sept mille kilomètres a été effectué par cinquante voitures de série, prélude à des voyages individuels de plus en plus fréquents. On peut désormais, écrit Joseph Peyré en 1944, « faire avec sa voiture le Sahara comme on “fait” les gorges du Tarn, ou peu s’en faut ». Non sans amertume, les « vieux Sahariens », attachés à leur désert inviolé, ou les chercheurs d’une expérience plus authentique, désireux de voyager loin des pistes parcourues par les « hommes pressés » à la manière de Paul Morand, doivent s’accoutumer à cette modernité envahissante.

Cette banalisation relative explique sans doute celle des productions artistiques. Créatif au début, l’orientalisme achève de s’enfermer dans la répétition des mêmes thèmes, et finit par devenir un art décoratif destiné à contribuer à l’agrément des intérieurs des coloniaux, en Afrique et en France, avant d’alimenter ceux des décolonisés. Les catalogues des salles de vente démontrent la permanence de ce goût jusqu’à aujourd’hui. Bou Saada est illustrée par le peintre Étienne Dinet (1861-1929), qui y a fixé sa résidence et s’est même converti à l’islam. Cependant, le Sahara intérieur n’est pas totalement négligé. À la suite des soldats et des explorateurs, des artistes parcourent le désert, et leur inspiration se renouvelle par rapport aux poncifs orientalistes, tant par la rigueur du trait que par le traitement plus franc des couleurs. Roger Nivelt ou Paul-Élie Dubois, qui représentent les Touaregs du Hoggar, Paul Jouve, qui peint ceux du Niger, ou encore Charles Fouqueray savent donner des nomades une impression de fierté et de mystère aussi positive que celle qui domine dans les écrits de la même époque.

  • Un Sahara mythique

En dépit des belles pages de Saint-Exupéry, la littérature des années 1920 et 1930 témoigne d’une attraction pour un Sahara dont le vide est meublé non plus par l’aventure de la race humaine, mais par celle d’un moi attaché au dépassement personnel, jusqu’à l’extrême des facultés de l’individu, et au-delà si possible. Le trait commun à tous est de voir dans le désert un pays de vastes horizons, pur et, par là, stérile, dans une sorte d’affirmation désespérée de la jeunesse, pour se confronter à sa mort future en évitant la dégradation. Tous ces aspects se dissimulent derrière le masque de l’aventure, voire du fantastique, dont les écrivains alimentent les esprits par procuration.

Le fantastique s’affirme dès 1919 avec la parution du roman de Pierre Benoit L’Atlantide. « L’énigme » de la disparition de celle-ci, qui se fonde sur un des grands mythes platoniciens, présenté dans le Critias et le Timée, est résolue à grands renforts de citations érudites, voire livresques, non par l’engloutissement, mais par l’assèchement d’une grande mer intérieure saharienne. Mais l’auteur, fils d’officier, a su également faire planer sur son récit l’ombre permanente du drame, terriblement réel, de la mission Flatters. Pierre Benoit s’est inspiré, pour la généalogie d’Antinéa, descendante de Cléopâtre, de la légende du Tombeau de la chrétienne, mausolée bien connu des Algérois, qui passe pour le tombeau du roi Juba II et de son épouse, Séléné, fille de la dernière reine d’Égypte. Mais la coïncidence est frappante entre le nom de son héroïne, Antinéa, et celui de Tin Hinan, considérée chez les Touaregs Kel Ahaggar comme l’ancêtre fondatrice de leur peuple, et dont ils identifient la sépulture avec le mausolée d’Abalessa. En 1925, la fouille de ce tombeau permet de découvrir le squelette très bien conservé d’une femme vêtue d’une robe de cuir rouge, et parée de sept bracelets d’or.

Le genre épique est illustré par L’Escadron blanc, publié en 1930, premier des romans que Joseph Peyré a consacrés au Sahara. Ce livre narre l’équipée d’un détachement méhariste lancé à la poursuite d’un parti de pillards, « quatre-vingt-dix fusils sortis du Dra sous le commandement d’un fils d’Abidine ». Le cadre est emprunté à une reconnaissance menée entre décembre 1928 et février 1929 sous la direction d’un méhariste de renom, le lieutenant Jean Flye Sainte-Marie. L’épisode est présenté comme la clôture d’une époque héroïque, le dernier des grands combats entre guerriers se battant à armes égales. Ce roman, au départ, est destiné à un public adulte, mais la littérature de jeunesse se l’approprie pour plusieurs générations et il plaît particulièrement aux jeunes garçons. Le livre est un hymne à l’ascèse et au renoncement, mais aussi à la recherche de l’extrême. Les femmes en sont exclues au profit d’une amitié virile qui n’est pas totalement dépourvue d’ambiguïté. Constamment réédité, l’ouvrage a préparé nombre de vocations sahariennes. Après L’Escadron blanc, Peyré poursuit la publication de la geste saharienne par deux autres romans : Le Chef à l’étoile d’argent (1933) et Sous l’étendard vert (1934), qui racontent certains épisodes des combats sahariens de 1915-1917, marqués par les sièges de Djanet et d’Agadez. Cette vision tend à faire du désert un domaine spécifique, un monde de guerriers rudes et loyaux, préservé miraculeusement – pour combien de temps ? – des petitesses de la vie courante et du monde moderne.

Pourtant, tous les écrits ne sont ni totalement ni toujours favorables aux militaires. Les prétentions du géologue Conrad Kilian (1898-1950) à jouer les « explorateurs souverains » et à revendiquer pour la France des territoires libyens sur lesquels il se dit le premier à avoir pénétré sont ignorées des autorités des Oasis. Odette du Puigaudeau, tout en ayant noué une relation amicale avec tel officier de Mauritanie, évoque avec ironie un autre officier, le « maître de l’azalaï », au comportement à la fois impérieux et mesquin. Mais la critique la plus forte est sans doute celle que prépare, à l’issue d’un séjour en Afrique du Nord, Henry de Montherlant. Son propos va jusqu’à dénoncer dans le mythe saharien un pur discours idéologique. Il dénonce l’« imagination saharienne », qui « travaille à augmenter la valeur morale de la terre que nous conquérons et à faire passer ainsi plus facilement les sacrifices de tout genre que nous coûte cette conquête ». Retenu par des scrupules patriotiques peut-être discutables, il attendra cependant 1968 pour publier cette charge dans son roman La Rose de sable.

  • Dieu au Sahara

Certains, enfin, poursuivent une quête spirituelle, fondée sur un questionnement attribué par Chateaubriand à Napoléon, ce grand maître des romantiques, à propos de sa campagne d’Égypte : « J’étais toujours frappé […] quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’Orient et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cette chose inconnue qu’ils adoraient vers l’Orient ? » L’islam confrérique et initiatique, qui retient l’attention des politiques par ses capacités de mobilisation insurrectionnelle, éveille simultanément l’intérêt des esprits portés au mysticisme. C’est la même forme de quête qui attire vers le sud la « bonne nomade » Isabelle Eberhardt (1877-1904), jeune Suisse d’origine russe mariée à un spahi, devenue musulmane, initiée à la Qadiriyya, et dont l’existence peu conventionnelle scandalise la société coloniale de l’époque.

Loin de se convertir, d’autres revivifient leur foi catholique au contact de la foi musulmane des Arabes et des Maures. Dans les années qui précèdent la Grande Guerre, le lieutenant Ernest Psichari trouve dans le désert mauritanien le lieu par excellence d’un ressourcement fondé sur l’austérité et la mission retrouvée d’une France porteuse du message des croisés. Sa lecture, qui s’inscrit dans la tentative de renouveau catholique et nationaliste du temps ne passe pas inaperçue, d’autant plus que Psichari est le petit-fils d’Ernest Renan. La vie du père Charles de Foucauld, établi à Tamanrasset en 1905, et mis à mort par un parti de Touaregs insurgés en 1916, fait l’objet en 1921 d’une première grande biographie due à l’académicien René Bazin. Si Foucauld n’a pas réussi à s’associer des disciples de son vivant, il n’en a pas moins exercé une fascination sur beaucoup de ceux qui l’ont approché, notamment le grand islamologue Louis Massignon, qui présente sa vie comme un modèle de présence chrétienne en pays d’Islam, fondée sur la prière et le partage, dans le refus de tout prosélytisme, selon une optique appelée à nourrir ce qu’on appelle aujourd’hui la rencontre islamo-chrétienne.

  • Conclusion

On peut, en quelques lignes, s’interroger sur le bilan de cette expérience. On ne doit pas en exclure bien des aspects constructifs. Elle contribua à former un type d’officiers français qui, sans illusion sur l’œuvre civilisatrice, surent partager la vie des nomades, les comprendre, et imposer des arbitrages en faveur de la paix. Elle nourrit un imaginaire qui a non seulement survécu à la colonisation, mais a même connu, grâce au tourisme, un essor inconnu jusque-là. Enfin, les découvertes pétrolières et la mise en valeur qui suivit témoignèrent, au milieu du xxe siècle, d’un renouveau de vitalité de la France – encore que le modèle de développement fondé sur l’exploitation des hydrocarbures soit bien remis en cause aujourd’hui. Mais cette compréhension, cet imaginaire, ces témoignages de la compétence des techniciens français, n’auraient-ils pas pu trouver d’autres voies que celles de la conquête pour se manifester ? De même, la rencontre entre chrétiens et musulmans n’aurait-elle pas gagné à s’opérer dans un cadre moins belliqueux ? On pourra difficilement répondre par la négative.

1 La matière de cet article est constituée par le livre de l’auteur, Le Sahara et la France, Soteca, 2010.

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