N°20 | L’armée dans l’espace public

Jean-Marie Faugère

L’état militaire : aggiornamento ou rupture ?

Les bouleversements que l’institution militaire vit aujourd’hui sont multiformes : suspension de la conscription et passage à une armée de métier réduite ; participation à des conflits ou à la « gestion de crises » alors que ni le territoire national ni la population ne sont directement menacés ; nouvelles missions hors des frontières qui procèdent plus de la maîtrise d’une force contenue que de la destruction recherchée d’un adversaire ; insertion systématique dans des coalitions sous commandements supranationaux ou internationaux ; disparition d’un ennemi identifié au profit d’adversaires ambigus pour des conflits qui ne sont plus nécessairement interétatiques…

Bien d’autres aspects, qui ne sont pas le fruit du hasard, participent également à la rupture d’un ordre ancien. L’organisation des armées par le jeu de l’interarmisation et des mutualisations, par des procédures d’externalisation ou de civilianisation est également en rupture avec un temps où l’autonomie des forces devait répondre aux impératifs de permanence et de disponibilité. Enfin, dans le domaine administratif, la fin de mesures dérogatoires signe un retour aux règles du droit commun. On pourrait citer aussi la judiciarisation des actes des militaires en opérations, la féminisation des armées jusqu’aux unités de combat…

  • Un constat plutôt amer

Ces mutations profondes, qui se succèdent depuis la chute du mur de Berlin et qui s’accélèrent depuis peu avec la révision générale des politiques publiques (rgpp), touchent en son cœur l’exercice du métier des armes, l’esprit et la manière dont les militaires l’appréhendent. Sont-elles pour autant de nature à reconsidérer la place du soldat dans la cité et celle de l’institution militaire dans l’appareil d’État ?

Question légitime que se pose l’homme de l’art qui a fait le choix d’un certain service de la France et qui voit ébranlées quelques certitudes autour d’un engagement personnel pour une cause singulière reconnue comme telle par la loi relative au statut général des militaires.

À vrai dire, le soldat est bien le seul à se poser cette question existentielle pour lui et pour ses pairs. Et s’il se pose cette question, c’est aussi qu’il perçoit la distance grandissante entre la société militaire et la société civile. Curieusement, il est souvent reproché à l’institution militaire de distendre elle-même ce lien armée-nation depuis la professionnalisation des armées qu’elle n’a pas demandée. Alors que le militaire, de son côté, ressent davantage le décalage qui le sépare des préoccupations et du mode de vie du monde civil. Ces sentiments ne sont pas vraiment nouveaux dans l’histoire de notre armée, mais à proportion de la réduction continue de sa présence dans le paysage national, ils prennent une acuité qui ne peut laisser insensible.

La population dans son ensemble, y compris ses élites dirigeantes, ne réclame aucun débat sur ce sujet. Elle ne manifeste aucune empathie particulière pour un grand corps de l’État qui subit sans broncher des évolutions qu’aucune autre administration ne supporte ou n’aurait supportées sans manifestations hostiles ou revendications parallèles. Les réformes qui se succèdent, sans attendre parfois leur plein effet, n’ont suscité aucune interrogation de la part de l’ensemble des citoyens ou de leurs élus, même si localement parfois, certains d’entre eux, confrontés à la désertification militaire, ont déploré leur portée négative sur l’économie de leur circonscription électorale.

Les Français, dans leur grande majorité, se sont même félicités de la fin de la conscription, alors même que la jeunesse n’est plus habitée par un antimilitarisme à la manière des années 1970. Une étude récente a en effet montré qu’elle avait une opinion favorable de son armée, en dépit d’une indifférence à son égard partagée par le reste du pays. Quant aux élites dirigeantes, qu’elles soient du monde intellectuel ou des cercles du pouvoir, elles ne se sont livrées à aucun débat qu’elles jugeaient inutile au nom d’un consensus partagé par toutes les familles politiques ou d’une méconnaissance inavouée des questions de défense. Tout au plus entend-on certaines voix d’élus de tous bords regretter la fin d’un service militaire qui structurait une jeunesse laissée souvent à l’abandon. Mais c’est pour pallier les déficiences des structures familiales ou celles plus criantes de l’Éducation nationale, et non pour renforcer une institution vouée à la défense d’un pays qui ne s’estime plus menacé. Un même silence entoure les interventions extérieures décidées par le pouvoir exécutif, qui ne soulèvent qu’à de rares moments des interrogations individuelles, à des fins politiciennes, sur leur justification.

Pour la sphère dirigeante, qui initie et conduit ces réformes, il n’y a pas davantage d’interrogations sur leur nature, qui pourraient relever d’aspects purement spécifiques à la défense. L’expression la plus achevée de sa réflexion s’est concrétisée en 2008 par la rédaction du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (lbdsn). Un tel exercice, solidement encadré par l’exécutif du moment, est périodiquement confié à une commission éponyme composée de hauts fonctionnaires des administrations concernées, de personnalités « qualifiées » de la société civile ou militaire (quatre officiers généraux autour de la personne éminente du chef d’état-major des armées) auxquels s’ajoutent pour la première fois quatre élus1.

Les réflexions de la dernière commission, réunie en 2008, avalisées par le président de la République, chef des armées, à partir d’une brillante analyse des risques et des menaces, conduisent à définir « la stratégie de sécurité nationale ». Par le biais de recommandations, agréées elles aussi par le président, la commission a proposé une évolution de la nature des interventions militaires et a défini un nouvel outil de défense remodelé dans ses moyens. Les esprits les plus objectifs et les plus avertis reconnaissent cependant que les choix opérés pour les armées sont avant tout la résultante de la situation économique et de la réalité budgétaire du pays. Ainsi, le professionnel de la chose qu’est le militaire peine-t-il à trouver un lien de causalité argumenté entre l’analyse des menaces et le choix du modèle d’armée (format, organisation interne, moyens).

Plus insidieusement, par le jeu des réformes successives qui touchent aux partages des responsabilités et à l’organisation du ministère, c’est la place du militaire ou de sa hiérarchie dans l’appareil d’État qui se trouve mise en question d’une manière diffuse ou, plus subtilement, qui est réduite à un périmètre de droit commun, là où jusqu’ici il bénéficiait d’un statut singulier qui ne lui est conservé, individuellement eu égard aux devoirs qui lui incombent, que pour le priver de certains droits dont jouissent ses concitoyens de la société civile.

Jusqu’ici, l’état militaire avait ceci de spécifique qu’il n’existait pas un pays au monde, lorsque l’État lui-même a conscience d’avoir à assumer des fonctions d’ordre supérieur, qui ne lui ait donné un statut particulier. Cette place singulière au sein de l’État s’est construite avec celui-ci, en Europe plus particulièrement, dans le même temps où les populations prenaient conscience d’appartenir à une communauté d’hommes et de destin autour du concept (de l’idée) de nation. « La France fut faite à coups d’épée », écrira Charles de Gaulle. On ne saurait mieux exprimer que par cette formule lapidaire où tout est dit la place fondatrice tenue par l’institution militaire dans le passé, lointain et proche, de nos nations civilisées.

Ainsi, après des siècles d’une position éminente dans la nation et au sein de l’État, aux yeux des populations et plus encore des élites dirigeantes, l’armée semble avoir perdu jusqu’à l’essence même de sa vocation à être à leur service. Les raisons sont multiples : historiques, sociétales, induites par l’évolution du monde ou celle des normes de gouvernance des États, internes à la société militaire ou développées par la société civile, psychologiques même chez ceux qui pèsent sur le cours des choses, parfois assez éloignées de nobles intentions normalement dues à une institution sur laquelle reposait jusqu’ici la survie de la nation.

  • Des raisons historiques et sociétales

L’institution militaire, par rapport aux autres administrations, tire son essence d’un ensemble de considérations qui la distinguent fortement de l’ordinaire. Elle n’existe que parce que la paix est un état fragile et que, en premier lieu, « la guerre est l’état naturel, normal, de l’humanité »2. Elle tient sa légitimité du concept de nation et de l’État qui la porte. Or, en ces temps d’incertitudes et de grande instabilité mondiale, voilà que ces fondements mêmes sont ébranlés.

L’opinion publique, si tant est que ce vocable recouvre une réalité quelconque, a fait sienne l’idée que la guerre ne serait plus possible entre États européens, et que, de toute manière, elle n’était plus le mode de règlement de leurs différends. Sortis traumatisés d’un siècle de conflits mondiaux dont ils étaient à l’origine, les peuples européens, disparu le dernier danger existentiel incarné par la puissance militaire soviétique, n’aspirent qu’à vivre dans un monde en paix. L’absence d’ennemis aux frontières suffit dès lors à convaincre qu’il n’y aura plus de guerre. Voilà donc l’idée de guerre bannie en Europe. Tout au plus reste-t-il des crises à sa périphérie plus ou moins lointaine.

La nation n’étant plus menacée, l’idée même d’un contenu charnel au concept s’estompe devant l’ouverture au monde accélérée par les effets ou les causes du phénomène de mondialisation : libre circulation des personnes, des capitaux et des biens, flux migratoires massifs et non maîtrisés, grands groupes industriels aux capitaux internationalisés, industries délocalisées sous la pression d’une économie mondialisée qui n’appartient plus en propre aux États. Le mélange des cultures, le brassage des peuples, l’installation de communautés non intégrées qui conservent leurs particularismes imposent un relativisme qui vide de son sens le concept de nation associé dorénavant à l’idée répulsive d’un nationalisme étroit et égoïste.

Après l’effacement de la nation, le rôle régalien de l’État s’amenuise au moment où, en Europe, les transferts de souveraineté s’opèrent au profit d’une union sans réel et légitime exécutif politique, limité à la gestion de domaines qualifiés de communautaires par une commission de fonctionnaires exposés aux pressions des lobbies divers. Face au problème général d’une défense et d’une sécurité collectives nécessaires à l’échelle des problèmes contemporains, si une Union européenne semble indispensable en effet, il lui manque aujourd’hui une légitimité assise sur la définition d’une communauté de valeurs et de destin à défendre, sur laquelle elle pourrait se construire avec du sens.

  • Une évolution des missions imparties aux armées…
    Dans quel but ?

Pour les nations européennes, la guerre s’étant déplacée sur le terrain de la finance et de l’économie, la puissance économique s’est substituée à la puissance militaire. Perception singulière qui n’est partagée ni par les États-Unis d’Amérique, qui restent la première puissance mondiale militaire, ni par les puissances émergentes, à l’image de la Chine qui entend se constituer un outil militaire à l’échelle des enjeux mondiaux, ni même par une Russie qui redonne une certaine priorité à la question militaire qu’elle avait délaissée.

Dans ce contexte inédit pour nos armées, mais circonscrit à l’Europe, des directions nouvelles en termes de mission leur sont assignées par un pouvoir exécutif soucieux de maintenir la France au rang des puissances qui comptent. Des buts humanitaires, la défense des droits de l’homme dans le monde, la liberté de peuples opprimés par des régimes autoritaires, la lutte obscure contre le terrorisme international fournissent autant de mobiles à l’intervention française, sous couvert de résolutions des Nations Unies. Nos armées se trouvent ainsi engagées dans la voie des corps expéditionnaires, vouées à l’action internationale en soutien d’une diplomatie active dont elles tendent à devenir le bras armé. Dans ces conditions, l’armée de masse nourrie par la conscription ne se justifiait plus et le passage à l’armée professionnelle décidée en 1996 par le président de la République répond à cette nouvelle logique. Bien d’autres raisons, moins nobles ou simplement secondes, confortent ces évolutions, convergentes dans leurs effets sur l’appareil militaire.

Évidemment, la nature des nouvelles missions, qui n’est pas destinée à obtenir un succès militaire définitif, lequel n’a plus grand sens dans la série des crises actuelles, se satisfait de participations modestes de nos armées. Il ne s’agit plus de s’imposer par le nombre et l’efficacité des armes pour défendre le territoire national et la population, mais d’être de telle ou telle opération pour des raisons de politique intérieure ou extérieure selon le cas, au nom des grands principes énoncés plus haut. L’armée est donc dimensionnée pour la gestion de crise et non plus pour la « grande guerre patriotique ».

Cette première rupture, amorcée dès la chute du mur de Berlin par les nations européennes, n’a donné lieu à aucune contestation, bien au contraire, ces dernières s’accordant sur les dividendes de la paix. Pas davantage en France, lorsqu’en 2008 les membres de la commission du Livre blanc recommandèrent de réduire de cinquante mille3 à trente mille hommes le contrat opérationnel de l’armée de terre4, pour un « engagement multinational […] sur un théâtre extérieur ». La faiblesse d’un tel contrat est surprenante pour un pays de plus de soixante-quatre millions d’habitants, et démontre qu’il n’a pour objectif de défendre ni le territoire ni les populations contre une agression armée du type de l’ex-Pacte de Varsovie. Le précédent Livre blanc, en 1994, considérait comme plausible un scénario baptisé n° 6, qui envisageait encore cette éventualité et demandait que soient prises en compte des capacités de remontée en puissance des armées et de l’outil industriel. Telle n’est plus la vision développée dans l’édition de 2008, dont les concepteurs, à dessein, n’appuient pas la définition des contrats des armées sur la méthode des scenarii. Il est vrai qu’entre-temps, la conscription a été suspendue. Combien de Français et d’élus sont conscients de cet état de fait ?

On objectera avec justesse que, si une menace majeure se précise, elle ne s’adressera pas qu’à la France, mais au moins à l’Europe et, qu’alors, elle y pourvoira par le jeu de ses alliances, en fait la seule otan dont elle vient de rejoindre la structure militaire intégrée. La France dispose de surcroît d’un atout essentiel, sa dissuasion nucléaire, même si cette dernière repose sur le pari de sa crédibilité face à un agresseur potentiel et si ses vertus stratégiques restent hypothétiques faute d’avoir été actualisées.

À côté de ce contrat majeur, la protection du territoire national n’est évoquée que pour en définir une « participation pouvant impliquer jusqu’à dix mille hommes en renfort du dispositif de sécurité publique et de sécurité civile ». Donnée qui n’a pas grand sens, car il semble évident que devant une telle éventualité, l’armée de terre mettra en œuvre tous les moyens rendus disponibles. Mais il est d’ores et déjà acquis qu’elle ne serait pas capable de répondre à la hauteur du récent exemple japonais, où les armées nippones ont déployé cent mille hommes en moins de quatre jours…

  • Le glissement d’une politique de la défense
    vers une stratégie de la sécurité générale

Le Livre blanc de 2008 a innové en introduisant une notion nouvelle de « stratégie de sécurité nationale », d’où le nouveau titre de cette édition. Elle établit pour la première fois un continuum sécurité/défense. De manière incidente, avec une logique qui n’est pas niable, un lien est institué entre deux concepts, l’un, de sécurité intérieure (publique et civile), axé sur la protection des personnes et des biens, l’autre, militaire, dédié à l’action extérieure mais pouvant également participer à la sécurité intérieure.

Le Code de la défense, dans sa partie législative, avalise et précise les formulations du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Dans son chapitre sur les « principes généraux de la défense »5, il est clairement explicité à propos de la « stratégie de sécurité nationale » que la « politique de défense », qui est une « politique publique » parmi d’autres, « concourt », comme les autres, « à la sécurité nationale ». Son « objet » est d’« assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées. Elle contribue à la lutte contre les autres menaces susceptibles de mettre en cause la sécurité nationale ». Si l’on comprend bien, la politique de défense et, donc, le soldat dans l’exercice au plus haut degré de son art deviennent une simple composante de la sécurité nationale, aux côtés des policiers, des pompiers et des douaniers ! Par ailleurs, faut-il s’interdire de considérer la distorsion ou l’incohérence entre la mission majeure ainsi formulée et la réalité du format et des contrats des armées ?

S’il est normal que les armées, essentiellement l’armée de terre en l’occurrence, contribuent à la lutte contre les autres menaces ou risques sur le territoire national, ne doit-on pas distinguer la situation qui prévaudrait à cet emploi comme étant exceptionnelle et d’une extrême gravité ? Et à considérer que le recours aux armées, qui doivent rester sous commandement militaire et sous l’autorité du chef de l’État, marque le franchissement d’une étape dès lors que le fonctionnement de l’État et des institutions serait en cause ou que le degré d’urgence impose l’intervention de l’armée pour protéger des vies humaines ? À cet égard, la vulgarisation de l’emploi de militaires dans le cadre de Vigipirate, qui reste justifié au cas par cas par la gravité de menaces terroristes avérées, accrédite l’idée que l’armée vient naturellement en substitution de forces de police insuffisantes, alors qu’elle devrait intervenir dans le prolongement de leur action pour marquer une gradation dans la prise en compte d’une menace lorsque le fonctionnement de l’État et la vie des populations sont en jeu.

Dans le même élan donné par le Livre blanc, la gendarmerie nationale, force armée de police à statut militaire, s’est vue rattachée pour emploi au ministère de l’Intérieur. Il n’est pas indifférent à cet égard de constater l’évolution dans les formes du système policier, qui tend à se militariser dans son expression extérieure : appropriation des grades militaires, cérémonial public avec gardes au drapeau, épées, uniformes de tradition avec shakos et aigrettes, armement de guerre, mention de « mort pour la France » attribuée à un policier décédé dans l’accomplissement de son service... N’est-ce pas l’expression d’une volonté de confondre un jour dans un même état le corps militaire et le corps policier, l’un agissant à l’extérieur des frontières et l’autre à l’intérieur ? Sans considération des finalités de l’un et de l’autre, au risque de brouiller leur image, alors que l’un est voué à l’intérêt national le plus large, lorsque l’autre est commis, sans que cette distinction soit désobligeante pour autant, à la sécurité des personnes, des biens et à la protection d’intérêts particuliers.

  • Vers une sécularisation ou une banalisation
    du « métier des armes »

Est-ce qu’un état militaire spécifique n’aurait plus de sens aujourd’hui dans un monde qui semble marcher vers une homogénéisation générale des cultures, des mœurs, des économies et vers une normalisation des comportements individuels par la bien-pensance ?

Plusieurs faits ou évolutions conduisent à une banalisation de l’état militaire et du « métier des armes » tendant à nier sa spécificité qui n’est pas uniquement d’ordre statutaire. En produire une liste serait fastidieux. Nous venons de voir la nouveauté du continuum sécurité/défense, qui pourrait faire apparaître le militaire comme le symétrique du policier pour les actions hors des frontières.

La technicité de plus en plus forte des armées, en faisant appel aux technologies de pointe, participe d’une forme de « déshumanisation » du soldat et des actions de guerre, qui deviennent ainsi une suite d’actions ou d’actes techniques (mise en œuvre de satellites, drones, munitions « intelligentes »...) échappant à l’homme et le déresponsabilisant des conséquences de l’action militaire. Cette idée que la technologie remplace l’homme et décuple ses capacités justifie la réduction « humaine », mais désacralise aussi son rôle sur le terrain de la guerre. Le ministère de la Défense est d’ailleurs depuis longtemps considéré comme un ministère « technique » par les jeunes – et moins jeunes – énarques peuplant les cabinets ministériels ou Bercy…

La féminisation des armées jusqu’au niveau des unités combattantes, sans limite aujourd’hui, sauf au sein de la Légion étrangère, conduit à penser que ce métier devenu enfin ordinaire ne saurait s’exclure d’une parité imposée. La judiciarisation des actes du soldat et des chefs dans l’accomplissement d’actes de guerre refuse toute spécificité au rôle des armées dans des circonstances qui sont bien éloignées de celles où s’applique le droit commun.

Les recommandations des cabinets de consultants mis à contribution pour réformer le ministère militent pour que les armées adoptent les bonnes pratiques de l’entreprise en matière de gouvernance, de gestion des ressources humaines, là où les armées étaient réputées, il y a peu encore, posséder un temps d’avance. L’alignement, par exemple, sur la rémunération au mérite du militaire comme du fonctionnaire, à l’image de la société civile, n’introduit-il pas un biais pervers dans la manière dont le personnel va servir ? Les campagnes publicitaires de recrutement que les armées sont contraintes de mener ne les mettent-elles pas en concurrence avec les « métiers de sécurité » au détriment des motivations à entrer dans la vie militaire ? Le fait qu’il soit recommandé au jeune saint-cyrien, dès son entrée à l’école, de penser déjà à une seconde carrière n’accrédite-t-il pas le fait que le passage dans l’armée n’est qu’une étape banale d’un parcours professionnel égal par ailleurs ? Les faits et leurs effets pourraient donner lieu à bien d’autres exemples…

  • Comment préserver un état militaire à sa juste place
    au sein de la nation et de l’appareil d’État ?

Les armées sont confrontées à la résolution d’une sorte de quadrature du cercle : s’adapter à un environnement en mutation accélérée d’où les repères traditionnels semblent absents ou dépassés, maintenir une efficacité militaire dans des interventions toujours nouvelles, conserver une éthique du métier de soldat différente des pratiques du milieu civil, répondre aux aspirations de la société pour ne pas s’en éloigner et continuer à recruter le personnel aux qualités requises tout en conservant, contre les vents et marées de l’Histoire, l’essence même des valeurs militaires qui fondent leur raison d’être.

Entre la tentation du repli sur soi face à l’incompréhension et à l’indifférence, et le désir d’être accepté et compris des « grands du moment » et de ses concitoyens, ou d’être reconnu pour ce qu’il est dans sa différence essentielle, le militaire peut-il espérer trouver le juste équilibre conciliant adaptation au monde et maintien de ses valeurs propres ? Valeurs qu’il serait bon de préciser, car elles ne sont en rien passagères ou contingentes, mais bien permanentes et consubstantielles à l’état militaire ; ou alors, il faut changer le vocabulaire… Ou, exprimé d’une autre manière, les États ou les nations, aujourd’hui, doivent-ils encore recourir à une organisation spécialisée et hiérarchisée, distincte de la société civile, pour assurer leur protection et celle des populations ?

La hiérarchie militaire a été peu évoquée jusqu’ici, car elle pourrait faire l’objet d’un article spécifique. Cependant, à raison de son audience, elle a un rôle éminent à jouer dans la prise de conscience du monde politique de l’urgence d’une réflexion de fond sur les questions de défense et sur la place de l’institution dans les rouages de l’État. Si le « haut commandement » est une expression désuète qui ne recouvre plus la réalité d’aujourd’hui, il reste cependant des chefs militaires en position avantageuse pour influencer cette réflexion. Ils sont peu nombreux : le chef d’état-major des armées est le premier d’entre eux, mais aussi le chef de l’état-major particulier du président de la République, et, à un moindre niveau, le chef du cabinet militaire du Premier ministre. Les chefs d’état-major d’armée peuvent encore être crédités d’un pouvoir d’influence, car ils ont la responsabilité du moral et de la condition de leur personnel ; ils sont les porte-parole de leur armée et les garants du bon traitement de leurs subordonnés comme leur dernier recours dans la difficulté.

Une exigence demeure cependant, combattue depuis de longues années par les responsables politiques (et non les élus, du moins tant qu’ils ne rejoignent pas une position de responsable de l’exécutif !) et même par le commandement, c’est celle de redonner une réelle liberté d’expression, qui ne soit pas que confidentielle, aux chefs militaires. Ces derniers sont infantilisés sur leur propre terrain d’experts – et ils ne sont pas que cela – par des responsables politiques focalisés sur le court terme électoral. La défense ne peut pas s’enfermer dans un horizon aussi étroit. Les politiques doivent donc comprendre qu’il est de leur intérêt d’entendre les propos parfois sévères des chefs militaires sur la conduite et l’avenir de leurs affaires, comme il serait bon que le pays les connaissent aussi, sans évoquer l’influence positive auprès de tous les militaires lorsqu’ils auront la démonstration que leurs chefs osent « parler vrai » au pouvoir en place et qu’ils peuvent être entendus.

Or il est aussi tentant de se résoudre à ce que la réponse n’appartienne pas aux militaires, mais aux seuls responsables politiques, puisque les armées, comme il est normal, sont soumises à l’autorité la plus haute de l’État, celle du chef des armées. Le défi est bien à ce niveau, bien qu’il soit permis de douter que viennent par cette voie, à de rares exceptions près, la volonté et la faculté de redonner tout son sens à la vocation du soldat. La tâche est immense, elle ne peut qu’être l’œuvre de l’ensemble des forces vives de la nation, avant qu’il ne soit trop tard.

1 Deux sénateurs et deux députés, dont deux d’entre eux, d’une même famille politique, ont démissionné au cours des travaux.

2 Roland Mousnier, Histoire militaire de la France, Paris, puf, 1992.

3 Cinquante mille hommes était le contrat défini à l’issue de la professionnalisation de l’armée de terre en 1996. Le Livre blanc de 1994 ne définissait pas de contrats, mais explorait des scenarii d’intervention.

4 Soit une division avec ses appuis. À titre de comparaison, qui ne vaut pas raison bien entendu, la France est entrée en guerre en 1914 avec quatre-vingt-une divisions (plus de deux millions d’hommes), et en 1940 avec quatre-vingt-quatorze divisions (deux millions deux cent quarante mille hommes).

5 Code de la défense, partie législative, partie I, livre 1er, titre 1er consacré aux principes généraux : articles L. 1111 et suivants.

Présidents et généraux sous la... | S. Cohen
H. Pierre | La «grande invisible »