Le 16 juin 2012, deux frères, Marc et Patrick Leblond, se sont élancés sur leur vélo pour relever le défi d’une course de l’extrême qui leur a fait traverser en neuf jours les États-Unis d’Amérique d’ouest en est : quatre mille kilomètres avant de franchir la ligne d’arrivée à Annapolis. Ils couraient pour leur cousine Brigit, âgée de six ans, atteinte de trisomie 21, et portaient les couleurs de la Fondation Jérôme Lejeune.
L’évocation de la trisomie 21 dans le cadre d’un article sur le thème du courage dans la revue Inflexions peut paraître décalée. Pourtant, cette maladie illustre de manière unique le combat des héros de notre temps qui vivent auprès des personnes trisomiques. Et notamment celui des familles.
Mais qu’est-ce que la trisomie 21 ? Bien que relativement fréquente, puisqu’elle touche une grossesse sur sept cents, c’est une pathologie peu connue. Autrefois, on parlait de « mongolisme », car les personnes affectées ont la bouille ronde et les yeux en amande, rappelant les traits des hommes des steppes mongoles. La trisomie 21 est due à un accident chromosomique imprévisible qui précède la conception, et qui va attacher à la vingt et unième paire de chromosomes un troisième chromosome. Cet accident génétique engendre un désordre fonctionnel provoqué par la surexpression de gènes surnuméraires. Il se manifeste principalement par un retard mental, plus ou moins important, qui altère la pleine possession de la pensée rationnelle.
Le professeur Lejeune, généticien et chercheur qui a découvert les causes de cette pathologie, aimait dire de ses jeunes patients : « Les enfants trisomiques 21 sont plus enfants que les autres. […] Ils ont un charme spécial plus facile à chérir qu’à décrire. » Il a consacré sa vie au soin de ces personnes et à la recherche de solutions thérapeutiques leur permettant de retrouver leur capacité cognitive et leur autonomie. Mais, de nos jours, la trisomie 21 ne se caractérise pas seulement par des descriptions cliniques. Cette maladie est devenue au fil des deux dernières décennies le symbole d’une autre réalité : en France, 96 % des bébés détectés trisomiques in utero sont éliminés. Derrière cette réalité, qui souvent étonne ceux qui la découvre, on peut évoquer plusieurs explications : nos peurs, nos scrupules, nos paresses, nos égoïsmes, nos ignorances, mais aussi nos idéologies. Et par là même identifier les actes de courage que nous devons produire pour inverser ce phénomène dont l’enjeu, à bien y réfléchir, est capital pour notre société. Il revient à décider de ceux qui ont le droit de vivre ou de mourir ; il conduit à accueillir ou à rejeter les plus faibles, à promouvoir une médecine pour tous au service du malade ou, au contraire, sélective, normative et dépendante des tendances économico-politiques. On l’aura compris, le cas de la trisomie 21 est révélateur d’une révolution susceptible de changer notre approche de l’homme, voire sa nature profonde. Elle touche directement peu de familles, encore qu’elle ne soit pas rare, mais, en fait, elle nous concerne tous, car elle nous renvoie une image de l’état de notre société que nous ne nous attendions pas à découvrir.
Ce sont les parents d’enfants trisomiques qui nous offrent les bonnes réponses à ces interrogations et nous aident à mesurer le chemin à accomplir. Ces parents n’ont pas choisi la maladie de leur enfant : ils l’affrontent. Leur « héroïcité » commence lorsque le médecin annonce sobrement à la femme enceinte les résultats positifs d’un test de diagnostic prénatal de la trisomie 21 et qu’il s’entend bravement répondre : « Eh bien docteur, je le garde. » « Je le garde » : ces mots, simples et lourds de sens, vont transformer une destinée ordinaire en une aventure extraordinaire. La première leçon de courage que nous donnent ces mères est celle de l’objection de conscience, celle de dire non quand la conscience personnelle est en opposition avec les mœurs et les usages de son temps. Au-delà des lois et des pratiques, la conscience demeure l’unique boussole à laquelle on doit se soumettre pour bien agir.
Quand un enfant marqué par une déficience intellectuelle entre dans une famille, chacun de ses membres est concerné. Les réactions individuelles sont imprévisibles : toute la patience et la douceur de la mère est requise pour entourer l’enfant handicapé des nombreuses attentions dont il a besoin, sans priver les autres de la moindre parcelle d’affection. Chacune des étapes de sa vie sera plus ou moins compliquée à franchir : l’école, l’intégration dans la vie ordinaire, les relations sentimentales, le vieillissement. Ces familles sont des trésors d’ingéniosité, d’humour, de tendresse, de générosité, d’exigence. Elles illustrent un modèle d’éducation qui a parfois déserté les familles « ordinaires » et qui parvient à donner au membre le plus faible de la fratrie une étonnante capacité à vivre et à s’épanouir.
Que pensent les familles de leur « vilain petit canard » ? Maryse, mère d’Éléonore, une jeune fille trisomique de vingt-quatre ans, confie : « Il y a vingt-quatre ans, je ne savais rien de la trisomie ; juste quelques idées préconçues, majoritairement monstrueuses, sources d’angoisse, de honte et d’antipathie, et si l’on m’avait annoncé pendant ma grossesse que je donnerai naissance à un enfant porteur de trisomie 21, j’aurais probablement pris peur et préféré me donner la chance de mettre au monde, plus tard, un enfant “normal” plutôt que déficient intellectuel. Une fois le choc de l’annonce de son handicap et des problèmes de santé associés passé, Éléonore a fait se révéler en ses parents une force et une capacité de tolérance que nous méconnaissions totalement. Sa présence est rapidement devenue source de richesse et de bonheur. Très tôt, Éléonore a donné du sens à notre vie et nous a investis d’une mission : celle de se battre pour elle, de lui rendre la vie la plus facile possible, de lui donner toutes les chances de réussite et d’épanouissement. En un mot, nous mettions tout en œuvre pour que ses compétences se développent, et tout ce que nous lui donnions, Éléonore nous le rendait au centuple. Aussi, plus que jamais, nous soupirons : “Quelle chance de ne pas avoir su que cet inconnu que je portais en moi était trisomique ! Quelle bonne fortune que notre Éléonore !”. » Cette seconde leçon de courage que nous donnent les parents, c’est celle de relever la tête, de dépasser les préjugés et de se laisser transformer par une réalité qui, loin d’écraser ses victimes, les fait éclore.
Ces familles peuvent souffrir, car la vie avec une personne handicapée est « décapante ». Elles témoignent que les flèches les plus blessantes sont décochées par le regard des autres ; regards affolés de ceux qui, ignorant le handicap, jugent la famille de la personne handicapée : « Comment, vous ne saviez pas ? On ne vous l’avait pas dit ? » L’humble courage que nous enseignent ces parents, c’est de nous dégager du regard des autres, sans se laisser envahir par l’amertume ou la culpabilité. C’est d’accepter jour après jour de voir s’éloigner certains des amis sur lesquels on comptait, et de sentir s’installer le froid d’une implacable solitude sans en ressentir de trouble, d’avancer sans aucune assurance autre que celle de servir par amour son enfant.
Des familles se dressent pour dénoncer le sort des bébés trisomiques. À la veille du vote de la loi de bioéthique de juillet 2011, un père écrivait à son député : « Au regard de la loi de bioéthique, c’est notre enfant qu’on assassine. […] Éliminer un tel enfant, c’est arrêter le cœur d’une nation. […] Chaque vie est sacrée. Celle des enfants trisomiques aussi. » S’engager dans le débat de société au nom de ceux qui souffrent d’un tel ostracisme est un acte de chevalerie qui mérite d’être salué. Se battre pour intégrer dans notre société, au nom de la solidarité nationale, les enfants handicapés relève du contrat social de la nation. Hisser le débat à son niveau philosophique et moral est d’une autre portée, que la nation française ne peut pas ignorer, sauf à se renier. Ces pères et mères « courage » sont des aiguillons qui peuvent vitaliser notre démocratie et renouveler nos lois et nos pratiques si elle accepte de les entendre et de reprendre avec Antigone : « C’est mon frère, et le tien, que tu le veuilles ou non. J’entends que nul ne soit en droit de dire que je l’ai trahi. »
Scientifiques et « fictionnistes », prophètes de toutes barbes nous annoncent un monde nouveau, règne de l’hyper-homme, programmé sans faiblesse. En contrepoint, prêtons l’oreille à cette réflexion du triple champion d’Europe de basket en fauteuil roulant Ryadh Sallem : « Tant qu’il y aura encore des trisomiques, on sera encore des êtres humains. » En écho, rendons hommage à ces familles qui ont choisi d’accueillir par adoption un petit enfant trisomique. L’hommage aurait pu être adressé aux chercheurs, aux médecins, aux spécialistes de la grossesse, aux politiques qui se battent pour l’honneur de l’homme vulnérable. Tous porteurs de courage et d’espérance.