N°23 | En revenir ?

Jacques Tardi
Moi René Tardi, prisonnier de guerre au stalag II B
Paris, Casterman, 2012
Jacques Tardi, Moi René Tardi, prisonnier de guerre au stalag II B, Casterman

René, le père de Jacques Tardi, a été prisonnier pendant toute la durée de la Seconde Guerre mondiale. Jean, le père de Dominique Grange, épouse de Jacques Tardi et rédactrice de la préface, a été prisonnier de guerre également. C’est dire que c’est un hommage familial qui est rendu ici, d’autant que Rachel, la fille de Jacques Tardi, s’est occupée de la mise en couleurs et a été primée pour ce travail, et Oscar, le fils de Jacques Tardi, a effectué la recherche iconographique et documentaire. Mais ce n’est pas seulement un hommage familial. On sait que Jacques Tardi est un dessinateur de bande dessinée familier des adaptations littéraires réussies. Il a ici adapté les trois petits cahiers d’écolier des souvenirs de captivité qu’il a demandé à son père de rédiger, dans les années 1980, quarante ans après les faits. Et il a parfaitement réussi à évoquer la captivité d’un Français parmi les un million huit cent mille dans cette situation et à montrer les « dommages collatéraux » de la défaite française durant la Seconde Guerre mondiale.

Les souvenirs des cinq années que René Tardi passa en Allemagne à partir de l’âge de vingt-cinq ans sont très précis et encore très présents dans sa mémoire. Jacques Tardi les a complétés par quelques photographies rapportées par son père, « un bouquin généraliste sur le sujet » (entretien avec Jacques Tardi reproduit dans le petit cahier inséré au début de la bande dessinée et qui explique la genèse du projet) qui n’est pas cité, quelques films et des vues du stalag II B sur Internet. Il précise « il m’a bien fallu faire avec ce que j’avais », sous-entendant peut-être que peu d’études historiques ont été menées sur le sujet de la captivité, alors que la recherche historique est dynamique depuis les années 1990 et les ouvrages facilement accessibles. Mais la restitution des combats de 1940 et de la captivité est très réaliste, très juste historiquement et particulièrement complète puisqu’il y est même fait allusion à l’homosexualité – ce qui est rarissime dans les témoignages.

Cette description de la captivité est enfin renforcée par la présence de Jacques Tardi, dessiné au côté de son père, en jeune garçon qui demande des précisions de vocabulaire − les bof par exemple étant les marchands de beurre-œuf-fromage se livrant au marché noir (p. 39) −, qui s’interroge sur les points les plus débattus de la captivité : les causes de la défaite et les tentatives d’évasion. Jacques Tardi précise que le fait de s’être mis en scène lui permet de poser des questions qu’il n’a jamais posées, par exemple page 160 : « Il y a une chose que je ne pige pas. Comment as-tu fait comprendre à maman qu’elle devait t’envoyer fric, boussole, etc. ? […] Tu ne dis rien de tout ça dans tes cahiers. J’aurais dû te poser la question quand il en était encore temps. » Ce procédé a déjà été utilisé par Art Spiegelman dans Maus, mais Jacques Tardi le généralise à toute la bande dessinée. Une seule liberté a été prise par rapport aux carnets d’écolier à propos de l’épisode de Katyn.

Ce livre illustre la captivité vécue par un homme, et les captivités furent multiples, différentes suivant le grade, le lieu de détention, l’affectation en kommandos. Mais ce témoignage a valeur d’exemple. On suit le sergent-chef Tardi dans sa préparation militaire – il sent la guerre venir et sait qu’en faisant la préparation, il peut choisir son régiment : les chars. On est présent durant les combats qu’il a menés avant d’être fait prisonnier, on assiste à ses hésitations avant de prendre des décisions face à l’absence de commandement ou à la mauvaise qualité du matériel. On se déplace avec lui vers les camps en Allemagne, tantôt à pied, tantôt en train, jusqu’au stalag II B en Poméranie. On l’accompagne dans ses différents kommandos : ramassage de pommes de terre puis comptable au camp central. On a faim avec lui, attendant les colis qui permettent de passer de la survie à la vie. On assiste au comptage des prisonniers tous les matins par les Allemands, dont les attitudes face aux prisonniers varient en fonction des personnalités ; à la collaboration de certains par l’intermédiaire du Cercle Pétain ; aux sabotages ; au travail des tailleurs de vêtements, des faussaires, des faux-monnayeurs qui préparent les évasions. On écoute la radio le soir sur les récepteurs radio bricolés qui annoncent l’extermination du ghetto de Varsovie, les débarquements en Italie et en Normandie. On souffre de la promiscuité avec lui. On rencontre les prisonniers des autres nationalités, les Russes qui meurent très rapidement du typhus alors que les prisonniers occidentaux sont vaccinés ; les femmes lettones ; les prisonniers de guerre américains bien mieux traités car les États-Unis détiennent beaucoup de soldats allemands et un système de représailles peut être exercé en cas de mauvais traitements. On assiste aux spectacles, aux épreuves sportives, aux cours en université, aux réalisations des prisonniers mises en valeur dans l’exposition du Génie français – René Tardi a construit un pélican distributeur de cigarettes. On quitte René Tardi au moment où son camp est libéré.

La forme de la bande dessinée permet de faire revivre la captivité de manière remarquable et, on l’espère, ce livre de référence devrait permettre une grande diffusion de l’histoire des prisonniers de guerre. Un deuxième album est prévu, toujours fondé sur un carnet de René Tardi, relatant notamment l’évacuation des camps. Il est attendu avec impatience.


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