N°23 | En revenir ?

Patricia Allémonière

Pas blessée pour rien !

Permettre à un blessé de rester sur le terrain pourrait accélérer son rétablissement, tant physique que moral. Cette hypothèse s’appuie sur mon expérience. C’est donc de mon vécu dont il sera question dans le texte qui suit. Je fus en effet blessée le 7 septembre 2011 alors que je suivais, pour tf1, une opération dans la vallée d’Alasay, en Afghanistan. Mes blessures furent légères, des éclats de roquette au bras, à la main gauche et au visage. Ce jour-là, les combats qui opposèrent les soldats français aux talibans firent un mort et plus de vingt blessés côté français.

  • La décision de rester

Tagab, 11 septembre, 16 heures. Allongée dans une salle de soins, je parle au téléphone à Catherine Nayl, la directrice de l’information de tf1. Elle prend de mes nouvelles et souhaite me voir rentrer en France. Sans hésiter, je lui fais part de ma volonté de rester en Afghanistan. Je parle avec difficulté, mais elle sent au ton de ma voix ma détermination. Elle n’insiste pas. Nos images vont nous permettre de faire un très bon reportage sur les dix heures d’affrontements auxquels nous venons d’assister. J’en suis convaincue. À cet instant, il me semble inimaginable de laisser un autre journaliste exploiter mes rushes. Dans ma tête, une pensée tourne en boucle : « Je n’ai pas été blessée pour rien ! » Enfin, j’ai envie d’assurer la fin de notre mission : tf1 prévoit de faire une page spéciale pour les dix ans du « 11 Septembre » et je dois assurer une présence à l’antenne. Rester sur le terrain s’impose comme une évidence. En continuant mon travail, je donne un sens à mes blessures. Elles deviennent acceptables.

Je crois alors pouvoir être soignée sur la base de Tagab. Je dis à ma directrice qu’il s’agit de simples éraflures causées par des éclats de verre. Vite ramenée à la réalité par un médecin, je réalise que je ne pourrai pas faire de reportage pour le journal du soir. Comme Paris demande des images afin de relater l’embuscade dans le jt, je propose à mon équipe d’envoyer les séquences les moins fortes : je veux conserver les meilleures pour notre sujet. La rédaction attendra. Nous sommes les seuls à avoir filmé les combats. Pas de concurrence ! Je reste journaliste. Ce statut me donne des droits et des devoirs, en particulier celui de continuer mon travail. Cette posture est essentielle.

Une heure plus tard, je pars pour Kaboul avec la dernière rotation d’hélicoptère. Cela fait maintenant dix heures qu’une roquette a explosé contre le mur de la maison où je m’étais réfugiée en compagnie de quelques militaires. Arrivée à l’hôpital Kaïa de Kaboul, je passe de main en main. Un chirurgien m’annonce qu’il va s’occuper de mon menton. Je lui demande de faire attention ; mon visage fait partie de mes outils de travail. Je pense à mon métier, au direct que je compte faire le lendemain… Et puis il y a ma fille. Je dois la rassurer à tout prix. Je lui téléphone plusieurs fois avant d’être conduite en chirurgie. Le cœur de mes préoccupations reste tourné vers le monde extérieur, un peu comme si mon devenir intime ne comptait pas.

Des infirmières me proposent de voir ma blessure dans un miroir. Je refuse. Un choix conscient. Femme de télévision, je connais la portée de l’image sur la psyché. Le lendemain, lors de la visite postopératoire, un médecin me propose de prendre des photos de ma cicatrice ; j’accepte de les regarder. Sur mon menton, une balafre bien gonflée, rouge, s’étale sur sept centimètres. Ces gros drains bleus la font ressembler à une moustache de chat. Pas top ! Mais pas question de m’affliger sur mon sort. Je dois rejoindre David et Louis, les deux membres de mon équipe, qui sont sur la base de Tora. Il nous faut monter un reportage et un direct pour le journal de 20 heures. Une idée fixe ! L’équipe médicale de Kaïa va tout faire pour m’aider. Les militaires trouvent un hélicoptère qui peut me transporter à Tora. Je signe une décharge. Tous souhaitent voir diffusé mon futur sujet sur les combats de la veille, même s’il risque d’inquiéter leurs familles.

  • Être soignée sur place

Je suis persuadée que je serai mieux soignée à Tora. À mes yeux, à ce moment-là, le médecin et les infirmiers de cette base sont les plus compétents « du monde ». Je leur fais une totale confiance. Ils ont soigné de nombreux blessés, parfois gravement touchés. Cela me rassure et rend la douleur plus supportable. Je ne me plains pas, je fais des efforts. Avec mes radios, un compte-rendu d’opération, des ordonnances diverses, je monte dans un hélicoptère américain. J’arrive à Tora, sonnée par l’intervention de la nuit, avec mes pansements au bras, au visage et à la main. Un jeune capitaine accompagné de Louis et David, ravis de me revoir, m’entraîne vers le centre de soins. Mes obsessions refont surface. Sauront-ils me faire un pansement suffisamment discret pour le jt de 20 heures ? Enfin seule, épuisée, je m’allonge pour quelques heures sur le lit qui m’est attribué. Plus tard, sur ce même lit, avec Louis, nous faisons le montage du sujet qui sera envoyé par bigan à Paris. À 22 h 30, heure locale, avec un pansement réduit au strict minimum, j’assure mon direct. Je suis entourée, félicitée et soignée.

Dans cet environnement, je trouve l’énergie qui me permet de travailler, d’avancer. Avec Louis, nous parlons, partageons notre expérience avec des soldats basés à Tora. En retour, ils nous racontent leur « guerre », leur peur. Avec eux, la violence vécue se transforme en « histoire », elle s’éloigne. Elle s’inscrit dans le passé, mon passé. Elle ne fait plus partie du présent. Cette mise à distance n’aurait pas été possible avec mes proches. Lorsque j’arrive à Paris avec en poche un rendez-vous à l’hôpital Percy, mes ordonnances, mes radios et le compte-rendu opératoire, je n’ai plus d’objectif. Une deuxième phase commence. Mais avant d’aborder ma convalescence, retournons en Afghanistan.

  • Se préparer

Souvent, le grand public demande au correspondant de guerre ce qui le pousse à se rendre dans des contrées hostiles où sévissent des conflits meurtriers. Plus rarement, il lui demande comment il en revient. Il serait surpris d’apprendre que, souvent, le retour se passe bien. Les journalistes habitués aux situations dangereuses gèrent le risque par anticipation. Nous savons que nous allons devoir affronter la mort, la nôtre ou celle des autres. Nous n’ignorons pas le danger, nous le prenons en compte. La peur est chaque fois au rendez-vous. Avant. Pas pendant. Pas après. Pendant, c’est l’action. Après, c’est le soulagement. En nous préparant, nous maîtrisons notre peur. Nous ne sommes ni courageux ni téméraires ni inconscients, nous sommes juste raisonnables.

Lorsqu’en cette fin d’été 2011, je pars pour Kaboul, j’ai un mauvais pressentiment. Mais le temps manque. À Tagab, quelques heures avant d’être blessée, j’écris un message à mes proches. Je le laisse sur mon smartphone avec, à côté, une note demandant de l’envoyer à ma famille s’il m’arrivait quelque chose de fatal. Lors des missions les plus dangereuses, j’écris à ceux que j’aime, avant de partir. Ces lettres restent dans mon bureau, je les déchire à mon retour. Chaque fois, je m’excuse d’être morte, je leur demande pardon, je les adjure d’être forts et de continuer à vivre, à travailler… Moment difficile qui me met face à mes responsabilités et à mes choix. Cette préparation atténue l’effet de surprise causé par l’irruption de la violence. En envisageant ma disparition et ses conséquences, je me donne les moyens de maîtriser mes émotions.

Dès mon arrivée à la base de Tagab, je demande à rencontrer en « off » l’officier chargé du « rens » afin d’être informée sur la situation sécuritaire. J’essuie un refus. Je me félicite d’être partie avec ma documentation personnelle. Avoir du background, connaître l’histoire, les enjeux, les protagonistes permet en effet de réduire les inconnues. Il est plus facile de rationaliser et de maîtriser la situation. Lorsque je pars sans connaissances approfondies, je ressens plus d’appréhension. Sur le terrain, les briefings de fond, qualifiés de « confidentiels, sensibles » et donnés aux journalistes par les militaires anglo-saxons sont très utiles. La veille de la mission dans la vallée d’Alasay, nous suivons le briefing opérationnel donné aux militaires afghans et français participant à l’opération.

11 septembre, minuit et demi. L’heure du départ en mission approche. Je retrouve Louis, mon monteur-cameraman, qui se prépare. Nous enfilons nos gilets pare-balles et nous nous assurons de n’avoir rien oublié. Nous avons chacun un militaire référent, membre de l’équipe qui assure la protection rapprochée du chef du groupement tactique interarmes (gtia). Lorsque nous les retrouvons dans leur baraque, ils boivent un café brûlant avec le reste de leur groupe. Ils nous donnent des lunettes de vision nocturne pour avancer dans le noir. Nous écoutons leurs conseils. Pas facile de marcher avec cet appareil qui modifie les distances et teinte la nuit de vert. Faute d’entraînement, nous n’arriverons pas à nous en servir.

Depuis notre arrivée, nous avons appris à connaître ces hommes. Lors de nos précédentes sorties, ils ont chaque fois assuré notre sécurité. Au fil des jours, des liens se sont tissés. Nous faisons désormais partie du groupe. Cette appartenance me donnera de la force, une fois blessée. Elle amortira le choc. En tant que membre d’une communauté, j’ai des responsabilités vis-à-vis de ses autres membres. La fraternité prend le pas sur l’individualisme. Mais retournons sur la base de Tagab où une centaine d’hommes se prépare.

11 septembre, 2 heures du matin. C’est l’heure du départ. Les véhicules de l’avant blindés (vab) s’ébranlent. Ils nous déposent un peu plus loin sur l’axe Vermont, une route construite par les Américains et sécurisée par les Français. Les groupes talibans sont nombreux dans la région. C’est une nuit de niveau 3. Pas l’idéal pour une mission en zone verte ! Les militaires préfèrent les nuits sans lune, totalement noire, de niveau 5.

Lorsque je sors de mon vab, je ressemble à une aveugle à qui on aurait enlevé sa canne. Pliée en deux sous mon gilet pare-balles, je m’accroche à la lanière du sac à dos du soldat qui me précède. L’avancée dans les vergers est périlleuse. Il faut enjamber les canaux d’irrigation et passer par-dessus les innombrables murets en terre. J’entends des chuchotements et le souffle des malinois chargés de détecter des explosifs. Il fait chaud, 40 °C. Au loin, des chiens aboient, d’autres leur répondent. Ils signalent notre progression. Lors des nombreux arrêts qui ponctuent l’infiltration, je plaisante avec Louis sur l’absence de discrétion. Je suis loin de me douter que nous sommes attendus par les talibans dans le village de Mobayan.

C’est l’heure du muezzin. La couleur violette de l’aube annonce la naissance d’une nouvelle journée. Avec ma petite caméra à vision nocturne, je commence à filmer lorsqu’éclatent les premières rafales d’ak47. Il est un peu plus de 4 h 30. L’adrénaline aiguise notre concentration. Les tirs sont tout près. Nous cadrons les armes, les casques, les regards, les mains, les yeux. Avec nos deux caméras, nous enregistrons tout, les voix qui crient des ordres, les radios qui transmettent des positions.

Dans l’encadrement d’une fenêtre, un vieil homme et un enfant observent les soldats qui viennent de défoncer le portail de leur maison. Ils les voient fouiller les pièces l’une après l’autre. L’homme a de grands yeux bleus ombrés de rides, de grands yeux graves. Le bruit des armes semble ne pas devoir cesser. Avec un traducteur afghan, je m’approche et lui demande ce qu’il pense des hommes qui viennent de faire irruption chez lui. Il me demande de leur dire qu’il n’est pas le diable ! J’enregistre, poursuis la conversation… Les premiers bilans tombent : trois blessés ; puis un autre ; un mort… Les tirs continuent. Missiles, canons, hélicoptères de combat, forces spéciales américaines, françaises, renforts… Nous passons d’un compound à l’autre. Les militaires se « désengagent » : les talibans sont trop nombreux. Avec Louis, nous restons calmes, filmons, posons des questions. Nous sommes concentrés sur notre travail. L’action prime. Pour un journaliste, agir, c’est rapporter ce qu’il voit par tous les moyens qui sont à sa disposition. C’est ce que nous faisons. Faire son métier protège de l’horreur et sert de loupe, d’écran protecteur. La peur n’a pas sa place.

Nous nous réfugions à l’intérieur d’une pièce. Et soudain : lumière aveuglante, fumée, vitres qui explosent et tout de suite des voix qui fusent : « X est blessé ! Et le chef, comment va le chef ? Patricia est touchée ! Premiers soins, pansements. » Le calme revient… Je n’ai pas peur, je reprends lentement mes esprits. Incapable de parler, je lève le pouce. Tout va bien. Je ne suis pas morte. J’ai eu de la chance. En plein combat, les Américains évacuent par hélicoptère un blessé grave et le militaire tué par les talibans, les autres blessés sont brancardés. Trois heures plus tard, nous rejoignons l’axe Vermont.

  • Convalescence à Paris

Ma convalescence à Paris ne se passera pas très bien. La brève analyse qui suit permet de comprendre pourquoi.

Le jour de mon retour, j’ai rendez-vous à l’hôpital Percy. Dans le hall, je croise deux militaires blessés le 7 septembre. Contente de les voir, j’engage la conversation. Le médecin regarde mes blessures. Nouveaux soins. Il me donne un arrêt maladie. Je ne veux pas plus d’un mois ! Je rentre chez moi. Une infirmière vient chaque jour faire mes pansements. La rédaction de tf1 se tient au courant par sms ou e-mails. Au fil des jours, la douleur monte dans mon pouce jusqu’à devenir insupportable. Je ne peux plus dormir.

Durant cette période, je fais un rêve, lié aux combats de Mobayan. Une violente déflagration me réveille en sursaut alors que je suis assoupie. Je décide de m’observer. La roquette, en explosant, à laisser une trace dans ma mémoire, celle de la lueur jaune de l’explosion. Je connais la perfidie du post- traumatic stress disorder (ptsd). Mais, il n’y aura pas d’autre rêve. En revanche, la situation se dégrade à l’intérieur de mon pouce. Je prends rendez-vous en orthopédie. Diagnostic : un nerf coupé et un éclat, logé dans l’articulation, qui entame le cartilage. Il va falloir réopérer. En attendant, je porte une attelle. Le médecin augmente les médicaments. Mon état physique ne s’améliore pas, au contraire. Je fais une violente allergie aux médicaments. Changement de produits. La douleur devient supportable, je peux dormir. Les jours passent, mais je sais que je dois reprendre le travail au plus vite. Être confinée dans mon environnement familial rend en effet ma douleur plus difficile à supporter. Mes proches ne peuvent pas comprendre ce que je vis. Et je n’ai envie ni de les inquiéter ni de les frustrer. Ce manque de communication augmente ma vulnérabilité. Enfin, l’absence de contact avec mon environnement professionnel entraîne un repli sur ma douleur de convalescente. L’opération du pouce a lieu fin novembre 2011 ; celle réparatrice du visage en septembre 2012. Je reprends le travail la dernière semaine du mois d’octobre 2011. En décembre 2011, je suis à Bagdad.

Retour à la vie ordinaire... | M. Delage
F. Chanson | Priorité à la mission ?