N°23 | En revenir ?

Mireille Flageul

Le choix du silence

Quelque temps avant sa mort, Eugène Bourse, mon père, m’avait demandé de chercher dans les tiroirs d’une armoire les petits carnets où il avait noté jour après jour les péripéties de sa captivité en Allemagne comme prisonnier de guerre1. Ma sœur, mon frère et moi ne connaissions pas leur existence. Nous ne savions d’ailleurs que peu de choses de ses cinq années de captivité. Il n’en parlait pas, ou plutôt ne voulait pas en parler. Dès son retour en France, en 1945, il avait décidé de « tourner la page » pour nous donner la vie et continuer à construire la sienne. Il s’agissait de fermer une parenthèse trop douloureuse. Nous ignorions d’autant plus ce qu’il avait vécu que l’histoire de ces militaires prisonniers de guerre réfractaires au travail, résistants de l’ombre, est tombée longtemps dans l’oubli.

Si cet oubli a été en partie réparé, je voudrais, par ce témoignage, contribuer à restaurer cette histoire des cinq mille cent quatre-vingt-sept sous-officiers réfractaires – cent cinquante mille sous-officiers et un million huit cent mille soldats ont été faits prisonniers en 1940 et détenus jusqu’en 1945. Cette histoire reste en effet encore peu explorée et son exemplarité loin d’avoir été reconnue. Mais si j’en parle à travers l’histoire de mon père, c’est parce que je me suis souvent demandé comment un homme pouvait « revenir » d’une si longue épreuve et vivre comme si celle-ci n’avait été qu’une « période malheureuse » devant être « oubliée » afin de continuer à réaliser sa vie, et cela sans ennuyer les siens et son entourage. J’ai cherché à comprendre, à travers sa conduite et les choix tranchés d’une existence, quelles capacités de « s’en sortir » pouvaient avoir un homme apparemment « sans qualités exceptionnelles ».

L’été dernier, je me suis rendue en Pologne et en Allemagne dans quatre des sept camps où, entre 1940 et 1945, mon père, militaire de carrière, adjudant-chef, a été « prisonnier de guerre réfractaire au travail pour le IIIe Reich », transféré de stalag en stalag et interné au camp disciplinaire de représailles Kobjercyn (stalag 369) en Pologne, près de Cracovie, pendant vingt-six mois. J’ai alors constaté comment la mémoire était différemment préservée dans ces sites : simple stèle au camp de Kobjercyn, cimetière bien entretenu du stalag XVII A de Kaiserteinbruch, près de Bratislava, musées très bien documentés du stalag VIII de Zagan en Pologne, près de Gorlitz, et du stalag IX A de Ziegenhain (Museum Trutzhain) au sud de Kassel, en Allemagne, où ont été conservés les baraquements transformés aujourd’hui en logements sociaux. Ce voyage a marqué le terme d’un travail de recherche de trois ans et donné lieu à un ouvrage2.

Revenons tout d’abord sur la chronologie des événements, marquée par trois périodes pendant lesquelles les différents contextes vont influer sur les décisions, les « rebondissements » dans la vie de mon père. Chacune d’elles est constituée de paradoxes, d’opportunités, de douleurs, de souffrances portées par des convictions patriotiques, une volonté déterminée de promotion sociale et culturelle, et l’énergie de la camaraderie.

Il y eut d’abord la période de la guerre, de la capture le 18 juin 1940 à la Libération le 11 mai 1945. C’est celle de la captivité avec ses souffrances physiques et psychiques supportées grâce aux convictions patriotiques, au soutien des autres prisonniers réfractaires et des proches, mais aussi grâce à l’organisation par les prisonniers de guerre eux-mêmes d’une microsociété et du maintien d’une discipline militaire dans les camps, qui lui a permis de tenir jusqu’au bout dans sa position de résistant.

Il y eut ensuite la période du retour en France (1945-1947), avec ce paradoxe douloureux de la joie suscitée par la fin des hostilités et de la douleur de voir les médias et les politiques célébrer le courage des résistants et exposer au grand jour l’horreur découverte derrière les barbelés des camps de concentration, effaçant ainsi la résistance des prisonniers réfractaires et les faisant disparaître de la scène publique. C’est aussi la période du passage du statut de vaincu à celui de vainqueur, avec l’administration des camps de prisonniers de guerre de l’Axe (pga).

Il y eut enfin, entre 1947 et 1953, la période passée en territoire d’occupation allemand (toa) et au sein des forces françaises en Allemagne (ffa), celle de la construction d’une famille et de la participation à la reconstruction de l’Allemagne, celle aussi de l’engagement dans la construction au quotidien de l’amitié franco-allemande et de la mission désormais européenne de l’armée.

  • Des convictions patriotiques pour résister et survivre

En août 1940, chaque homme pouvait choisir de demeurer fidèle à sa vocation d’homme libre, choisir entre le renoncement, la révolte, la résistance ou la complicité, accepter la loi du vainqueur et servir sa cause ou lui opposer un refus ouvert et devenir un poids à son flanc. Pour mon père, il s’est agi de refuser toute entente avec l’ennemi, d’être patriote et de rester un combattant militaire par tous les moyens : « [Nous tenons] une position de résistance envers les Allemands par notre refus de travailler pour l’Allemagne nazie considérée comme l’ennemi à vaincre ; une position de résistance, voire de sabotage du régime de Vichy, par un refus d’obéir à ses ordres (relayés par la mission Scapini3), un refus des cercles Pétain4 et une orientation de toutes les activités dans un sens favorable aux Alliés et à la Résistance5. » La dignité et l’honneur étaient intimement liés. Les récits de certains camarades de mon père qualifient même de traîtres ceux qui ont accepté de travailler pour l’Allemagne. Mon père était plus nuancé. Pour lui, il ne s’agissait pas d’une trahison d’un idéal ou du patriotisme, mais d’un manque, d’une insuffisance ou d’une perte de volonté. Néanmoins, peu de militaires refusèrent les conditions de l’armistice que la classe politique et l’armée avaient en majorité acceptées. L’acte de résistance est alors un engagement de principe opéré au nom de valeurs, même si c’est un acte de désobéissance. Il est héroïque et personnel. Franchir le pas, c’est prendre des risques considérables.

Les conditions de vie très rudes, la faim, le froid sans cesse présents, les vexations, les humiliations, la pression du Führer et de ses services, secondés par ceux du régime de Vichy, qui ont besoin d’un réservoir de main-d’œuvre pour l’économie de guerre, les menaces de déportation, la propagande nazie, aucun de ces éléments n’a modifié la position des prisonniers de guerre sous-officiers réfractaires. Au contraire, cela a renforcé leur refus de travailler : le Reich restait l’ennemi et il n’y aurait aucune compromission tant qu’il ne serait pas vaincu. Ils étaient d’abord des combattants, pas seulement des prisonniers.

Mon père a été déporté au camp 369 de Kobjercyn comme « saboteur de régime ». Pour soutenir ses convictions patriotiques, il a pu compter sur la solidarité entre prisonniers, le partage des colis dans chaque baraque, la construction d’une mini-société avec des ateliers de fabrication de vêtements et de chaussures, jusqu’à des activités de théâtre… Mais aussi sur une organisation militaire remise en place au quotidien avec le respect de codes tels que le salut aux supérieurs afin de ne jamais oublier son appartenance à l’armée. Dans les stalags de Dalum et de Zagan, puis au cours de la marche forcée de six cents kilomètres entre Zagan et Ziegenhain, avec la découverte au petit matin de camarades morts de faim ou de froid, c’est l’énergie donnée par la volonté de ne pas mourir et la solidarité qui l’ont emporté. C’est aussi la régularité des colis et des correspondances avec sa femme, sorte de rituel riche en affection, qui lui a donné la force de tenir le coup pour, un jour, les revoir elle et leur fils. Ce sont aussi les discours diffusés par les radios clandestines des Alliés, de Churchill, de Roosevelt, du général de Gaulle et de la Résistance en France qui valorisent le courage de la France dans son combat contre l’ennemi. Mais la ressource principale pour mon père a été l’instauration aux stalags de Gross Hesepe et de Kobjercyn de ce que ses camarades et lui ont appelé pompeusement l’« université » – elle ne dispensait qu’un enseignement élémentaire ou secondaire. Là s’est élaborée une promotion individuelle par un suivi d’études scolaires en mathématiques et en français, qui sera validé à la fin de la captivité par des diplômes. Cet investissement va incontestablement enrichir le psychisme des prisonniers de guerre, les détacher des horreurs du quotidien et les aider à retrouver leur dignité d’êtres humains, de sujets qui pensent.

  • Le passage de la position de vaincu à celle de vainqueur

À la Libération, les sous-officiers réfractaires ne sont pas différenciés de la masse des prisonniers rapatriés. Ils se sentent alors marginalisés par les hommes de la Résistance, qui exaltent leur part prise dans la libération et la victoire de leur pays. L’ensemble des prisonniers de guerre a le sentiment que le fossé se creuse entre eux, les « combattants honteux » de 1939-1940, et les « glorieux vainqueurs » de 1944-1945. Ils ont aussi l’impression d’être les boucs émissaires d’une période humiliante de l’histoire de France que l’on préfère oublier. Ils acceptent d’être alors les « oubliés de l’histoire ». En parallèle, ils découvrent la réalité de la France de 1945 : pénurie, rationnement, ruines et désolation, pauvreté du pays, société profondément divisée et traumatisée par des années d’occupation et de luttes intestines.

Après deux mois de permission bien méritée, mon père est affecté le 30 août 1945 à une compagnie de garde des prisonniers de guerre de l’Axe (pga) du Morbihan. Il y restera jusqu’au 6 janvier 1946. Les pga détenus en France sont absents de l’histoire collective, alors que leur contribution au rapprochement des deux peuples a été fondamentale. Ils furent en effet près d’un million entre 1945 et 1948 à vivre parmi les Français dans un étonnant renversement de rôles entre vainqueurs et vaincus, ce qui constitue une expérience unique. L’administration de ces camps était en partie assurée par d’anciens prisonniers de guerre français qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’ont pas été animés d’un esprit de revanche, mais ont été au contraire attentifs à respecter au plus près la Convention de Genève. Mon père a ainsi soutenu leurs initiatives artistiques, notamment la création d’objets à base de matériaux de guerre récupérés. La population, elle, était habitée par un fort ressentiment, compréhensible après quatre années noires d’occupation !

Après le rapatriement, l’urgence du présent et l’envie d’oublier ce passé douloureux ont empêché toute parole revendicatrice de reconnaissance. Le besoin d’un retour à la normalité est passé par une forme d’oubli, celle qui permet le recommencement, dont l’ambition est de retrouver un futur en oubliant le passé, de créer les conditions d’une nouvelle naissance qui, par définition, ouvre tous les avenirs possibles sans en privilégier aucun. Pour mon père, la famille et la recherche de nouvelles compétences dans son métier ont été plus fortes que les souvenirs du temps triste et dur de la captivité et du retour.

S’appuyant sur la validation des certificats de scolarité attestant le suivi d’études aux stalags de Gross Hesepe et de Kobjercyn, mon père est accepté en janvier 1947 à l’École technique supérieure du génie à Versailles où il obtient le brevet de surveillant militaire des travaux du génie et celui de conducteur militaire des travaux du génie. Cette promotion sociale et professionnelle le tourne vers l’avenir. C’est la reconnaissance de sa compétence et la possibilité offerte de réaliser un projet qui lui est cher depuis longtemps : « bâtir », « construire des bâtiments ».

Vaincre, ce n’est pas seulement vaincre l’ennemi ; c’est aussi une victoire sur soi et de soi, se dépasser dans sa trajectoire et saisir les opportunités du contexte. Vaincre, ce n’est pas seulement reconstruire à l’identique, mais construire quelque chose de nouveau dans un contexte nouveau.

  • Le choix de la reconstruction de l’Allemagne
    et de la réconciliation franco-allemande

Dès la fin 1945, mon père décide de refuser la proposition d’intégrer le rang des officiers faite par ses supérieurs en raison de son parcours de guerre, afin de ne pas être muté en Indochine ou ailleurs où se déroulent les guerres coloniales, pour ne pas être à nouveau séparé de sa famille et, surtout, pour ne pas revivre les horreurs de la guerre. En outre, il ressent douloureusement les turbulences de la IVe République. Les discordes politiques sont en effet contraires à une valeur de base des prisonniers de guerre : l’unité qui préserve les liens et la lutte commune pour leurs droits. Une unité qu’ils vont d’ailleurs faire revivre par la construction de la Fédération nationale des combattants prisonniers de guerre (fncpg). Telles sont les raisons qui ont incité mon père à postuler pour servir sur le territoire d’occupation allemand (toa), où il est affecté à la direction des travaux du génie du Wurtemberg à Tübingen pendant six ans, de 1947 à 1953.

La première période de cette nouvelle vie débute avec l’incroyable reconstruction de l’Allemagne – « un vrai travail de titan » –, notamment des moyens de communication, des chemins de fer, des ponts routiers, des moyens de navigation, tout ceci accompagné d’innovations technologiques de grande importance associant civils et militaires, Allemands et Français. Le défi était de taille… La deuxième période correspond au passage du toa aux forces françaises en Allemagne (ffa) en juillet 1949. Une transformation qui se manifesta par l’arrivée de l’ambassadeur François Poncet en qualité de haut-commissaire et du général Guillaume pour le commandement militaire. Dans un pays où se reconstitue peu à peu le pouvoir civil et auquel les Alliés souhaitent rendre progressivement la forme et les prérogatives d’un État souverain, la présence française demeure nécessaire mais prend une dimension nouvelle : elle se veut une mission désormais européenne, c’est-à-dire dépouillée des droits du vainqueur. Tel est le sens du discours prononcé par le général Guillaume le 29 août 1951 à Stuttgart : « Commander les toa, c’était régir les seules forces terrestres françaises, lesquelles étaient dans une zone à côté des autres zones d’occupation de l’Allemagne. Les ffa ne sont non plus cantonnées dans les barrières d’une zone mais s’intègre chaque jour davantage dans l’organisation des armées de l’Union atlantique. Enfin, les ffa changent les conditions de vainqueur. Est-ce qu’on peut fonder la paix sur la permanence du désespoir ? À l’occupation pure et simple que régissait le gouvernement militaire succède le contrôle par une Haute-Commission alliée, étape sur le chemin qui conduit à la présence garante de l’indépendance et de la sécurité de l’Europe occidentale. Le devoir est clair, accompagner l’évolution de l’esprit des toa à devenir ffa en gagnant l’estime des Allemands. Cette estime est pour l’avenir un facteur d’une importance politique énorme. » Cette nouvelle mission a donné sens aux activités des services du génie de Tübingen. Mon père va d’ailleurs assurer des responsabilités importantes dans la construction des nouveaux bâtiments de la caserne des ffa.

C’est dans ce contexte tourné vers le futur que les revendications pour la reconnaissance des actes de résistance des prisonniers de guerre réfractaires peuvent enfin être écoutées. Il faudra attendre le 6 août 1948 pour que leur soit attribuée la médaille militaire pour faits de résistance et le 6 novembre 1956 pour que soit enfin obtenue, après de multiples combats de l’Union nationale des amicales des camps, la reconnaissance d’interné résistant pour ceux qui ont séjourné au camp de représailles de Kobjercyn. Mon père était alors déjà muté au génie militaire du camp de Coëtquidan en Bretagne depuis 1953 !

  • En conclusion

Les sous-officiers réfractaires ont été des « hommes du refus ». Ils ont su différencier les actes violents de l’armée allemande du IIIe Reich nazi de la capacité du peuple allemand à restaurer une démocratie. Ils ont lutté contre un régime dont les idéologies étaient contraires à leurs valeurs. N’est-ce pas cela qui leur a donné la force de tenir et de s’en sortir ? En retrouvant leur liberté, après leur rapatriement, ces valeurs les ont encouragés à croire dans le rapprochement des peuples ennemis et en la transformation de ce conflit par un nouveau sens, celui d’une ouverture à la paix, à l’Europe, au partage des valeurs de la démocratie et de son fondement humaniste. Enfin, s’en sortir, c’était pour mon père transmettre à ses enfants trois leçons de vie issues de son expérience de la guerre : l’engagement dans son métier de militaire, l’engouement pour les études et l’amitié entre les peuples.

1 Si les carnets de mon père ont été déterminants pour ma recherche, j’ai également étudié les documents disponibles aux Archives nationales de Paris, aux services historiques de la Défense de Vincennes et de Caen, et à la Bibliothèque nationale François-Mitterrand.

2 La parution de cet ouvrage est prévue pour octobre 2013.

3 Georges Scapini, nommé chef du service diplomatique des prisonniers de guerre à Berlin par Pétain et Laval en juillet 1940, aura un rôle de contrôle et de marchandage sur le sort des prisonniers de guerre. Voir Évelyne Gayme, « La politique de la relève et l’image des prisonniers de guerre », Inflexions n° 21, 2012.

4 Cercles créés par Vichy en 1941 et 1942 avec le soutien des autorités allemandes pour diffuser la propagande de la révolution nationale dans les camps de prisonniers de guerre.

5 Texte affiché sur toutes les baraques du stalag 369 de Kobjercyn par les sous-officiers réfractaires pour affirmer leur position.

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