N°23 | En revenir ?

Virginie Vautier

Le sas de Chypre : une étape dans le processus de retour

La mise en place par l’armée de terre d’un sas1, à Chypre, au profit de presque tous les militaires de retour d’Afghanistan, et aujourd’hui du Mali, est récente (juin 2009). Elle souligne l’importance que l’armée de terre accorde au devenir de ses soldats après leur passage sur ce théâtre d’opérations particulièrement éprouvant. Il s’agit de préparer et d’accompagner le retour par des mesures simples, mais qui jouent un rôle psychologique bénéfique.

  • Une action préventive sur la souffrance psychique
    et le vécu d’isolement

Le sas de Chypre n’a pas la prétention de détecter toutes les personnes qui vont présenter un état de stress post traumatique, ou de diminuer coûte que coûte l’incidence de ce syndrome dans la population militaire. Les études épidémiologiques n’ont d’ailleurs pas donné jusqu’à présent de preuve concernant l’effet préventif de tels dispositifs. En revanche, il permet aux militaires d’obtenir une information adaptée sur les troubles anxieux et dépressifs post-traumatiques, d’exprimer une éventuelle souffrance et de rencontrer des interlocuteurs attentifs, ce qui en soit est déjà un outil de prévention. Les soldats vont trouver des lieux et des interlocuteurs adaptés pour exprimer leur ressenti et débuter des soins.

  • Les effets du sas avant le sas

L’anticipation du sas durant la mission, le fait de le fantasmer, de le critiquer pour certains, structure déjà le processus de retour dans l’imaginaire des militaires engagés sur le théâtre opérationnel. Ils savent à l’avance qu’ils ne feront pas un retour brutal chez eux, qu’un « dispositif amortisseur » les attend, que des gens vont prendre soin d’eux, les écouter, les conseiller avant cette étape souvent redoutée. Le processus de préparation au retour commence donc durant la mission. À mesure que le retour approche, ils vont se renseigner sur les activités. Ils apprennent qu’ils vont rencontrer des psychologues, des masseurs, des personnes spécialisées dans la relaxation. Chacun va construire une représentation de ce que doit être ou pourrait être pour eux ce sas. Chacun en attend des choses différentes selon sa personnalité et les expériences qu’il a connues sur le terrain. Certains l’idéalisent, d’autres en rejettent le principe. Une attention particulière doit être accordée à ces derniers.

Le fait que le psychologue de la cellule d’intervention et de suivi psychologique de l’armée de terre (cispat) détaché sur le territoire afghan (Warehouse à Kaboul) vienne en présenter l’organisation à tous les détachements est une excellente initiative. Cette démarche permet de faire taire certaines rumeurs négatives, de préciser le cadre réglementaire en insistant sur le fait qu’il fait partie intégrante de la mission. Le sas est en effet imposé par le commandement dans l’intérêt de tous les militaires présents sur le théâtre. Cette présentation permet aussi de dédramatiser le volet psychologique. L’arrivée à Chypre est entourée d’un certain suspens, d’un soulagement d’avoir quitté le territoire hostile, d’une excitation à l’idée de découvrir le dispositif.

  • Les effets du sas durant le sas

C’est sous l’effet de plusieurs règles imposées aux militaires que le processus de décompression peut se produire. Il a ainsi été décidé que les chambres étaient collectives à effectif restreint afin d’éviter l’isolement et le repli sur soi, en particulier pour ceux qui auraient déjà des difficultés psychiques ou une place difficile dans le groupe (bouc émissaire…). Le militaire retrouve un niveau d’intimité correct sans pour autant se sentir exclu du fonctionnement du groupe. La durée du dispositif, elle, a donné lieu à de nombreuses discussions entre les différents pays concernés. Elle est de trois jours ; le temps optimal pour permettre à la fois le repos et la relaxation, et éviter l’ennui avec son cortège possible de troubles des conduites. La tenue vestimentaire obligatoire est le survêtement militaire. Cette contrainte est nécessaire ; elle signifie que le soldat est encore en service, qu’il représente l’institution militaire à travers chacun de ses comportements. Mais ce survêtement est aussi synonyme de détente, de loisirs et de confort.

La mise en place graduelle des temps libres participe également au maintien d’une certaine cohésion tout en permettant à chacun de retrouver une autonomie avant le moment décisif de la dispersion définitive du groupe à Paris. La rupture brutale de la solidarité du groupe combattant est depuis longtemps décrite comme néfaste. Pour ne pas être traumatisante, la distension des relations doit en effet se faire de façon progressive. Le confinement relationnel généré par la mission a eu des effets positifs et négatifs, certains ont vu leur identité se diluer considérablement dans celle du groupe, d’autres se sont presque trop investis durant la mission par manque de repères affectifs en France. Pour toutes ces raisons, le sas et son organisation spécifique paraissent indispensables.

Voici ce qu’écrit J. Glenn Gray, diplômé en philosophie de l’université de Columbia, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et auteur d’un remarquable petit livre, The Warriors. Reflections on Men in Battle, publié en 1959 et réédité en 1967 avec une préface d’Hannah Arendt : « Dans des moments comme ceux-là, beaucoup ressentent vaguement combien ils ont vécu jusqu’ici dans l’isolement : dans le cercle restreint de la famille et de quelques amis intimes, ils passaient à côté de beaucoup de choses importantes. Lorsque les frontières qui délimitent l’identité individuelle se sont élargies, ils ont éprouvé une forme de parenté qui leur était inconnue. Leur “moi” s’efface insensiblement devant un “nous”, “le mien” devient “le nôtre” et chaque destin individuel perd de son importance primordiale. »

La fréquentation d’un hôtel certes luxueux mais ordinaire par sa clientèle familiale permet à chacun de côtoyer des enfants, d’observer des familles au restaurant, à la piscine. Les cris d’enfants, leurs rires sont des sons que les soldats n’ont pas entendus pendant six mois. Ils vont de nouveau s’acclimater à ces scènes de vie ordinaire et vont pouvoir imaginer avec plus d’acuité leurs retrouvailles avec leur famille. La préparation psychologique au retour est ici à l’œuvre, confrontant le soldat à des éléments de réalité ordinaires.

La question délicate de l’alcool a dû également être tranchée. Il a été décidé que les militaires seraient autorisés à en consommer avec modération à partir de dix-neuf heures – les bars de l’hôtel ferment à une heure du matin – et seraient soumis aux mêmes sanctions disciplinaires en cas d’abus que s’ils étaient sur le théâtre.

Le maintien d’un certain niveau de cohésion à travers l’ensemble de ces initiatives évite les règlements de compte, les mises en quarantaine de certains, l’isolement des plus fragiles, les troubles du comportement. Chacun, sans le savoir, veille sur les autres pendant encore trois jours. Les contraintes en termes de tenue et de comportement sont certes nombreuses, mais ont, selon nous, un rôle structurant essentiel, en particulier pour ceux qui présentent déjà des troubles des conduites ou du comportement, que ce soit un repli sur soi, une alcoolisation massive, une transgression des ordres. Ainsi, le caractère obligatoire des activités, le fait de devoir porter le survêtement militaire, l’interdiction de franchir les limites de l’hôtel, le respect impératif des horaires contribuent à structurer le groupe.

  • Le processus du retour en marche

Les relations se distendent progressivement dans un environnement sécurisant, où chacun retrouve son individualité. C’est dans ces conditions que s’opère le processus psychologique de séparation et de retour. L’ambiance familiale de l’hôtel, les discussions entre collègues durant les débriefings, l’installation progressive de moments véritablement solitaires, les séances de relaxation, le relâchement de l’hyper vigilance vont permettre à chacun imperceptiblement de s’imaginer en famille. C’est aussi un lieu où les militaires peuvent se dire au revoir en toute tranquillité. Un moment crucial de ce sas est celui de la séance d’information sur les difficultés psychologiques et relationnelles courantes que peut rencontrer le militaire à son retour, mais que peuvent aussi présenter les membres de sa famille.

La plupart des militaires ont exprimé une certaine émotion d’être accueillis dans un lieu aussi apaisant. Probablement ressentent-ils à travers la grande qualité de ce sas un processus de reconnaissance à la hauteur de la dureté de leur mission en Afghanistan. Cette reconnaissance implicite est sans doute un autre volet précieux de ce temps de préparation au retour.

1 Sas : dispositif mécanique permettant de mettre en communication deux milieux dans lesquels les pressions sont différentes.

À pied, en bateau et en avion... | Y. Andruétan
M. Delage | Retour à la vie ordinaire...