N°25 | Commémorer

Pierre-François Rousseau

Le vétéran, entre mémoire, souvenir et reconnaissance

Que peut attendre un vétéran d’une commémoration ? De rendre hommage à son courage et à ceux de ses camarades tombés au feu paraît évident. Mais quel sens donne-t-il lui à ces événements ? Se reconnaît-il dans cette énumération de faits, qui bien évidemment lui rend hommage, mais qui ne correspond peut-être pas à ce qui, pour lui, a été particulièrement difficile. Car pour chacun, l’indicible est unique. Ce moment de mémoire peut ainsi être particulièrement douloureux chez celui pour qui les événements de la guerre sont prégnants comme au premier jour. Chaque année, l’horreur lui est rappelée et on attend de lui qu’il témoigne de ce qu’il a vécu, lui qui chaque jour lutte pour oublier.

Il existe d’autres lieux où ce rappel est encore plus vif, régulier et intime. Car c’est de manière répétée que le médecin, plus particulièrement le psychiatre, commémorera avec son patient son traumatisme à lui, et non plus l’événement de toute la nation. Le cabinet de consultation tient alors lieu de place d’armes, l’ordre du jour alternant entre une rencontre spontanée, une demande de pension ou un renouvellement de traitement. Le discours ne se cantonnera plus aux faits, devenus accessoires, mais au ressenti. L’échange n’aura pas pour but d’effacer de la mémoire du blessé les scènes traumatiques, mais de rendre possible le récit sans que les affects qui lui sont liés ne ressurgissent. Le psychiatre militaire offre ainsi au soldat une tribune unique pour faire reconnaître ses droits, commémorant à sa façon la « guerre » de son patient. Le vétéran dira alors que pour lui et en lui, chaque jour, avec les cauchemars des scènes traumatiques vécues, il commémore à sa manière une partie de notre mémoire collective.

Car les blessures psychiques sont avant tout un phénomène de mémoire, utilisé ici dans sa définition médicale : une information que le cerveau a enregistrée et qu’il est capable de restituer à la demande. Les états de stress post traumatiques produisent la répétition de l’enregistrement neurovégétatif d’un événement. De jour, ce sont les ecmnésies, dites aussi souvenirs forcés ou flash-backs. Sur un stimulus sensoriel, comme les bruits d’une explosion, d’une sirène ou des cris, sans que le vétéran ne puisse le réprimer, sa conscience est envahie des souvenirs de guerre et son corps reproduit ce qu’il a exprimé à ce moment : l’accélération cardiaque, les sueurs et les tremblements… De nuit, ce sont les cauchemars traumatiques qui répètent à l’identique ce que l’intéressé a enregistré aux moments les plus intenses de ses missions. Dans ces cauchemars, les représentations visuelles sont quasi photographiques, « au brin d’herbe près », comme l’écrit Louis Crocq. La clinique du trouble psychique post traumatique est ainsi faite de remémorations anormales, de réactions d’alarmes itératives et anachroniques qui harcèlent le vétéran et l’épuisent. Ce trouble psychologique, ce « passé qui ne passe pas », Claude Barrois le ramasse d’une courte formule : « Le souvenir de l’enfer et l’enfer du souvenir. »

Le traumatisme psychique inscrit donc dans la mémoire du vétéran un événement qui ne bouge pas, un événement qui y reste figé dans une configuration pathologique. Une commémoration peut-elle transformer cette clinique ? Un vétéran psychiquement traumatisé peut-il être soulagé d’une commémoration de l’événement qui l’a blessé ?

Les commémorations sont un temps de reconnaissance publique et de fraternité retrouvée avec les compagnons lorsqu’il en reste encore, mais elles ne sont pas un temps d’apaisement. Elles peuvent être douloureuses, ce que souvent le vétéran cache. Beaucoup disent y aller par devoir, devoir envers les autres, devoir vis-à-vis de ceux qui ne sont plus là, pour que le souvenir des absents ne soit pas oublié. Ils en parlent comme s’ils étaient les gardiens des limbes, un territoire partagé entre les vivants et les morts, où les défunts sont terriblement présents et où les vivants savent qu’ils ne sont que des survivants.

Nous avons parfois tenté d’inviter des militaires présentant des états de stress post traumatiques à participer à des commémorations en rapport avec ce qu’ils avaient traversé. Le résultat parut chaque fois mitigé entre la satisfaction de constater que ce que leurs frères d’armes et eux avaient « donné » au service de la patrie ne fût pas passé sous silence, et la frustration que la commémoration ne leur ait pas apporté ce qu’ils en attendaient. Et ce défaut, ce sentiment de manque ou de ratage, c’est celui d’un soulagement ardemment attendu et qui n’est pas venu. En fait, ce qui leur fait mal en ces temps solennels, c’est leur blessure psychique toujours ouverte et si peu visible.

Pour ces vétérans blessés psychiques, un autre temps peut tenir lieu de commémoration : le temps de l’expertise médicale. Dans ce moment, c’est à leur singularité que le médecin va s’intéresser. Avec une inversion de perspective, l’événement historique global est relégué en arrière-plan et l’importance pour le détail singulier va être amplifiée. Le vétéran sera regardé et écouté comme le sujet de son histoire, avec ses grandeurs et avec ses misères. C’est un temps intime où pourra être dit ce qui ne peut être dit publiquement et qui ne peut être verbalisé que dans l’espace du bureau de consultation. C’est un temps sensible.

Nombre d’anciens combattants ont raconté comment, par le passé, cette consultation a pu être pour eux un moment d’humiliation et de dépit. La Première Guerre mondiale avait stigmatisé les blessés psychiques ; les vétérans de la Seconde, ceux qui étaient revenus de captivité, les vétérans des guerres d’Indochine et d’Algérie se taisaient et se cachaient donc. Les médecins experts suivaient des protocoles et des règles qui dataient de 1919 ! Cela a heureusement changé. Les modalités de cette expertise ont été redéfinies en 1992 avec la publication d’un décret déterminant les règles et les barèmes pour la classification et l’évaluation des troubles psychiques de guerre. Ce texte a apporté une rupture majeure dans le regard porté sur le vétéran et sur son mal. Il est écrit dans la loi que le trouble « névrose traumatique » (terme aujourd’hui remplacé par celui d’ « état de stress post traumatique ») « doit être considéré comme une blessure et ne peut être assimilé à une maladie ». Ce décret va même plus loin que l’énoncé d’un droit : il indique aussi les formes du respect dû aux vétérans. Les consignes sont détaillées. Certains mots sont proscrits non seulement en raison de leur absence de signification précise, mais aussi de leur coloration moralisatrice ou péjorative, comme « sinistrose » ou « pithiatisme » qui laissaient comprendre que le trouble était factice, imité ; pareil pour les termes à caractère injurieux comme « paranoïa », « débilité », « folie », « hystérie ». Le décret et sa circulaire d’application détaillent les conditions dans lesquelles doit être accueilli le vétéran : la « grande attention », le « respect », la « bienveillance », la « grande humanité ».

Après ce temps inversé de travail sur la mémoire du vétéran, nous avons observé qu’un immense soulagement pouvait advenir. Cet apaisement tant attendu se produisait lorsqu’au terme d’un parcours d’expertise qui pouvait avoir duré plusieurs longues années, le vétéran venait à sa consultation avec les documents attestant de la reconnaissance de sa blessure psychique et que, selon les libellés officiels des documents qui lui avaient été remis, sa pension était « inscrite au Grand Livre de la dette publique ». Cette indication, tout en restant obscure pour lui dans sa signification administrative, lui avait apporté un apaisement qu’aucune commémoration, qu’aucun monument, qu’aucune citation ou décoration ne lui avait donné jusque-là.

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