N°26 | Le patriotisme

Bernard Bourgeois

Fichte : l’État, la nation et la patrie

L’affirmation de l’État est toujours suspectée d’en être l’absolutisation indue de la part de son auteur, alors dénoncé comme étatiste, et, de même, celle de la nation d’exprimer sa dangereuse exaltation chez le belliqueux nationaliste. Dans l’un et l’autre cas se trahirait la négation sous-jacente d’autres moments essentiels de la coexistence humaine. Dans le premier cas, par l’étatisme, de la société civile, et, dans le second cas, par le nationalisme, de celle-ci et des autres nations.

Il n’en va pas de même pour ce qui est de l’affirmation de cet autre grand lieu de la relation politique entre les hommes que constitue la patrie. Car le patriotisme est toujours jugé positif et n’a pas d’autre porteur, selon l’opinion commune, que, tout simplement (dans l’heureux et symptomatique défaut du mot « patriotiste » !), le patriote ; l’affirmation de la patrie ne ferait tort à rien et ne deviendrait jamais un excès. La déferlante actuelle d’un social avide de se fluidifier et de se libérer en un sociétal rend quasi maudits les termes d’« État » et, plus encore – en raison de sa connotation d’une identité limitante naturelle –, de « nation », mais elle épargne, de façon remarquable, la spontanée fraternisation patriotique.

Dans cette mesure, l’évocation de la problématisation fichtéenne du rapport rationnel entre État, nation et patrie peut revêtir un intérêt très actuel. Car Fichte fait s’accomplir l’existence humaine terrestre dans cette fondation quasi céleste d’elle-même qu’est un patriotisme consacré en quelque sorte religieusement et métaphysiquement, mais un patriotisme qui, tout en dépassant et rejetant l’étatisme et le nationalisme – contrairement à ce qu’on a seul retenu, quant au premier, de sa philosophie initiale de l’État, et, quant au second, de ses Discours à la nation allemande – requiert, au fond, pour l’essentiel, l’affirmation de l’État et de la nation comme moments nécessaires de la vie communautaire des hommes.

Certes, la conception fichtéenne de l’État et, plus encore, celle de la nation, sont originales et discutables, et il ne s’agit pas, pour nous, de nous mettre à l’école de Fichte ou de nous confier à son éducation. Mais l’exemple fichtéen d’une intégration rationnelle, sous l’autorité fondatrice du patriotisme, de l’État et de la nation eux-mêmes pleinement reconnus en leur positivité limitée car ainsi fondée, ne peut que stimuler l’opinion contemporaine à surmonter, dans le jugement qu’elle porte sur les trois grandes dimensions de la vie communautaire réelle ou objective, l’unilatéralisme paresseux, peureux ou tendancieux, en tout cas idéologique, auquel elle s’abandonne trop souvent.

Dans un tel souci de tirer parti, dans le présent, de façon tout à la fois compréhensive et critique, des enseignements fichtéens, on examinera tout d’abord en quel sens le patriotisme célébré par Fichte lui fait relativiser et limiter l’affirmation, en premier lieu, de l’État et du droit réalisé par celui-ci, dans leur propre gestion, puis, en second lieu, de la nation elle-même, qu’on a reproché au philosophe de diviniser. Ensuite, on soulignera la justification patriotique fichtéenne de cette affirmation, et de l’État et de la nation en tant que leur relativité conditionnerait nécessairement la vie absolue du patriotisme.

On a souvent considéré Fichte comme le penseur qui, plus que Kant – qui loge significativement l’éthique et le droit, la moralité et la légalité, sous la même désignation générique de « morale » –, a libéré le droit et, par là, l’État (dans lequel il voit essentiellement, à l’égal de Kant d’ailleurs, la réalisation de ce droit) de la morale ; on lui sait gré d’avoir même élaboré, du moins un temps, dans sa première doctrine de la science ou de la conscience humaine, une philosophie pratique qui aurait été principalement une philosophie du droit et de l’État.

Et il est vrai que les Moi vivent et veulent la liberté de leur affirmation de soi dans une objectivation d’eux-mêmes que leur interaction naturelle, d’abord corporelle, ne peut réaliser que si chacun limite sa liberté par la reconnaissance effective de celle des autres. Une telle reconnaissance réciproque effective des libertés alors coexistantes est le droit. Mais, puisque chaque liberté, en tant que naturellement incarnée, est et se sent tentée, égoïstement, aussi de limiter celle des autres pour s’asservir leur énergie, vouloir que le droit soit, c’est, pour chacune, au fond d’elle-même, vouloir qu’il soit imposé par une volonté forte de la réunion de toutes, la volonté communautaire instituée, constituée, dans et comme l’État et son administration.

C’est bien un leitmotiv fichtéen : « Hors de l’État, il n’y a pas de droit… Il n’y a donc aucun droit naturel, mais seulement un droit étatique1. » C’est ainsi que le grand texte de 1796, L’Assise fondamentale du droit naturel suivant les principes de la doctrine de la science, déduit rationnellement tout le dispositif étatique déterminant, réalisant et restituant le droit qui assure dans la paix la coexistence des libertés, en tant que la contrainte de l’État impose de l’extérieur aux volontés toutes supposées incliner à l’égoïsme un agir extérieur conforme à ses prescriptions. De la sorte, l’intériorité à soi ou la liberté originaire essentielle au sujet humain se réalise en lui comme l’interaction des hommes juridiquement fixée dans l’extériorité à soi pleinement objective de l’État.

La liberté comme originarité, qui est comme telle aussi originalité ou inventivité propre de chacun, se réalise donc dans et par l’État comme une interaction de tous tendant à être contrainte dans son contenu le plus concret. Car l’équité faisant accepter la réciprocité politiquement réglée doit être plus qu’une égalité simplement formelle entre les sujets de droit qui se lient dans un État. Si chacun doit également offrir son agir ou son travail à la communauté étatique, il ne doit pas y avoir de paresseux dans celle-ci, chacun doit de même recevoir également d’elle : il ne doit pas non plus y avoir de pauvres en elle. C’est un thème constant chez Fichte que celui selon lequel cet État ne saurait se contenter d’assurer à tous le même droit formel d’acquérir des biens, mais doit, pour s’accomplir ou se parfaire en sa rationalité, veiller à l’égalité matérielle de leurs droits.

Ainsi, dans sa Doctrine de l’État de 1813, un an avant sa mort, Fichte répète ce qu’il réclamait déjà en 1796 et précisait en 1801 dans ce complément économique de son Droit naturel qu’est L’État commercial fermé. Le dirigisme économique socialisant de l’État rationnel fichtéen concrétise bien le droit formel, négatif, de la sécurité et de la paix intérieure, dans et comme le bien-être qui entretient la vie, et, pour cela, maîtrise aussi, en les réduisant au maximum, c’est-à-dire en faisant se fermer sur lui-même autarciquement l’État, ses échanges commerciaux pleins d’aléas avec l’extérieur.

C’est toute la vie socioéconomique la plus réelle, et non pas seulement l’existence politique, plus idéale, qui est alors soumise à la contrainte étatique. La nécessaire surveillance des citoyens en leur agir objectif – extériorisé dans les lieux publics où un comportement indéterminé d’eux-mêmes peut faire suspecter leur oisiveté de les conduire à violer le droit –, en tant qu’elle est justifiée par Fichte, a pu le faire dénoncer, notamment par Hegel, comme le thuriféraire de l’État policier, dont « la police sait assez bien où chaque citoyen se trouve et ce qu’il fabrique à toute heure du jour »2.

Il y a là une contradiction tellement flagrante en son immédiateté – la liberté par la contrainte omniprésente, c’est-à-dire par la non-liberté sans faille qui l’anéantit –, qu’elle n’a pu échapper à Fichte lui-même. Il s’emploie à la surmonter ou à la nier en faisant se nier en lui-même son Rechtstaat, son État de droit, aussi policier que juste. Le thème de l’autosuppression essentielle d’un tel État est effectivement toujours présent dans sa philosophie politique. Et cette détermination ou destination, cette fin essentielle à l’État de droit, ne peut pas ne pas se manifester dans son existence, dans son exercice même, comme un État du droit qui est plus et mieux qu’un pur et simple État de droit.

La répression par l’État – serviteur de la liberté conforme au droit – de la liberté naturellement pervertie du criminel se manifeste à plein dans le rétablissement par la justice du droit violé. Et, en droit strictement appliqué, le criminel doit être nié par le droit qu’il a nié, ce qui a pour effet d’intimider et prévenir une nouvelle volonté criminelle, et de supprimer l’insécurité liée à l’existence de la première. Mais, parce que Fichte, à la différence de Kant – qui fait de l’auto-imposition de la loi dans la volonté la fondation de l’affirmation de celle-ci comme libre –, fonde inversement l’affirmation de la loi et du droit sur l’autoposition de la liberté constitutive du Moi pratique s’accomplissant dans l’éthique, leur rétablissement doit ménager chez le criminel puni la possibilité de recouvrer un comportement libre, et, pour cela, le laisser en vie, dans une vie enfermée mais resocialisante, ce qui rend la peine de mort absolument inadmissible.

Mais déjà l’établissement premier, originaire dans l’État (à travers la législation), du droit doit attester l’autolimitation par laquelle celui-ci, pour être vraiment lui-même en son ordination essentielle à la liberté, s’impose de ne pas vouloir tout régir dans l’existence effective des hommes. À côté des règles prescrivant un contenu du vouloir effectif, l’État du droit doit aussi en fixer qui garantissent la possibilité réelle, extérieure, dans certains lieux et à certains moments, d’un usage naturel du vouloir le plus personnel. Le contrôle de l’État s’arrête au verrou de ma porte et, « dans ma maison, je suis moi-même sacré et inviolable pour l’État »3.

Un État qui, chez Fichte, n’est donc pas si policier qu’on l’a dit, dans une injustice à l’égard du philosophe de la liberté, qui ne s’est pas limitée à ce seul point. L’État doit même, allant au-delà d’une telle retenue, ménager positivement de tels lieux et moments consacrés au « loisir », lequel est «  ce qui constitue proprement la valeur et le prix de la vie »4. Car la possibilité du loisir, c’est celle, pour le citoyen, de s’adonner à des activités supérieures ordonnées à des buts librement choisis qui dépassent ceux qu’imposent la nature, l’entretien et la sécurisation de la vie, pris en charge par le droit réalisé étatiquement.

L’État, négation naturelle ou extérieure de l’extériorité naturelle, ne peut ni ne doit lui-même déterminer et effectuer ces buts supranaturels, pleinement culturels, qui sont ceux des beaux-arts, de la morale, de la religion et de la science. Mais il doit faire que la liberté supérieure puisse réellement s’employer à les définir et les accomplir. En sa vérité, il est ainsi l’État du droit utilisant sa force à se dépasser lui-même en un « État de la culture [Kulturstaat] ». Il ne force certes pas ses citoyens à être ainsi libres, mais il fait tout pour qu’ils puissent en lui être libres, et libres de lui-même : « L’État a le droit, ou, plus proprement, il est le droit lui-même, devenu une puissance naturelle contraignante. Mais il n’a ce droit qu’à la condition qu’il ait l’obligation d’assurer la liberté supérieure de tous, l’indépendance de tous face à lui5. »

Or garantir ainsi la possibilité réelle, extérieure, de la libre activité en vue de la culture supérieure, c’est – pour la raison fichtéenne, qui voit dans la nature la présupposition de la liberté – garantir celle de l’usage naturel de la liberté dans lequel s’ancre son usage pleinement libre, mais que l’État doit soumettre à sa contrainte, contradiction qui ne peut que compliquer sa tâche. Fichte le reconnaît parfaitement dans les Discours à la nation allemande : « La liberté prise aussi dans les impulsions de la vie extérieure est le terrain dans lequel germe la culture supérieure ; une législation qui garde en vue cette dernière laissera à la première un champ aussi étendu que possible, au risque même qu’il s’ensuive un moindre degré de calme et de tranquillité uniforme, et que le gouvernement devienne un peu plus difficile et pénible6. »

Que l’État doive ainsi se nier lui-même pour que soient réalisés les buts supérieurs de la culture qui, dans l’agir, sont ceux de l’éthique – la liberté s’accomplissant par la liberté et non par la contrainte –, cela implique qu’il soit plus que simplement lui-même. Or le rationalisme fichtéen, celui d’une raison qui se sensibilise, d’un être qui se phénoménalise, ne peut, en l’occurrence, recourir à l’idée d’un en-soi positif en quelque sorte métaphysique de l’État, qui le maintiendrait dans l’être hors de sa manifestation négatrice de lui-même : « L’État en soi n’est rien d’autre qu’un concept abstrait ; seuls les citoyens comme tels sont des personnes effectives7. » C’est pourquoi l’État, réel ainsi seulement dans les Moi, ne peut s’affirmer dans sa négation de soi que si sa réalité proprement étatique, l’unité interactive artificielle des Moi liés par le contrat juridico-politique, se fonde sur une unité plus intime éprouvée par eux comme indépendante de leur art, les portant plus qu’ils ne la portent, à savoir l’unité native de la nation. La philosophie fichtéenne de l’État se fonde et s’approfondit dans une philosophie de la nation.

Si, à l’origine, Fichte distinguait l’État régi par le droit qu’il réalise et la « société [Gesellschaft] » comme interaction spontanée, à portée générale, des individus, il thématise ultérieurement celle-ci comme interaction liant plus immédiatement ou nativement entre eux ces individus qui ne s’affirment pas encore de façon individualiste, c’est-à-dire comme ancrée dans la totalité ou « communauté [Gemeinschaft] » quasi naturelle de la nation. Il emploie parfois synonymement les termes de nation et de peuple (Volk), le premier désignant de façon plus vraie la communauté plénière que le peuple doit devenir en cessant de s’appliquer restrictivement à la masse distinguée d’abord des élites cultivées et également du Prince. La nation, ou le peuple – ainsi distingué du simple « populaire » –, n’est véritablement que si tous en elle, le peuple stricto sensu, les classes cultivées et le Prince, sont unis par et dans une seule et même culture. L’élément de vie de la nation est bien, pour Fichte, la culture et si son nom lui confère un caractère natif ou naturel, c’est pour autant qu’il s’agit en elle de la seconde nature, de l’habitude, ici commune (les mœurs), en laquelle l’esprit est d’abord naturé, s’est d’abord naturé, s’est fait nature.

Tel que Fichte le comprend, l’esprit est, en effet, essentiellement agir, agir par soi sur soi, auto-activité : être, c’est pour lui se faire, se poser, se déterminer, ce qui est liberté. Et, se voulant plus concrètement réconciliateur que Kant – qui sépare originellement l’en-soi et le phénomène, l’intelligible et le sensible, l’esprit et la nature –, Fichte fait se naturer originairement l’esprit. Mais la naturation, qui est affirmée par une philosophie de l’esprit, est radicalement autre que la nature affirmée, elle, par une philosophie naturaliste. C’est bien pourquoi l’affirmation fichtéenne de la nation n’a rien à voir avec l’irrationalisme qui inspire souvent le nationalisme.

Fichte le dit d’autant plus brièvement qu’il le dit nettement et comme allant de soi pour une philosophie de l’esprit : ce n’est pas la nature qui fait la nation, une nation. Ni la nature extérieure, physique – le climat ou le territoire – ni la nature intérieure, physiologique : le sang, auquel on ramène souvent la race. La communauté, l’unité nationale, est d’abord l’unité de la langue, cette production naturelle première de l’esprit qui, par elle, comme organisation systématisante des mots, synthétise et rend ainsi maîtrisable culturellement l’expérience du monde et de l’être, et cela, non pas moyennant la volonté accomplie des Moi singuliers, mais moyennant l’énergie d’un groupe particulier de ceux-ci.

Alors que l’État doit résulter d’un contrat des volontés s’affirmant en leur singularité, la nation exprime l’unité plus primitive de la pratique parlée des choses propre à un ensemble particulier d’individus. L’immanence fichtéenne de l’esprit à sa présupposition naturelle ancre alors l’État, produit réflexif, comme tel plus libre, des vouloirs singuliers, dans la nation parlante, communauté particulière spontanée, comme telle plus nécessaire. Ainsi plus nécessaire que l’État, plus contingent, une seule et même nation peut fonder plusieurs États, comme ce fut toujours le cas chez les Allemands.

Cependant, le socle naturel de la vie politique qu’est la nation est, comme naturation de l’esprit, lui-même encore régi par l’identification à soi qu’est cet esprit dans son inévitable différenciation de soi historique, identification qui l’arrache à l’identité à soi figée de la nature. C’est pourquoi la vigueur et la valeur d’une nation ne résident pas dans le contenu originel, naturellement advenu, de sa culture et de sa langue, mais dans sa fidélité à soi historique, construite et reconstruite dans son éducation de soi, combat contre son abandon, la divisant en elle-même, à l’extérieur et à l’étranger.

Si l’Allemagne est, pour Fichte, la nation par excellence, et sa langue, la langue par excellence, ce n’est pas en raison de leur nature intrinsèque, mais par l’exemplarité historique de leur fidélité à elles-mêmes dans leurs débats avec les autres. L’universalisme ici impliqué de la vocation nationale distingue l’exaltation fichtéenne de la nation du nationalisme qu’on lui reproche. De même qu’il n’y a pas d’étatisme chez Fichte, il n’y a pas non plus chez lui de nationalisme.

Il n’absolutise aucunement la nation. D’abord, au sein de la manifestation ou du phénomène de l’absolu, il n’en fait pas une entité spirituelle subsistante-par-soi, une conscience collective absorbant en elle les consciences individuelles. Parlant de la tâche pratique de l’affirmation du tout spirituel, Fichte déclare : « Cette tâche ne s’énonce pas dans une conscience collective, parce qu’il n’y en a pas de telle, mais seulement dans la conscience individuelle8. » Si la nation a plus de réalité que l’État, elle n’est donc pas plus réelle par elle-même que celui-ci. Elle est seulement un moment – tout essentiel qu’il soit – de la seule réalité phénoménale vraiment existante, celle des Moi singuliers. Et, en tant qu’un tel moment, elle est, certes, plus vraie que le moment individuel-individualiste du Moi singulier  – ainsi qu’il en va de toute pratique rationnelle –, mais elle n’est pas son moment le plus vrai.

Car le Moi singulier vise toujours son identification avec l’identité à soi totale de la manifestation de l’esprit en son absoluité : l’identification nationale, collective, n’est qu’une étape ou une médiation menant à l’identification universelle, n’ayant comme telle rapport qu’à soi, où se manifeste dès lors l’esprit en son être absolu. De la sorte, la nation vraie, que Fichte – après avoir cru la découvrir dans la France révolutionnaire de 1789 se proclamant la missionnaire de l’humanité récréée – célèbre dans l’Allemagne appelée par lui à se régénérer éducativement, doit œuvrer à « l’amélioration ou la régénération du genre humain en son ensemble »9. Ainsi « le progrès qui, désormais, se trouve dans l’éternité du temps, à l’ordre du jour, est la parfaite éducation de la nation à l’Homme »10. L’exaltation fichtéenne de la nation – accomplie en l’allemande – est bien celle de la nation se dévouant à faire naître, en toutes les nations, l’humanité universelle. La nation entre en soi, elle aussi, à son tour, en sortant de soi.

De même qu’à propos de l’État, on peut alors s’interroger, dans le cas de la nation s’élevant à la vérité, ici supranationale, de sa destination, sur ce qui, en elle, lui fait se proposer un tel but supérieur à elle, existante comme pluralité de nations, puisqu’il est l’universalité et l’unité du genre humain. Suivant le grand principe de l’idéalisme allemand « on connaît et on veut ce que l’on est en soi » il y a donc, au fond même de la nation, un principe universel et un qui la fait être. L’attachement à la nation, qui peut amener à mourir pour elle, alors érigée en l’être et bien véritable de l’individu, se révèle être l’amour de quelque chose qui tient de l’absolu, qui n’est pas seulement durable en sa fidélité temporelle à soi-même, mais qui est proprement éternel. Car « l’amour […] ne s’attache jamais à ce qui est passager, mais il ne s’éveille et ne s’enflamme, tout comme il ne repose, que dans l’éternel », et « l’homme ne peut s’aimer lui-même à moins qu’il ne se saisisse comme un être éternel »11.

Or, en tant qu’elle est un tel bien réel empreint d’absoluité, la nation – si la célèbre équation est vraie : « Ubi bene, ibi patria [Là où l’on est bien, là est la patrie] » – est, en son fond le plus réel et le plus vrai, une patrie, laquelle « ne s’offre au regard que sous l’image de l’éternité »12. Ainsi, la sécurité commune étatique et la communauté nationale se fondent, celle-là par la médiation de celle-ci, sur la communion patriotique. La patrie porte la nation qui porte l’État.

De même que la communauté nationale particulière réalise concrètement la dissolution éthique de l’individualisme reconnu par l’État, de même la communion patriotique universalisante fonde religieusement, voire, par là, philosophiquement ou scientifiquement (au sens fichtéen du terme, qui vise l’auto-totalisation nécessaire du sens de l’être), la communauté particulière de la nation et, à travers celle-ci, l’interaction étatiquement instituée des individus. La philosophie fichtéenne, qui se comprend comme la compréhension de soi rationnelle, claire à elle-même, de l’intuition religieuse des choses, conçoit l’absolu comme une vie spirituelle divine qui manifeste sa plénitude universelle tout en restant une avec elle-même comme amour de soi, à travers une pluralité de modes particuliers d’elle-même : ceux-ci deviennent les lois fondamentales du développement de peuples ou de nations qui ont leur réalité dans leurs membres singuliers, les Moi humains formellement libres.

La vitalité créatrice originaire de l’être divin ne s’actualise alors dans les nations et leurs cultures, principalement dans leurs langues, que si les unes et les autres restent liées à leur origine, au lieu de se contredire et, par là, de se perdre en devenant étrangères à elles-mêmes comme ce fut le cas des peuples germaniques romanisés. C’est cette filiation maintenue qui, constituant une nation en une patrie, la fait participer, en tant que telle, à l’unité divine de sa source et lui confère ainsi la force véritable qui la distingue dans l’histoire. Et c’est l’oubli par l’État et la nation d’une telle origine patriotique, en son fond religieuse, qui les a précipités, par exemple, en Allemagne, dans leur désolante faiblesse.

Voilà pourquoi, aux yeux de Fichte, « l’amour de la patrie doit nécessairement régir l’État lui-même »13, en soumettant les buts directs ou immédiats de cet État – la sécurité juridique et l’entretien économique de la coexistence humaine en sa liberté – au but suprême, culturel et supranaturel, de son unité nationale spirituelle, qui, seule, lui permet de subsister historiquement ; seul l’esprit peut vaincre, et non pas la simple force matérielle. C’est le patriotisme qui impose à la nation de confier à l’autorité sensible de l’État la tâche prioritaire, éminemment spirituelle en son contenu et en sa forme ou sa démarche, d’éduquer la jeunesse à lui-même, qui fait s’accomplir la communauté nationale et l’interaction réglée étatiquement des individus s’affirmant en leur liberté. Cette éducation, qui ne sera pas en elle-même une éducation religieuse à une vie supraterrestre mais une éducation humaniste à la vie terrestre, exposera néanmoins la dimension supraterrestre, religieuse, de celle-ci, et elle l’exposera dans un discours rationnel commun (le Moi, comme tel, est raison), en soi déjà philosophant, puisque la philosophie est l’auto-clarification rationnelle (la « doctrine » immanente) de la conscience ou science, d’abord vécue (à sa cime, religieusement), de l’être.

Ce sont bien des maîtres eux-mêmes philosophants (tout homme l’est virtuellement) qui formeront des élèves jusqu’à les amener à la philosophie, c’est-à-dire à la compréhension de la nécessité rationnelle, pour eux, d’obéir à l’État comme à ce qui a vocation de devenir, lui qui est un « Zwinger [celui qui contraint] », aussi un « Erzieher [celui qui éduque] »14. Et Fichte en vient ainsi, dans sa Doctrine de l’État de 1813, à souhaiter que le chef de l’État soit lui-même un membre de la classe des « Lehrer [maîtres ou professeurs] », c’est-à-dire que l’État soit lui-même l’État de l’esprit en sa cime scientifique ou philosophique. Mais celui-ci sait aussi que lui-même et la patrie dont il fait sa demeure ne peuvent exister effectivement que conditionnés nécessairement par l’État et la nation, descente réalisante dont seule la conjonction avec l’élévation idéalisante de l’État et de la nation à la patrie donne leurs vraies signification et valeur à ces trois termes.

Si la nation se spiritualise, et par là accroît sa force, dans et comme la patrie, c’est que la patrie, originairement, s’incarne, et par là se fait exister, dans et comme la nation. Réconciliant ce que Kant avait séparé : l’en-soi et le phénomène, la raison et le sensible, l’esprit et la nature, consacrant de la sorte le penchant naturel de l’homme « à trouver le Ciel déjà sur cette Terre »15, Fichte fait se naturaliser la différenciation réalisante de la patrie divine universelle du genre humain dans une pluralité de nations particulières.

C’est la patrie elle-même qui, pour exister, exige d’être une nation. Le moyen national conditionne la réalisation du but patriotique. Le genre humain ne s’affirme qu’à travers des nations et le cosmopolitisme se détermine donc lui-même plus avant dans et comme le patriotisme national : « Tout cosmopolite [citoyen du monde] devient nécessairement, moyennant sa limitation [réalisante] par la nation, un patriote ; et tout homme qui serait dans sa nation le plus vigoureux et le plus actif patriote est, précisément pour cette raison, le plus actif cosmopolite [citoyen du monde]16. » Ainsi, l’universalisme immanent, concret, de Fichte ne lui fait affirmer le genre humain qu’en le particularisant à travers les nations, bien loin qu’on puisse découvrir chez lui une contradiction ou un flottement entre son cosmopolitisme et son patriotisme national.

Patriotisme national, mais, redisons-le, non nationaliste puisque, même lorsque dans les Discours à la nation allemande Fichte insiste sur la nécessité, pour cette nation « allemande », de ne pas se mêler à la nation « étrangère » – car tout mélange détruit –, il maintient l’égale nécessité de l’interaction entre elles et, même à travers l’inégalité de la valorisation (assurément contestable) de l’une et de l’autre, leur reconnaissance réciproque. Condamnant toute idée d’une nation unique – la monarchie universelle – et appelant à une interaction républicaine des nations, même dans la proximité culturelle intérieure à l’Europe, il maintient leur pluralité, et ce jusque dans la Doctrine de l’État de 1813, lorsqu’il prédit la venue d’un État ou, plutôt, d’un « règne » chrétien universel, il est vrai au seuil d’un autre monde, plus spirituel, où la distinction de la patrie, de la nation et de l’État pourrait ne plus avoir de sens.

Si la religion patriotique exige l’éthique nationale, celle-ci, à son tour, et, à travers elle, celle-là exigent la politique étatique. C’est la culture tout entière qui requiert et pose, comme sa condition d’existence nécessaire, l’État tout ordonné à elle. Si les premiers textes de Fichte, sur la Révolution française, ne faisaient pas de l’existence de l’État et du droit qu’il réalise, de l’État du droit, un devoir éthique, la première Doctrine de la science pratique, en 1796, tout en exposant l’autodétermination stricte du contenu juridico-politique, en lui-même non éthique, impose l’existence d’un tel droit étatique comme une obligation éthique. C’est là un principe définitif de la pensée fichtéenne. Le Système de la doctrine du droit de 1812 répète que le droit « est la condition factuelle de l’ethicité »17, et la Doctrine de l’État de 1813 déclare de même que la loi du droit « est elle-même une loi éthique, car elle est la condition de toute éthicité »18.

Le droit étatique suppose, certes, l’absence de vertu, mais, par sa seule existence, il intimide le mal et contient la sauvagerie pré-éthique de l’homme. Il nie, en imposant extérieurement des bonnes mœurs, l’obstacle à la libre affirmation intérieure de soi, proprement éthique. Et, par là même, il permet la concrétisation nationale de la réunion éthique des individus. C’est pourquoi « il n’y a aucune communauté en dehors de l’État et si ce n’est par l’État »19. Celui-ci, pris pour lui-même au sein du droit qu’il réalise, c’est-à-dire en son organisation extérieure puissante de la communauté nationale, assure l’indépendance de son effectivité historique et celle de la culture originale dont elle pare l’esprit totalement manifesté. La littérature et la langue constitutives, pour Fichte, de la nation incarnant la patrie ne peuvent subsister sans son institution politique comme État indépendant et fort. C’est bien seulement avec et par celui-ci que la vie divine clôt sa manifestation terrestre.

La circularité (le retour au commencement dans la fin) en laquelle Fichte, le premier, a vu s’avérer une philosophie, synthétise ainsi, dans le champ de l’esprit pratique, les trois affirmations – comme moments nécessaires de la réalisation de cet esprit – de l’État, de la nation et de la patrie. Dans l’ordre de l’essence, l’État a son fondement dans la nation, qui a le sien dans la patrie, tandis que, dans l’ordre de l’existence, la patrie a sa fondation dans la nation, qui a la sienne dans l’État. Et l’ordre du fondement porte celui de la fondation – comme l’être porte son phénomène –, de telle sorte que l’interrelation des trois moments est hiérarchiquement unifiée, préservant ainsi des facilités paresseuses des théories habituelles de l’interaction.

On peut, certes, contester le contenu que Fichte assigne à chacun des trois moments et à leurs rapports, par exemple dans sa caractérisation de la nation par la culture et par la langue, dans sa valorisation inégale particulière des nations (qu’on a pu juger inciter au nationalisme), dans sa conception au fond religieuse de la patrie et, à travers elle, de la nation et de l’État, sans parler de sa philosophie générale de l’être et de sa manifestation. Mais, par sa forme totalisante rationnelle, qui exclut l’unilatéralisme des partis pris idéologiques justifiant couramment les antagonismes politiques, la spéculation fichtéenne – comme ses grandes concurrentes au sein de l’idéalisme allemand – est riche d’enseignements pour notre époque. Elle vaut pour celle-ci, en particulier, comme une indispensable réhabilitation du moment de la nation dans la coexistence des hommes, de ce moment médian ou médiateur de celle-ci, et, comme tel, haï par les tenants opposés, extrémistes, de l’idéologie qui a envahi le discours politique contemporain.

1 Fichte, Das System der Rechtslehre [Le Système de la doctrine du droit] – SR –, 1812, in Sämtliche Werke – SW –, éd. J. H. Fichte, Bonn et Berlin, 1834-1846, T. 10, p. 515.

2 Id., Grundlage des Naturrechts nach Prinzipien der Wissenschaftslehre – NR –, 1796, SW, T. 3, p. 302.

3 Id., SR, SW, T. 10, p. 593.

4 Ibid., p. 575.

5 Ibid., p. 539.

6 Id., Reden an die deutsche Nation [Discours à la nation allemande] – RN –, 1808, SW, T. 7, p. 385.

7 Id., SR, SW, T. 10, p. 638.

8 Id., Das System der Sittenlehre [Le Système de la doctrine de l’éthique], 1812, SW, T. 10, p. 73.

9 Id., RN, SW, T. 7, p. 428.

10 Ibid., p. 354.

11 Ibid., p. 383.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 384.

14 Cf. id., Die Staatslehre, oder über das Verhältnis des Urstaates zum Vernunftreiche [La Doctrine de l’État, ou au sujet du rapport de l’Etat originaire au règne de la raison], 1813, SW, T. 4, p. 437.

15 Id., RN, SW, T. 7, p. 379.

16 Id., Der Patriotismus und sein Gegenteil [Le Patriotisme et son contraire], Premier entretien, 1807, SW, T. 11, p. 229.

17 Id., SR, SW, T. 10, p. 540.

18 Id., SL, SW, T. 4, p. 432.

19 Id., SR, SW, T. 10, p.543.

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