N°26 | Le patriotisme

Claude Cohen

La face sombre du patriotisme : le cas Fritz Haber

Un officier allemand, col de sa vareuse relevé et casquette enfoncée sur le front, marche à travers l’immense plaine qui s’étend devant lui. Il s’arrête un moment. Il lève les yeux vers le ciel. Il n’attend pas que la providence lui vienne en aide ; ce qui l’intéresse, ce sont les conditions météorologiques. Le temps est gris et les nuages rangés en ordre de bataille sont poussés d’est en ouest par un vent force deux. L’officier tourne son regard vers l’est. On peut lire dans ses yeux une détermination teintée d’une grande impatience. Enfin, après des semaines d’attente, il va pouvoir montrer qu’il a raison. Il accélère le pas. Jusqu’à une tranchée où sont disposés des cylindres, exactement cinq mille huit cent soixante-dix sur sept kilomètres. Il s’arrête. Sept kilomètres ! Les imbéciles ! Lui, il aurait fait installer sur trente kilomètres, cinquante kilomètres, vingt mille, trente mille, cinquante mille cylindres. Mais certains généraux, un peu trop scrupuleux à son goût, n’ont pas voulu l’écouter. Ils n’ont pas voulu…

Dès son arrivée, tous les militaires présents se mettent immédiatement au garde-à-vous. L’officier regarde sa montre. Il est sept heures dix. Plus de temps à perdre : les conditions météorologiques sont idéales. Il donne les ordres : « Mettez vos masques ! » « Ouvrez les cylindres d’acier ! » « Reculez ! » « Reculez ! » Tout doucement, comme un léger brouillard au ras du sol, le gaz contenu dans les cylindres s’échappe, poussé par le vent. Petit à petit, sur plus de sept kilomètres de front, il s’étend, prenant la forme d’un nuage, un nuage vert. Parvenu dans les tranchées adverses, il provoque l’affolement. Il le savait, il s’en doutait. Il a écrit dans son Journal : « Un barrage d’artillerie est un stratagème connu ; aujourd’hui il n’a que peu d’effet sur le moral des troupes. La guerre est une guerre contre l’âme des soldats et non contre leur corps. Si l’on parvient à ruiner leurs espérances en les terrifiant, alors nous gagnerons la guerre. » Le gaz chloré attaque les voies respiratoires des soldats qui essaient de fuir. Nombre n’ont pas le temps d’échapper à ce nuage de mort.

Nous sommes à Ypres, le 22 avril 1915. La première attaque chimique par des gaz de combat vient d’avoir lieu, en dépit de toutes les règles et conventions internationales sur l’utilisation d’armes chimiques. Un traité interdit en effet « l’utilisation de tout projectile ayant pour but de disperser des gaz asphyxiants ou délétères » ; les responsables de cette attaque diront qu’il a été respecté puisqu’aucun projectile n’a été tiré : seule l’ouverture de cylindres d’acier a permis la dispersion du gaz et il n’existe pas de convention internationale pour contrôler la direction du vent… Le but de cette attaque est de faire sortir l’ennemi de ses tranchées ; cette guerre d’enlisement ne convient pas à l’armée allemande faite pour le mouvement.

L’officier qui a mis au point ce gaz mortel et qui a donné l’ordre d’en faire usage s’appelle Fritz Haber. Il est chimiste et, fait unique dans toute l’histoire de l’armée allemande, il a été nommé capitaine par le Kaiser en personne. Haber est un brillant scientifique, un grand scientifique. C’est lui qui, dans les années 1907-1908, a mis au point le procédé dit Haber-Bosch qui permet la synthèse industrielle de l’ammoniac et, par extension, celle des engrais. De nos jours encore, deux milliards d’individus peuvent vivre grâce à ce procédé. Pour cette découverte, Fritz Haber recevra le prix Nobel de chimie en 1919 pour l’année 1918.

Fritz Haber est né le 9 décembre 1868 à Breslau. Il est juif, fils de Siegfried Haber, petit commerçant en peinture et produits chimiques. Talentueux universitaire, il essuie cependant les brimades de ses collègues et des universités ; on lui refuse des postes importants du fait de ses origines. En 1893, il se convertit au protestantisme et change son prénom Yacov en Fritz. En 1901, il épouse une brillante chimiste elle aussi d’origine juive, Clara Immerwahr, qui sera la première femme juive diplômée d’une université allemande.

Quand la guerre éclate, Fritz Haber se donne corps et âme à son pays. En octobre 1914, il signe le « manifeste des quatre-vingt-treize » par lequel des scientifiques et des intellectuels allemands affichent leur soutien sans faille à Guillaume II et à sa politique militaire. Il travaille sans relâche au bénéfice de l’armée. Dès 1915, il met au point les premiers gaz chlorés de combat issus de ses recherches sur la synthèse de l’ammoniac. Sans retenue, sans remords, il calcule et peaufine cette nouvelle arme de combat. Il ne désire qu’une seule chose : la victoire de son pays, à n’importe quel prix, et qu’il soit enfin reconnu par la société allemande comme l’un de ses enfants les plus prodigues. Car grâce à lui, l’Allemagne peut gagner la guerre.

Fritz Haber vient de passer du statut de bienfaiteur de l’humanité à celui de bourreau. Clara, totalement contre l’utilisation de la science à des fins meurtrières, s’oppose à son mari. Elle lui reproche ses égarements criminels et essaye de le ramener à la raison en lui demandant d’abandonner ses recherches. Une violente altercation éclate au domicile des époux Haber après la première attaque chimique1. Clara, ne pouvant ramener son mari à une éthique scientifique plus conforme à sa morale humaniste, se suicide avec l’arme de service de celui-ci. C’est Hermann, leur fils âgé de treize ans qui, réveillé par la détonation, retrouvera sa mère agonisante dans une mare de sang. Fritz, du front russe où il était parti la veille pour superviser une nouvelle attaque chimique, réglera les funérailles par téléphone…

En 1917, le laboratoire d’Haber met au point le gaz moutarde, le gaz le plus mortel jamais alors utilisé. Et élabore la « constante de Haber », c’est-à-dire la dose minimale de gaz fatale à l’homme. Grâce à elle, on peut désormais calculer la dose mortelle d’un gaz en fonction du temps d’exposition. Très vite, tous les belligérants se livrent à une guerre chimique sans retenue. Les gaz de combat seront responsables de la mort directe de plus de quatre-vingt-dix mille hommes et laisseront à travers toute l’Europe plus d’un million d’intoxiqués.

  • Patriote, vous avez dit patriote ?

Ainsi Fritz Haber se considérait comme un grand patriote. Quel est le sens de ce mot ? Il apparaît assez évident que dans nos sociétés actuelles la personne humaine a plus de valeur que dans la société dans laquelle il vivait. L’individuel a pris le pas sur le collectif. Centenaire de la Grande Guerre oblige, le mot patriote est aujourd’hui sur toutes les radios, dans tous les journaux télévisés et dans toutes les bouches, y compris celle du président de la République lors du lancement des commémorations le 7 novembre 2013 : « Mais qu’est-ce donc que le patriotisme aujourd’hui quand on se souvient de ce qu’il était dans la Première Guerre mondiale ? Qu’est-ce que le patriotisme ? C’est toujours l’amour des siens, pour reprendre la formule de Romain Gary, qui n’a rien à voir avec le nationalisme qui est la haine des autres. Le patriotisme, c’est la défense de la République, de ses valeurs, de ses principes, de sa promesse d’égalité mais aussi de réussite pour chacun. Dans cette période de commémorations, nous ne poursuivrons qu’un seul objectif : nous souvenir ensemble pour être plus forts ensemble. Voilà le grand dessein de l’année 2014 face à ce qui va être autant de traces retrouvées de notre histoire. » On appelle les citoyens à se regrouper autour de valeurs communes, comme celles du courage et du sacrifice de nos poilus. On évoque le patriotisme comme le panache blanc d’Henri IV, c’est un étendard auquel il faut se rallier.

La patrie, dont la racine étymologique est celle de « père », c’est le pays où l’on est né, auquel on appartient en tant que citoyen, par extension le pays que l’on aime par-dessus tout. Pour d’autres, cela n’est pas suffisant ; selon Fustel de Coulanges, « le véritable patriotisme n’est pas l’amour du sol, mais l’amour du passé ». Le civisme est le fondement du patriotisme, car il ajoute un sentiment de solidarité verticale entre les générations et de solidarité horizontale entre les personnes qui ont la même culture, la même langue, les mêmes lois. Sans lien social, il est impossible de se sentir patriote.

La voix de notre « vieille Europe » n’ayant plus la même portée, la même force qu’il y a cent ans, les nations européennes ont, après la Seconde Guerre mondiale, ressenti le besoin de s’associer. Après l’échec d’une force armée commune, c’est une Europe économique qui s’est mise en place. En 1988, devant le Parlement européen, le pape Jean-Paul II le rappelle en ces termes : « Votre Europe sera celle de la libre association de tous les peuples et de la mise en commun des multiples richesses de la diversité. On peut regretter que les dimensions culturelles, spirituelles, humaines aient été négligées au profit de l’économie. »

Pour 45 % des quinze-vingt ans, la patrie serait la première valeur à rejeter… La disparition du service militaire a sans doute contribué à cet état de fait. Or le chemin qui mène du patriotisme au nationalisme peut être court, surtout en période de récession économique. L’exemple le plus probant est celui de l’Allemagne impériale. L’exacerbation de la notion de patrie et de nation a conduit les nazis à considérer qu’ils étaient au-dessus de certains hommes et qu’il était ainsi légitime qu’ils envahissent les pays voisins afin d’exercer leur pouvoir pour les mille ans à venir.

Tous les historiens le disent : il faut se remettre dans le contexte de l’époque, incontestablement patriotique. Chaque pays, chaque puissance plus exactement, a alors tenté de soumettre son voisin et d’imposer sa domination. J’emprunte ici à Philippe Alexandre des passages d’un essai remarquable, Une étude comparative de l’enseignement du patriotisme à l’école entre 1871 et 1914. À cette période, les mots patrie ou nation n’étaient employés que pour être magnifiés. Philippe Alexandre cite Célestin Bouglé, qui, en 1901, disait de la patrie « qu’elle est la plus active et la plus puissante des idées directrices de notre civilisation moderne, qu’elle est en droit de demander à chacun le suprême de sa personnalité, car mourir pour la patrie est le sort le plus beau ». La patrie est identifiable à une personne et non à un objet ou à une idée ; elle a des droits, comme une mère envers ses enfants. Le corollaire est bien entendu qu’il serait indigne de ne pas accepter un tel oubli de soi.

Revenons sur « l’état d’esprit » de la France et de l’Empire allemand au début du xxe siècle. Les deux pays étaient en pleine mutation et les deux nouveaux régimes en place cherchaient à fonder leur légitimité. Côté français, la république succédait à l’empire, côté allemand, une monarchie impériale présidait aux destinées d’un État fédéral. Après la guerre de 1870, les tensions étaient extrêmes entre les deux puissances et cela impliquait qu’une éducation au patriotisme fasse partie des priorités de l’enseignement scolaire. Il fallait façonner les esprits des plus jeunes. Pour ce faire, deux matières occupaient un rôle prépondérant : l’instruction civique et l’histoire. Philippe Alexandre prend pour témoignage le manuel scolaire d’Ernest Lavisse, qui décrivait la France de la façon suivante : « La France, c’est la France dans le passé, le présent, dans l’avenir. La patrie, je l’aime de tout mon cœur, d’une affection exclusive et jalouse. » Une France éternelle enseignée dans les livres d’histoire. Les ouvrages ne manquent pas : dans Le Tour de la France par deux enfants, on suit la description magnifiée de la France par deux petits Lorrains dont les actes ne sont guidés que par le devoir et le don de leur cœur à la patrie2.

C’est aux instituteurs qu’il appartient de créer cet état d’esprit. Jean Jaurès, dans un discours qui peut paraître étonnant, s’adressait à eux ainsi : « Vous tenez en main l’intelligence et l’âme des enfants. Vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à compter. Ils sont Français et doivent connaître la France, son histoire, sa géographie, son corps et son âme. Ils seront citoyens et doivent savoir ce qu’est une démocratie libre : quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. »

En Allemagne, on s’appuyait aussi sur les manuels scolaires et l’histoire occupait le premier plan dans l’éducation. Mais à l’opposé de la France qui s’est « libérée » de l’Église, l’histoire allemande restait attachée à l’image d’un empereur qui, par son action, réalisait le dessein de Dieu. La France républicaine, elle, donnait à travers l’histoire et une morale laïque une dimension transcendantale à la patrie dont les idéaux se confondent avec ceux de l’humanité.

Philippe Alexandre rappelle comment, dans les deux pays, la jeunesse est préparée à la guerre au nom de la défense de la patrie ainsi qu’à l’idée de sacrifice. Le culte du soldat est magnifié, aussi bien par des représentations picturales que par des récits. Côté français, les tableaux montrant un soldat en larmes scrutant la « ligne bleue des Vosges » en sont le plus parfait exemple. Dès l’école primaire, la gymnastique et parfois des exercices de tir sont pratiqués. L’apprentissage des chants patriotiques est obligatoire. Tout ceci dans un état d’esprit militaire avec ses corollaires d’ordre et d’obéissance. L’enseignement n’est pas en reste : il est dirigé contre l’adversaire et on n’hésite pas à présenter l’Allemagne comme un empire fondé sur la force, bafouant les droits de l’homme, par opposition à une France qui s’érige en défenseuse exclusive de ces mêmes droits. Ainsi, au nom de l’humanité, il faut se préparer à reconquérir les provinces perdues, laissées à la barbarie du conquérant. Comment, dans cette atmosphère de fierté brocardée, de désir de revanche et d’exaltation du devoir à accomplir, l’esprit de patriotisme ne pouvait-il pas naître ?

Nous le savons, ces tendances guerrières n’étaient pas le fait de tout le monde. Les socialistes, les libéraux de gauche et les pacifistes réagiront, ce qui créera une crise du patriotisme à l’école. Les congrès d’instituteurs en France montrent un changement d’état d’esprit et l’apparition d’une forme de patriotisme moderne, éclairé dirai-je. Il est vrai que l’affaire Dreyfus a fait douter au moins la moitié de l’opinion française des volontés bellicistes des gouvernements en place. Philippe Alexandre nous indique « qu’en 1900, le septième congrès annuel de la paix appelle tous les éducateurs de tous les pays à travailler à l’avènement d’un monde nouveau pacifiste et uni dans les valeurs universelles d’humanité et de fraternité ».

La voix la plus emblématique de ce nouveau courant est celle de Jean Jaurès : « C’est donc d’un esprit libre aussi que vous accueillerez cette autre grande nouveauté qui s’annonce par des symptômes multipliés : la paix durable entre les nations, la paix définitive. Il ne s’agit point de déshonorer la guerre dans le passé. Elle a été une partie de la grande action humaine, et l’homme l’a ennoblie par la pensée et le courage, par l’héroïsme exalté, par le magnanime mépris de la mort. Elle a été sans doute et longtemps, dans le chaos de l’humanité désordonnée et saturée d’instincts brutaux, le seul moyen de résoudre les conflits ; elle a été aussi la dure force qui, en mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mêlé les éléments humains et préparé les groupements vastes. Mais un jour vient, et tout nous signifie qu’il est proche, où l’humanité est assez organisée, assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir résoudre par la raison, la négociation et le droit les conflits de ses groupements et de ses forces. Et la guerre, détestable et grande tant qu’elle était nécessaire, est atroce et scélérate quand elle commence à paraître inutile. La paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des hommes, toujours forcenés et toujours déçus, continuera-t-elle à monter vers les étoiles d’or, des capitales modernes incendiées par les obus, comme de l’antique palais de Priam incendié par les torches ? Non ! Non ! Et malgré les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions, j’ose dire, avec des millions d’hommes, que maintenant la grande paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves travaillent : la démocratie, la science méthodique, l’universel prolétariat solidaire. La guerre devient plus difficile parce qu’avec les gouvernements libres des démocraties modernes elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile parce que la science enveloppe tous les peuples dans un réseau multiplié, dans un tissu plus serré tous les jours de relations, d’échanges, de conventions ; et si le premier effet des découvertes qui abolissent les distances est parfois d’aggraver les froissements, elles créent à la longue une solidarité, une familiarité humaine qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif. »3

D’autres intellectuels prennent aussi la parole. Ainsi, Jules Renard écrit : « Au fond de tout patriotisme, il y a la guerre : voilà pourquoi je ne suis point patriote. » Rien n’y fera. En 1913, c’est la veillée d’armes. Plus rien ne peut faire changer l’état d’esprit général. Il faut en découdre. La déraison va l’emporter sur un idéal humanitaire. Philippe Alexandre, puis Olivier Loubes s’interrogent : pouvait-on tuer la guerre sans tuer le patriotisme, le corps sacré de la nation ?

  • Le patriotisme est-il une vertu ?

Cela introduit dans notre discussion une nouvelle question qui peut se poser de la façon suivante : est-il moral d’être patriote ? Rappelons quelques principes philosophiques : la morale est ce qui touche au juste et à la justice, c’est-à-dire à des principes universels. Ce sont les normes. Et ces normes sont souvent des interdits : « Tu ne tueras point », « tu respecteras tes parents »… La morale commande et elle s’impose à tous, sans exception. Cette notion d’universalité, au sens kantien du terme – « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » – est fondamentale mais paraît incompatible avec une morale du patriotisme, car ce qui est valorisé dans ce cas, c’est ce qui est individuel : « mon » pays, « ma » patrie… Or la morale ne peut pas être l’expression d’un intérêt particulier. Méfions-nous d’une morale qui n’aurait de sens que pour soi, soyons prudents et rappelons-nous la sentence de La Rochefoucauld : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. » Ainsi Fritz Haber, en créant un gaz de combat, commet un acte contraire à la morale universelle qui se veut bienfaitrice et humanitaire. En ce sens, être patriote est loin d’être une vertu, c’est même son contraire.

Ceci dit, est-il vraiment immoral d’être patriote ? Est-il vraiment indigne de défendre son pays, le sol où l’on est né, où nos parents et leurs grands-parents ont vécu avant nous ? Je ne le crois pas, et la figure sacrificielle du soldat tombé au champ d’honneur le drapeau national à la main, même si c’est une image d’Épinal, reste pour beaucoup un exemple de grande vertu. Il est de notre devoir d’honorer ces hommes ou ces femmes tombés pour la défense de la patrie. Toute communauté politique exige le maintien de troupes armées afin d’assurer sa sécurité. Cela signifie qu’être soldat, c’est posséder en soi une bonne dose de patriotisme.

Cela ajoute à notre débat une autre notion qui nous rappelle que nous ne sommes des acteurs moraux parce que ce que nous faisons partie d’une communauté. Mac Intyre le dit : « C’est le regard des autres aussi bien que son propre regard sur soi qui nous permet de devenir un acteur moral. » Sans la société dans laquelle je vis, je ne peux pas m’épanouir en tant qu’être moral. Sans communauté, je deviens un citoyen de nulle part, un apatride, et je ne peux pas réaliser d’action morale. Le bien et le mal ne se jugent qu’envers les autres. Si je vis dans telle ou telle société humaine, je dois, par ailleurs, me soumettre aux obligations imposées par cette communauté. Si elle défend des principes, je dois les défendre, et si pour cela on me demande le sacrifice suprême, je dois être prêt à y consentir. Je crée la société dans laquelle je vis et que je fais vivre, comme la société qui me fait vivre et dans laquelle je vis me crée. C’est indissociable d’une vie communautaire. Le patriotisme possède en lui une notion d’inconditionnalité. Ainsi, aller à l’encontre d’une morale patriotique peut à terme fragiliser nos liens sociaux et moraux.

Nous en revenons à la notion fondamentale de civisme, sans lequel nos sociétés ne seraient qu’un amalgame de communautés qui ne défendraient que leurs propres intérêts. Ainsi vont les guerres civiles. Pendant la guerre d’Espagne, en 1936, chaque camp se considérait comme le seul dépositaire du patriotisme. Est-il possible de concilier la notion d’universalité de la morale et la forme inconditionnelle du patriotisme ? Je n’ai pas trouvé de réponse entièrement satisfaisante. Tolstoï écrivait en 1896 : « Il est indispensable ou de démontrer que le patriotisme est un si grand bien qu’il rachète tous les terribles malheurs dont il accable l’humanité, ou de reconnaître que le patriotisme est un mal que non seulement il ne faut pas communiquer et inoculer aux hommes, mais dont il faut employer toutes ses forces à les guérir. » Il apparaît évident que dès qu’un acte dit « patriotique » s’oppose à la morale humaine, cet acte est condamnable. Le kamikaze, élevé au rang de « martyr » par certains, qui se fait exploser dans un bus en tuant des centaines d’innocents ne pourra jamais justifier son geste par je ne sais quel patriotisme. C’est indéfendable.

Mais on peut être un grand patriote, comme Charles de Gaulle, et s’opposer à son pays en attaquant un gouvernement, un État, un projet politique qui exigerait de son peuple qu’il agisse à la défense d’intérêts opposés à ceux du genre humain. L’histoire est remplie de personnages qui ont su s’élever contre leur pays. Elle se souvient par exemple de Claus von Stauffenberg, colonel de l’armée allemande et figure centrale de la tentative du coup d’État militaire avorté, le 20 juillet 1944, contre Hitler.

  • Conclusion

Pouvons-nous conclure que Fritz Haber était un grand patriote ? Il devait être perçu comme tel par les militaires avec lesquels il travaillait. Et lui se considérait ainsi parce que son action visait sans aucune ambiguïté à aider son pays à gagner la guerre. Son patriotisme était bien inconditionnel. Or la morale universelle le désigne comme un criminel, car il n’a pas su préserver en lui cette part de rationalité qui aurait dû lui permettre de ne pas inventer les gaz de combat, acte contraire aux intérêts supérieurs de l’espèce humaine.

Dès la fin du conflit, Fritz Haber est accusé par certains de crime contre l’humanité. Il s’enfuit en Suisse où, grâce à l’argent rapporté par ses travaux scientifiques, il achète la nationalité suisse. En fait très peu inquiété, il rentre en Allemagne dès l’année 1919 et reçoit cette même année le prix Nobel 1918 de chimie pour sa découverte de la synthèse industrielle de l’ammoniac. De nombreuses voix se sont cependant élevées contre une telle distinction – il serait intéressant de connaître la teneur des délibérations pour l’attribution de ce prix.

Il est important d’ajouter deux éléments à la vie de Fritz Haber. Après le traité de Versailles, l’Allemagne, rendue seule responsable du conflit et de ses conséquences, doit payer une dette considérable aux Alliés. Celle-ci doit être payée en or. Haber invente alors une machine qui filtre l’eau des océans et qui récupère l’or que ceux-ci contiennent. Malheureusement l’or ainsi obtenu coûte plus cher que l’or lui-même. Le projet est donc abandonné. Ne pouvons-nous voir ici un exemple de patriotisme ? Parallèlement, Haber continue à travailler sur les poisons chimiques et met au point dans les années 1920 un produit permettant de désinsectiser les cales de bateaux. En 1933, à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il est touché par les lois antisémites et doit quitter l’Allemagne. Il se rend en Angleterre auprès de Chaïm Weizmann qui lui propose un poste de scientifique à l’Institut Daniel-Sieff, en Palestine. Haber accepte le poste, mais il meurt sur le chemin de l’exil, en Suisse, à Lugano, le 29 janvier 1934, d’une crise cardiaque. Il ne verra jamais l’utilisation faite par les nazis de son produit destiné à désinsectiser les cales de bateaux et qui s’appelait le Zyklon B.

1 Qui es-tu Fritz Haber ?, la pièce de théâtre de Claude Cohen qui met en dialogue l’altercation entre Clara et Fritz, a été jouée cet hiver au Théâtre de poche, à Paris.

2 Voir l’article de Jean-Pierre Rioux dans ce même numéro.

3 Jean Jaurès, « Discours à la jeunesse », Albi, 1903.

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