L’histoire de notre pays offre de nombreuses raisons d’être fier de son héritage. Ainsi, lorsque la France est évoquée sur la scène internationale, elle l’est à travers l’image éternelle de « patrie des droits de l’homme et du citoyen ». Mais l’histoire n’est jamais monochrome. Elle est même agitée de soubresauts permanents, heureux ou malheureux, et offre cette ambiguïté d’avoir été forgée par des périodes de noirceur plus ou moins longues, plus ou moins marquantes, en même temps qu’elle était modelée par le souffle de l’espérance. En 1942, par exemple, tandis que certains Français s’illustraient dans la rafle dramatique du Vél d’Hiv à Paris, d’autres, à des milliers de kilomètres de là, poursuivaient la longue traversée des sables africains qu’ils avaient commencée un an plus tôt, après avoir prêté serment à Koufra. Et si l’histoire est capable d’offrir le meilleur comme le pire, elle peut également susciter le dépassement de soi dans la tourmente. Ce n’est pas un hasard si la Légion étrangère ou les troupes de marine ont choisi de célébrer leur fraternité de corps à travers la commémoration, chaque année, de deux batailles douloureuses et dévastatrices qui avaient, en leur temps, constitué le terreau de gestes héroïques et exemplaires.
L’histoire de la décolonisation fourmille encore d’épisodes aussi dramatiques qu’héroïques, notamment en Indochine. Mais il s’agit surtout d’une période charnière, au cours de laquelle les premières fractures commencèrent à apparaître entre les hommes partis se battre sur cette terre jaune et la population de métropole ou de l’arrière – entre les soldats et les citoyens. Les combattants du corps expéditionnaire comprenaient parfois mieux l’ennemi à combattre que la population à défendre dans les villes pacifiées du delta du Mékong ou du Tonkin, ou, pis encore, de la France. Et plus encore que de l’incompréhension ou un manque d’intérêt pour cette guerre lointaine, il y avait aussi, au sein de certaines franges de la population française, un véritable sentiment de mépris et de haine pour ces soldats d’Indochine – sentiments exprimés sur les quais de Marseille lors du rapatriement des blessés ou dans les manufactures d’armement lorsque les munitions étaient sabotées. À leur retour d’Indochine, parfois après plusieurs mois de captivité concentrationnaire, ces soldats ne retrouvèrent pas toujours leur place en France, un pays dont ils avaient défendu les intérêts, un pays pour lequel ils avaient enduré les pires souffrances et la perte d’innombrables camarades, mais un pays qui se désintéressait d’eux et ne leur accordait guère de reconnaissance.
La guerre d’Algérie ne fit qu’accentuer cette fracture, ce malaise, un malaise d’autant plus perceptible que cette nouvelle guerre était cette fois-ci plus proche et plus personnelle puisqu’elle impliquait désormais le contingent et touchait indistinctement toutes les familles. Les événements de 1961 et la dissolution du 1er régiment étranger de parachutistes (rep) firent céder les derniers fils qui constituaient encore le lien armée-nation.
En moins de vingt ans, et en faisant parfois jouer les mêmes acteurs, l’Histoire avait ainsi réussi le tour de force de faire acclamer l’armée française en 1944 sur les Champs-Élysées, de célébrer son héroïsme inutile à Diên Biên Phù en 1954, puis de réclamer sa tête, ou plutôt celles d’un « quarteron de généraux », quelques années plus tard. Si bien qu’aujourd’hui, après la disparition du service national et d’innombrables lois de programmation militaire, l’armée française n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été au siècle dernier. Son format continue de se réduire et les crédits qui lui sont alloués ne cessent de diminuer. Le budget de la défense n’est-il pas passé de 5,44 % du pib en 1961 à 1,5 % aujourd’hui ? Il se raconte désormais que tous les soldats français pourraient être accueillis dans le seul Stade de France, mais encore faudrait-il qu’il y ait suffisamment de vab1 en état de rouler pour les y transporter...
Et pourtant, malgré des moyens en baisse constante, malgré des liens avec la nation qui n’ont cessé de s’étioler, malgré des missions qui sont incomprises ou ignorées des citoyens et des médias, nous avons encore en permanence plus de treize mille soldats engagés opérationnellement à l’étranger ou sur le territoire national. Et nous avons toujours des hommes qui tombent, en Afghanistan, au Mali, en Guyane, en Centrafrique, et parfois même en France à l’entraînement.
Et pourtant, malgré cette armée dont la cotte de mailles s’effiloche, dont les soldats continuent de mourir dans l’indifférence ou parfois même dans le mépris de leurs concitoyens – « Ils n’avaient qu’à ne pas y aller », peut-on entendre –, nous avons encore des jeunes qui s’engagent. Certes, certains d’entre eux viennent avant tout chercher un travail pour échapper au chômage, et ceux-là arrivent sans aucune attente, sans aucune espérance, sans aucune croyance, sans être capables de se projeter dans l’avenir. Ils n’imaginent pas un seul instant que ce choix pourrait les conduire à mourir pour le drapeau, qu’il s’agisse de leur propre mort ou de celle d’un de leurs camarades. L’éventualité leur paraît aussi improbable qu’obscène.
Mais, avec eux, il y a aussi ces jeunes qui s’engagent pour « servir », au sens noble du terme. Ils viennent pour se mettre au service de leur pays, au service de la nation et de son drapeau. Ils viennent par patriotisme, une notion sur le déclin que l’on assimilerait presque à une vulgarité tant ce mot peut être prononcé avec une moue méprisante dans la bouche des faiseurs d’opinion.
Au contact des uns et des autres, ils vont forger un esprit de corps et s’arroger des valeurs qui jusque-là les dépassaient, mais des valeurs qui vont désormais leur permettre de s’élever. Ils vont apprendre, pour ceux qui ne le savaient pas encore en entrant dans l’institution, qu’ils font maintenant partie de ce groupe infime qui estime avoir des devoirs à rendre à son pays plutôt que des droits à lui réclamer. Ils vont encore apprendre ce que sont réellement les notions d’obéissance, de respect, d’honneur, de fraternité et de dévouement. Ils vont se transformer, devenir des hommes.
Je me suis moi-même engagé au 2e régiment d’infanterie de marine (rima) pour vivre cette mue, ainsi que je l’avais sommairement évoqué dans l’ouvrage D’une guerre à l’autre : « Je ne me suis pas engagé pour devenir moi-même, mais pour devenir un autre. J’ai signé mon engagement le jour même de mon baccalauréat, dès la fin des épreuves. Peut-être une façon pour moi de mettre un terme à une vie d’étudiant, et de plonger dans le monde des adultes et du travail, un peu à la manière des jeunes de mon âge qui partaient naguère effectuer leur service militaire. Mais, surtout, je me suis engagé avec la ferme volonté de servir mon pays, et non dans le seul but de dénicher un travail alimentaire. Passionné d’histoire, j’avais noté au cours de mes différentes lectures le rôle récurrent des troupes de marine, ces troupes destinées à l’origine à être embarquées sur les navires royaux pour y servir l’artillerie et participer aux abordages et combats navals, ainsi que pour tenir garnison dans les colonies lointaines. »
Que l’on se soit engagé dans l’armée pour des raisons alimentaires ou par vocation, on en vient à découvrir un nouveau monde et des valeurs qui souvent n’ont plus cours dans le monde civil. Des valeurs telles que des gens de tous horizons, aux origines sociales extrêmement diverses, aux cultes différents, aux parcours multiples et aux niveaux d’études parfois très hétéroclites vont arriver à travailler ensemble, au profit d’un objectif commun plutôt qu’en fonction de chacun de leurs intérêts propres.
La plupart de ces jeunes hommes que l’on retrouve aujourd’hui dans nos rangs avaient souvent une idée prédéfinie de ce que pouvait être l’armée en termes de rigueur, de travail, de missions ou encore de camaraderie… Mais beaucoup ont été surpris, parfois plus tard au cours de leur engagement, par la solidarité qu’il pouvait y avoir au sein de cette institution. Ils ont fait la connaissance de camarades et de supérieurs de leur unité, ou d’autres unités, qui ne les connaissaient pas mais qui leur faisaient confiance, les aidaient à franchir une difficulté, les aidaient à se dépasser. Et cela leur a permis de découvrir que le soldat français, quel qu’il soit, n’était pas un simple inconnu, mais un véritable camarade sur lequel ils pouvaient compter et qu’ils pourraient avoir à aider à leur tour dans une période difficile, peut-être même au combat.
Toutes ces valeurs que certains ont découvertes et se sont appropriées, ou que d’autres possédaient déjà en eux, suscitent bien sûr un esprit de corps, un esprit d’appartenance à nos armes, à nos régiments, mais plus encore que cela, ces valeurs nous remplissent de fierté et nous font prendre conscience des devoirs que nous avons envers ceux qui nous ont précédés et qui ont valeur d’exemple à nos yeux, mais aussi envers ceux qui nous suivront et dont nous aimerions qu’ils nous considèrent un jour, à notre tour, comme un exemple.
Nous n’en avions pas forcément conscience, mais ces devoirs que nous avons envers les nôtres ne sont en fait que l’illustration, à une échelle plus humaine, plus individuelle, des devoirs que nous avons envers notre pays, notre nation, notre patrie. Il n’est pas aisé, aujourd’hui, de définir précisément ce que peut être l’esprit patriotique à l’intérieur de nos rangs. De manière ironique, celui-ci s’exprime peut-être plus facilement à l’extérieur qu’à l’intérieur de nos frontières car, lorsque nous sommes déployés en Afghanistan, au Mali ou en Centrafrique, nous effectuons notre mission et luttons avec le sentiment d’appartenance à l’armée française, avec le sentiment de représenter la France, et ses valeurs et la conscience d’être investis d’une responsabilité écrasante lorsque l’engagement doit se durcir. Les exemples sont nombreux ces derniers temps, qu’il s’agisse des soldats stationnés au Gabon qui sont partis intervenir en Centrafrique, du déclenchement de l’opération Serval au Mali avec l’envoi de troupes venant de métropole et du Tchad, ou encore de l’intervention en Côte d’Ivoire en 2011 avec des soldats du rmt2 dépêchés du Tchad pour aller renforcer le 43e bataillon d’infanterie de marine (bima) et finalement intervenir en protection de la résidence de France, un carré de terre de notre pays à l’étranger. Toutes ces actions se sont déroulées au nom de notre pays, avec le sentiment du devoir à accomplir pour la nation. Et cela à tous les niveaux hiérarchiques, sans qu’il y ait eu besoin d’insister auprès des hommes ou de leur forcer la main : ils avaient clairement conscience d’être le relais de la voix de la France et de défendre ses intérêts.
Mais c’est également là que la notion de patriotisme devient difficile à appréhender aujourd’hui. Au cours des époques précédentes, et des crises précédentes, le patriotisme allait de soi : il s’agissait, d’un point de vue étymologique, de défendre la patrie, de la défendre militairement en cas d’attaque extérieure. Aujourd’hui, alors que les frontières extérieures de notre pays n’ont pas été menacées depuis quelques décennies, ses soldats ne peuvent plus que défendre les intérêts du pays, et non plus le pays lui-même. La notion de patriotisme s’est ainsi usée, faute d’avoir été mise à l’épreuve comme elle avait pu l’être en 1870, en 1914, en 1939... Elle ne subsiste aujourd’hui que dans cette version édulcorée qui vise à défendre les intérêts du pays plutôt que le pays lui-même.
La perception du soldat français par le citoyen s’en est évidemment trouvée modifiée. La population ne voit plus le soldat mourir pour la patrie, pour des raisons patriotiques, mais elle le voit mourir pour des intérêts géopolitiques ou politiques. Et il se trouve même des anciens pour s’opposer à ce qu’un nom de soldat français mort pour la France en Afghanistan soit gravé sur le monument aux morts de son petit village, sous les patronymes de ceux qui auraient trouvé une mort « plus glorieuse » en 14-18 ou en 39-45. C’est ce qui est arrivé dans le petit village de Ballots, où il a fallu que la famille Louaisil fasse preuve de persévérance et d’insistance pour que le nom du caporal Cyril Louaisil, mon camarade tombé en Afghanistan, puisse être gravé sur le monument du village en dépit de l’opposition de certains habitants. Évidemment, ce sont des choses dont on ne parle pas, pas plus que l’on ne parle des tombes ou des plaques commémoratives de soldats français morts en Afghanistan qui ont été vandalisées – celle du brigadier-chef Clément Kovac, du 1er régiment de chasseurs, dont la stèle funéraire a été saccagée en juillet 2013, ou celle du caporal Melam Baouma, du rmt, qui a été profanée en janvier 2010. Pas plus que l’on ne s’offusque particulièrement de ce qu’une élue de la nation refuse de s’associer, lors d’un conseil municipal à Vannes, à une minute de silence en l’honneur de trois marsouins du 3e rima tombés en Afghanistan. Pas plus que l’on ne s’étonne de voir Pierre Haski, figure du journalisme français et cofondateur du site d’information Rue89, reconnaître publiquement son antimilitarisme lors d’une chronique qu’il consacre au livre Captain Teacher : « Avant de laisser un commentaire antimilitariste pavlovien au pied de cette chronique – ce qui était mon réflexe initial, je l’avoue, en commençant à lire le livre3... »
Si le soldat est resté patriote au fond du cœur, qu’il ait appris à le devenir en faisant siennes les valeurs de l’armée ou qu’il l’ait toujours été, c’est malheureusement plus rarement le cas de ses concitoyens et parfois même, ce qui est plus grave encore, de ceux qui sont ses chefs ou auraient eu vocation à le devenir. En mai 2011, alors que notre unité venait pour prendre son tour de présence et d’opérations dans la vallée de Tagab en Afghanistan, à un mois de notre retour en France, nous entendîmes une formidable explosion. La radio de notre blindé annonça peu de temps après que le 1re classe Roperh, du 13e régiment du génie, avait trouvé la mort en sécurisant la route pour ses camarades. Nous étions si près de rentrer en France, si fatigués et éprouvés aussi bien moralement que physiquement par les missions successives que nous avions menées, que nous en fûmes lourdement affectés. Le soir même, ou le lendemain, nous voulûmes regarder les informations à la télévision pour voir de quelle manière cette mort serait évoquée, pour savoir si on parlerait un peu de nous, un peu de notre action en Afghanistan, mais non. Les médias préféraient commenter abondamment l’épopée aussi dramatique que pathétique vécue par l’un de ses serviteurs dans un hôtel à New York. Je ne saurais dire les sentiments que nous éprouvâmes alors. Non seulement les médias se désintéressaient de la mort du 1re classe Roperh et de ce qu’elle représentait, mais ils faisaient leurs choux gras d’une affaire sordide montrant que le patriotisme, même dans sa version édulcorée – la défense des intérêts de la France – n’était pas une priorité dans les hautes sphères de la politique. Il faut avoir le cœur bien accroché et des convictions bien fortes pour repartir effectuer une mission et risquer sa vie dans la plus grande indifférence, voire dans le mépris, après avoir perdu l’un des siens et constaté le fossé qu’il y avait entre les dirigeants du pays et ceux qui, sur le terrain, défendaient les intérêts de ce même pays.
Oui, il est parfois très difficile de devoir tant faire pour son pays, et de le voir en retour faire si peu pour nous. Mais il est vrai que nous ne demandons rien, que nous ne réclamons rien, que nous cherchons simplement à ce que les intérêts, la parole et le drapeau de la France soient respectés en France comme à l’étranger. C’est en effet ce drapeau qui nous unit par-dessus tout, par-dessus les déceptions comme par-dessus les souffrances, ou en dépit des souffrances. En écrivant cela, je pense évidemment à mon petit frère Loïc que j’ai involontairement poussé vers l’armée et qui s’est engagé au 8e rpima. Le 9 décembre 2013, alors qu’il était déployé en Centrafrique, il a perdu deux de ses amis avec lesquels il s’était engagé : les parachutistes Le Quinio et Vokaer. Il vivait là son premier déploiement et, déjà, perdait des frères d’armes. Comment réagir à cela et vivre avec cela sinon en se réfugiant dans les valeurs dont l’armée a fait son socle : la camaraderie, la fidélité envers nos chefs, l’honneur du drapeau et, bien sûr, le patriotisme – être prêt à défendre son pays, mais aussi à mourir pour lui.
En parlant de la guerre d’Indochine, Alain Decaux écrivait : « Elles me hantent les images de ceux qui au long de tant d’années sont allés se battre là-bas. Ils venaient de France, d’Afrique, d’ailleurs. La terre d’Indochine est imprégnée de leur sang. Je pense à ceux qui sont morts parce qu’ils ont cru à la cause qu’ils défendaient et il fallait qu’ils y croient. Je pense, hélas, à ceux qui sont morts alors qu’ils n’y croyaient plus… » Aujourd’hui, pourrait-on poursuivre, alors que notre pays ne connaît plus de « guerre » mais uniquement des « crises », alors que les jeunes générations sont qualifiées de désabusées, alors que les hommes politiques ne semblent plus se consacrer à la défense des intérêts du pays, mais plutôt à celle de leurs intérêts ou à celle des groupements d’intérêts les plus puissants, alors qu’il n’y a plus de vision ou d’ambition pour le pays, mais uniquement des réformes ou des restructurations, il faut bien avouer que l’enjeu n’est plus de croire ou de ne pas croire en la cause, mais tout simplement d’avoir une cause en laquelle décider de croire ou non. Il n’y a plus aujourd’hui de cause, mais uniquement des intérêts individuels ou corporatistes, et il n’y a plus personne qui soit prêt à mourir pour la moindre cause.
Plus personne à l’exception du militaire qui, hier comme aujourd’hui, et comme demain certainement, continuera à se dépasser dans la tourmente, à offrir le meilleur de lui dans l’indifférence et le mépris, à défendre son drapeau et les valeurs de son pays, sans rien demander d’autre que d’être traité dans l’honneur et avec le respect qu’il accorde lui-même au drapeau et pour lequel il est encore prêt à se sacrifier car il n’a d’accomplissement individuel que dans celui d’un intérêt commun bien plus grand encore.