Bosnie, hiver 1994-1995 : la guerre civile bat son plein. Sarajevo est presque totalement encerclée par les forces bosno-serbes. engagé, dans le cadre de l’onu, sur la chaîne montagneuse d’Igman, mon bataillon a reçu la mission de maintenir ouvert, au sein d’un mince corridor démilitarisé, la seule piste de ravitaillement de la ville de Sarajevo. Cette mission n’exclut pas l’usage de la force. La responsabilité est lourde, puisqu’il en va de la survie de la capitale bosniaque.
- Le cadre général
Les professionnels ou appelés volontaires du bataillon vivent et agissent en conditions très précaires, en raison des rigueurs de l’hiver en montagne, d’une part, et d’une position inconfortable sur une ligne de front active (ou à proximité immédiate) entre belligérants, d’autre part. Ils vivent des situations très diverses, souvent inattendues, et connaissent un taux d’activité particulièrement élevé. L’action se révèle très éprouvante tant physiquement que psychologiquement.
Ils y ont été préparés de longue date, en métropole, par des périodes de formation et d’entraînement qui leur permettent incontestablement d’affronter ensemble les difficultés et les épreuves dans les meilleures conditions possibles.
Je considère aujourd’hui, avec le recul, qu’une préparation individuelle et surtout collective exigeante, qui est organisée dans des conditions aussi réalistes que possible et qui ne néglige aucun aspect (intellectuel, physique, technique, mental), est à la base du succès de l’action d’une unité engagée en situation difficile.
L’expérience d’une opération de sauvetage conduite en Bosnie à la suite d’un accident survenu dans le contexte délicat de la zone de contact des belligérants en fournira l’illustration.
- Analyse d’un cas concret
Sud-ouest de Sarajevo – Mont Igman – 14 mars 1995 – 8 heures, heure locale – météo favorable – ciel bleu.
Un véhicule articulé chenillé descend vers la vallée avec seize gradés et militaires du rang, chargés d’une opération de déminage. Il tombe dans un ravin, faisant neuf morts et sept blessés graves. L’un des survivants, pourtant sérieusement touché, parvient à escalader la falaise, à arrêter un véhicule et à donner l’alerte à 8 h 50.
L’état-major de la forpronu est informé. Les secours s’organisent. Une compagnie de chasseurs est envoyée sur le lieu de l’accident avec son équipe médicale. L’appui d’un hélicoptère est demandé. L’hôpital de Sarajevo est mis en alerte. Les forces vives des états-majors sont réorientées sur la priorité du moment. Le chef de corps se rend sur place.
Une course folle contre la montre est engagée pour sauver ceux qui peuvent l’être.
Pour simplifier à l’extrême, six facteurs défavorables, deux contraintes, trois atouts et une circonstance heureuse peuvent être mis en exergue dans cette opération.
- Six facteurs défavorables :
D’abord et avant tout, il ne faut pas perdre de vue que cet accident dramatique survient alors que la mission militaire continue avec l’essentiel des moyens du bataillon déjà engagés sur près de 280 km2. Ce sont donc les circonstances du moment qui vont imposer les moyens les plus immédiatement disponibles pour faire face.
Le terrain montagneux : le ravin est profond (environ 70 mètres) et escarpé (quasi vertical). Le fond du ravin est boisé et miné, car il constitue la ligne de démarcation et de première protection des positions bosno-serbes, face à une éventuelle incursion de leurs adversaires. Cela pose problème pour un accès rapide au site et impose l’hélitreuillage pour évacuer les blessés et les corps, tout en rendant cette opération périlleuse, compte tenu de la végétation. En outre, les routes de montagne qu’il faut emprunter pour accéder au plus près du site accroissent les délais d’acheminement des secours.
La météo : vers 10 h 30, le ciel se couvre, le plafond baisse, la visibilité se dégrade, il se met à neiger. Tout cela accroît la difficulté des déplacements au sol et des opérations d’hélitreuillage, ainsi que le degré d’urgence du sauvetage.
Le déploiement sur le terrain des appuis possibles : la compagnie de secours est à plus d’une heure du fond du ravin. Les hélicoptères (dont un seulement est équipé d’un treuil) sont basés à Split, soit à plus d’une heure de vol, l’hôpital de Sarajevo est à 40 minutes par la route, à 7 ou 8 minutes par hélicoptère lorsque celui-ci se trouve sur place.
La langue de travail : l’équipage de l’hélicoptère, pièce maîtresse du dispositif de sauvetage, est anglophone, difficulté supplémentaire lorsque l’action exige une précision et une coordination parfaite.
Enfin, les forces militaires bosno-serbes imposent, depuis quelques semaines, un blocus quasi total de la ville, ce qui réduit considérablement la liberté des mouvements routiers entre le lieu de l’accident et Sarajevo, où se trouve l’hôpital.
- Deux contraintes fortes :
Le temps qui s’écoule toujours trop vite, particulièrement lorsqu’il y a urgence et que nombre de conditions (météo, température, relief, végétation…) se coalisent pour faire obstacle à l’action.
La pression de la hiérarchie et des médias, qui voudraient tout savoir en temps réel, voire avant même que les équipes de secours soient sur place… Il ne s’agit pas, bien sûr, de la pression d’une hiérarchie locale, qui mesure les difficultés rencontrées sur le terrain, mais de la pression de l’administration centrale parisienne, préoccupée par la présentation des faits au journal télévisé de 13 heures…
- Trois atouts précieux :
La compagnie d’infanterie de montagne engagée dans l’opération de secours, et qui sera mon atout le plus précieux, est celle que je connais le mieux. Elle est homogène, provient de mon bataillon en métropole et a été préparée sur plus d’un an à l’action opérationnelle. Je connais bien ses cadres, ses hommes, ses capacités, ses limites.
Mon deuxième atout dans cette affaire tient à la qualité des cadres et des exécutants. Soldats de métier ou appelés, ils ont été sélectionnés un à un parmi des personnels doublement volontaires, bien avant le départ en mission. Ces personnels, venus de toute la France, ont un goût de l’effort peu commun pour s’être portés volontaires afin de servir dans les troupes de montagne. Les personnels appelés, presque tous bacheliers, souvent titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur, ont accepté de prolonger leur service de six mois pour vivre une expérience hors du commun au service de la paix. Ils ne sont manifestement pas des français ordinaires… Enfin, la sélection a éliminé les maillons les plus faibles, aussi bien cadres que militaires du rang, avant le départ en mission. Il est incontestablement plus facile d’agir ou de réagir collectivement en situation difficile avec une équipe de très bon, voire d’excellent niveau.
Mon troisième atout est incontestablement la qualité du chef d’état-major français du secteur, qui, en l’absence du commandant de secteur – en déplacement à Paris –, va prendre à sa charge les pressions extérieures et délivrer dans les meilleurs délais tout l’appui nécessaire à la conduite de l’action.
Enfin, il me faut évoquer une circonstance heureuse :
Les belligérants, très vite informés d’une opération de sauvetage qui se déroule quasi sous leurs yeux, vont, sans qu’on le leur demande, respecter 48 heures de trêve. Les accès les plus rapides à Sarajevo seront ouverts par les bosno-serbes pour faciliter les mouvements relatifs à ce sauvetage. Il y a peut être, dans cette attitude, une forme d’hommage ou de respect des belligérants pour des hommes engagés loin de chez eux au service de la paix.
En vérité, le caractère exceptionnel de la situation, telle qu’elle se présente, ne vient pas tant des circonstances générales (c’est la guerre, les soldats sont payés et entraînés pour la faire, et il est normal qu’ils fassent en sorte que les choses se passent le moins mal possible) ; il vient des circonstances particulières constituées par la somme des paramètres (plutôt défavorables) à gérer, dont la plupart échappent à toute maîtrise ou autorité.
Il n’y a pas de choix du terrain, du moment de l’action, d’une météo favorable, des moyens immédiatement disponibles. Non, il faut réagir très vite, avec les moyens du bord, à une situation inattendue, dans des conditions particulièrement défavorables imposées par les circonstances.
Sans insister sur les détails de l’opération, j’en viens tout de suite aux enseignements, non sans dire tout de même que le dernier blessé n’atteint l’hôpital que vers 12 h 30, et que la dernière évacuation de corps n’est réalisée que peu après 15 heures. L’opération a duré 6 heures. Au total, tous les blessés ont pu être sauvés.
- Les enseignements :
Cette opération de sauvetage me parait être une bonne illustration de l’action collective en conditions extrêmes. La réussite a été le fruit d’une somme d’actions, elles-mêmes collectives ou individuelles, menées à tous les niveaux (compagnies, sections, groupes, binômes, individus, équipes médicales, hélicoptère, cellules de l’état-major, etc.). Chacun de ces éléments partenaires dans l’action avait un domaine d’expertise et des savoir-faire qui lui étaient propres. Chacun d’entre eux avait une vue précise de la micro-situation à laquelle il était confronté. Chacun d’entre eux a su et pu faire preuve d’initiative, à son niveau, et s’est lancé naturellement dans l’action, à sa place et confiant, pour atteindre l’objectif fixé par son chef.
La leçon est claire : performance, efficacité, succès dans l’action collective en situation d’exception reposent en vérité sur quatre maîtres mots : cohésion, synergie, savoir-faire, capacités physiques.
- 1. C’est sa cohésion qui a permis à l’unité de secours de se lancer dans l’action, sans perdre une minute, avec ardeur et efficacité. La cohésion restera pour moi la qualité première d’une troupe appelée à servir en situation d’exception. Sans elle, la réalisation d’une synergie devient difficile, l’action collective perd énormément en efficacité.
- Cette cohésion se fonde sur des relations humaines de qualité, une fraternité d’arme, une discipline librement consentie, une obéissance active d’amitié.
- La vraie cohésion ne s’acquiert pas dans la facilité mais dans l’effort, l’épreuve, voire la souffrance et l’émotion partagés. Elle ne s’acquiert pas autour de quelques bières ou parlottes au cours des pots dits « de cohésion », comme certains aimeraient à le croire, elle s’acquiert entre individus qui mouillent régulièrement leur chemise ensemble avec la volonté permanente de s’entraider. Seule la préparation la plus exigeante et la plus dure conduit à bien connaître et apprécier les forces et les faiblesses de chacun, pour mieux optimiser le résultat du groupe.
- La montagne représente un terrain d’exception pour développer la cohésion. Merci à elle d’avoir contribué à former les hommes et les équipes qui ont si bien agi et réagi ce jour-là.
- 2.La réalisation rapide d’une véritable synergie multiplicatrice d’efficacité a pu être obtenue ce jour-là. Facilitée par la cohésion, cette réalisation repose largement sur l’aptitude des cadres à percevoir, chacun à son niveau, toutes les composantes d’une situation imprévue, à les analyser pour aller ensuite à l’essentiel, à mesurer les conséquences de l’action envisagée, à décider dans le laps de temps le plus court possible et à faire confiance.
- La décision prise doit être plus rationnelle qu’émotionnelle, doit permettre d’optimiser l’emploi des capacités de chacun des membres de l’élément considéré, mais aussi celui de cet élément dans l’action de l’échelon supérieur. Elle permet à l’élément de prendre toute sa place, mais rien que sa place, dans l’action collective.
- Il y a, certes, dans cette aptitude des cadres, une part d’inné ; mais il y a aussi une large part d’acquis. La formation des cadres revêt, à cet égard, un aspect essentiel.
- Elle doit mettre l’accent sur le développement de l’esprit d’équipe et de la confiance mutuelle. Elle doit également promouvoir l’esprit d’initiative des cadres qui doivent, sans tergiverser trop longtemps, prendre les décisions de leur niveau, avec, le cas échéant, une prise de risque mesurée.
- Il faut bien admettre que cette décentralisation de la prise d’initiative au plus petit niveau, dont je crois aujourd’hui qu’elle est un des facteurs du succès dans l’action collective, ne va pas dans le sens de l’histoire. Les moyens de communication et de commandement modernes, qui permettent l’information en temps quasi réel, des chefs du plus haut niveau, poussent inexorablement à la centralisation de toute prise de décision. Sans doute nous faudra-t-il réfléchir aux conséquences de cette évolution.
- Parce qu’elle pose souvent problème et qu’elle impose la mise en pratique permanente de l’esprit de cordée et la prise d’initiative, la montagne constitue une excellente école. Merci à elle d’avoir contribué à préparer les cadres de mon bataillon à la recherche réflexe de la synergie dans l’action collective.
3.Efficacité, performance, succès reposent également sur des savoir-faire individuels et collectifs solides.
Le niveau de ces savoir-faire découle de la qualité de l’instruction, bien sûr, mais un savoir-faire qui n’est pas entretenu par une pratique régulière s’émousse, s’appauvrit. L’entraînement et l’expérience jouent un rôle déterminant dans le maintien, voire le développement des savoir-faire.
Cette dernière évidence ne doit pas être oubliée par ceux qui, sous très forte contrainte de temps, font parfois l’impasse sur un entraînement dont les résultats ne sont pas immédiatement mesurables.
Parce qu’elle est exigeante, qu’elle ne permet pas l’impasse et qu’elle impose des savoir-faire spécifiques entretenus, la montagne constitue un cadre idéal pour comprendre l’importance des savoir-faire et s’engager sans compter pour les acquérir.
4.Enfin, l’efficacité, la performance et le succès reposent aussi sur une excellente condition physique et morale. Elle seule permet de durer, d’endurer les rigueurs des situations extrêmes et d’arriver en temps et lieux voulus, avec une lucidité, une détermination et des capacités le moins entamées possible, pour agir rationnellement en contrôlant ses émotions.
Cette condition physique et morale ne s’acquiert pas du jour au lendemain, en revêtant l’uniforme. Elle est le fruit d’un travail exigeant, difficile, régulier. Elle se forge dans la sueur, la peine, la souffrance et le temps, avec la volonté permanente de repousser les limites de l’individu et du groupe.
Parce qu’elle durcit au quotidien le cadre et les conditions de l’action, qu’elle souligne sans complaisance et sans retard les faiblesses individuelles et collectives, la montagne, une fois encore, constitue un terrain idéal pour tremper les corps et les cœurs, et inciter l’individu et le groupe à l’humilité, quant à ses capacités physiques et morales à faire face à l’adversité.
Pour conclure, je reprends pleinement à mon compte deux proverbes que nous ont légués nos anciens.
« Une troupe mieux en main, moins instruite, vaut mieux qu’une troupe mieux instruite, moins en main », dit le premier d’entre eux. Ce proverbe donne clairement la priorité à la cohésion et à la synergie du groupe sur l’instruction.
« Entraînement difficile, guerre facile », dit le second. Il me conduit à penser que la préparation individuelle et collective doit être aussi durcie, exigeante et exhaustive que possible, si l’on veut pouvoir engager une troupe en conditions extrêmes en toute sérénité.
Parce qu’elle impose la difficulté au quotidien, l’action en montagne contribue au développement de la cohésion, de l’esprit d’équipe, de la condition physique et morale. Elle pousse à la recherche permanente de la synergie et à la prise d’initiative. Elle constitue un cadre idéal pour préparer une troupe à agir collectivement en conditions extrêmes.