N°31 | Violence totale

Johann Chapoutot

La violence nazie

Inflexions : Dans La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014), vous montrez que la violence totale est issue d’une idéologie enracinée depuis longtemps dans un peuple et va émerger à la faveur de tel ou tel facteur de promotion de cette idéologie. Comment une telle violence peut-elle saisir ce qu’il y a de plus élevé en l’homme en se fondant sur des arguments d’une tragique simplicité et d’une radicale bêtise ?

Johann Chapoutot : Cette simplicité ou ce simplisme est l’une des grandes forces du nazisme qui, au fond, est un opérateur d’intelligibilité. Il faut replacer sa naissance et sa croissance dans un contexte national épouvantable. En 1914, l’Allemagne est la première puissance industrielle d’Europe alors qu’elle était très en retard sur la France et la Grande-Bretagne en 1871. Cela grâce à une révolution industrielle très rapide, très brutale, avec ce que cela implique de phénomènes sociaux, de déracinement, exode rural, urbanisation, industrialisation. Une explosion démographique impressionnante : le pays est passé de quarante à soixante-sept millions d’habitants avec un taux de croissance de quasiment 70 %. La Grande Guerre a fait deux millions et demi de morts, un million huit cent mille au front auxquels il faut ajouter les sept cent mille de l’arrière que l’on oublie toujours, victimes de maladies et de la famine générée par le blocus mis en place par les Alliés. Un conflit conclu par le traité de Versailles, qui n’est pas une paix aux yeux des Allemands. Et qui se poursuit par une quasi-guerre civile entre 1919 et 1923, une guerre d’inflation, la guerre à l’Est jusqu’en 1921, puis la crise de 1929 qui frappe l’Allemagne en premier.

Dans ce contexte absolument dramatique, les nazis ont repris à leur compte des idées qui existaient déjà en Allemagne, mais également en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Occident de manière générale : le racisme, donc le particularisme, l’antisémitisme, qui était alors florissant, le capitalisme dans sa version la plus dure, c’est-à-dire une exploitation totale et méprisante des individus – la crise de 1929 a jeté plusieurs millions de personnes dans la rue sans que financiers et industriels ne s’en émeuvent –, le militarisme, le nationalisme, l’impérialisme, le « darwinisme social » – l’eugénisme est à l’époque considéré comme un grand progrès scientifique. Hitler, Goebbels, Rosenberg, mais aussi tous les juristes, professeurs, biologistes qui travaillent pour le parti, ont construit, sous une forme à la fois cohérente et plausible – plausible parce que ces idées sont partout –, une vision du monde social antisémite, réifiante, très organisée de l’histoire ; une vision plurimillénaire reliant l’Antiquité au présent. Une histoire qui est également une ouverture sur l’avenir puisque les nazis ne se contentent pas de poser un diagnostic, mais formulent un pronostic qui peut être résumé ainsi : « On va s’en sortir parce que nous avons compris les lois de l’histoire. »

Inflexions : Des lois de l’histoire qui vont être réduites à un simplisme des plus réducteurs. Il apparaît clairement dans votre livre que pour les nazis « la nature ne ment pas » et que la culture chrétienne, et surtout juive, a détruit les lois naturelles. Le racisme et l’antisémitisme se fondent donc sur le reproche fait à une partie de l’humanité de s’être opposée à la nature en enfermant depuis des siècles l’Allemagne dans une culture qui l’a brisée. Celle-ci ne pourra s’en sortir que si elle remet en question le passé sur le plan culturel. Pensez-vous que s’il n’y avait pas eu ce discours de la négation de la culture au profit de la nature, la violence totale se serait peut-être exprimée autrement ?

Johann Chapoutot : Vous avez raison. Mais la critique de la culture formulée par les nazis est une vieille tradition, et pas seulement en Allemagne. La mise en accusation du christianisme par exemple : la décadence de Rome n’est-elle pas due à la christianisation de l’empire des iiie et ive siècles ? Une accusation réinvestie par les extrêmes droites européennes et païennes du xixe siècle, qui estiment que le christianisme est une invention des juifs, qui, par l’évangélisation, ont apporté en Europe des valeurs qui ne sont pas celles de ses peuples d’origine, notamment des Germains. L’obligation de la monogamie qui a succédé à la polygamie germanique, ce qui est totalement fantasmé, est posée comme une réalité historique et vilipendée. Tout comme le soin accordé aux faibles et aux malades – comme les Spartiates, les « vrais » Germains n’hésitaient pas à laisser mourir au fond d’un ravin l’enfant qui était trop faible –, le respect de l’ennemi et celui du droit des gens… Des valeurs importées d’Orient, inculquées parfois avec violence, qui ont asphyxié démocratiquement et tué biologiquement la race germanique. Les nazis, comme beaucoup d’autres, répètent à l’envi le martyrologue des Saxons évangélisés de force par Charlemagne. Ils prônent le retour à l’authenticité du peuple germanique, à la loi naturelle, c’est-à-dire à l’instinct : on va redevenir des guerriers, on va se battre selon les lois de la nature.

Inflexions : Pensez-vous que cette volonté de retour à la nature explique le caractère total de cette violence ? Autrement dit, la violence d’État a-t-elle besoin d’une telle référence pour s’exprimer ?

Johann Chapoutot : Je n’aime pas l’expression « violence d’État » parce que, contrairement à ce que l’on croit, les nazis sont des anti-étatistes résolus. De ce point de vue-là, je suis convaincu qu’ils sont très modernes. Les juristes que j’ai étudiés, notamment Reinhard Höhn, vont jusqu’à penser la désagrégation de l’État et son remplacement par des agences. La république n’est-elle pas une invention gréco-latine, donc juive ? L’agence, au contraire, permet, en étant financée pour son projet spécifique, d’être flexible. En 1945, Höhn, pourtant ancien général de la SS, est devenu un des penseurs mondiaux du management ! J’ai donc du mal avec cette idée de violence d’État.

Inflexions : Mais la question demeure : pour être totale et être appliquée par un grand nombre de soldats et de civils, la violence a-t-elle besoin de se référer à une idéologie extraordinairement simpliste et enracinée dans les profondeurs de l’histoire d’un peuple ?

Johann Chapoutot : Le mot « enraciné » est important parce que « racine » a donné « radical ». Or la violence est totale parce qu’elle est radicale, parce que la lecture que les nazis font du réel et de l’histoire est radicale. Ils s’en vantent d’ailleurs et c’est la noblesse affichée de leur radicalité : « Nous, nous allons à la racine, c’est-à-dire la race ; grâce à la science du xixe siècle, grâce à la médecine, à la biologie, aux sciences naturelles, à la zoologie, à l’éthologie, à la génétique naissante, nous avons compris les lois de l’histoire qui sont celles de la nature ; nous avons compris que l’histoire, c’est la lutte des races. » Quand on fait une telle analyse, qui va au principe des choses, on formule des discours radicaux, parce qu’on y trouve un plaisir, une jouissance, et les nazis ne s’en sont pas privés. Grammaticalement, ils font des comparatifs de superlatifs, vecteurs verbaux d’une violence qu’ils souhaitent encore plus totale, encore plus extrême, toujours plus. Ils vont très loin dans le discours. Tout doit disparaître de l’ère de domination du peuple germanique par l’adoption de politiques d’expulsion et d’extermination. Ce discours-là, cette analyse radicale, au sens étymologique de l’histoire, cette lecture-là préparent, forgent les cadres mentaux qui permettront ensuite l’inscription d’actes qui, à nos yeux, n’ont pas de sens et dépassent l’horreur.

Inflexions : Cette violence totale n’était-elle pas vécue comme une contrainte nécessaire par ceux qui l’exerçaient ? Quand Hitler demandait à ses soldats de massacrer femmes, enfants et vieillards, il leur demandait aussi de se sacrifier pour le futur, d’être des héros ! Et ici on arrive au paradoxe total : la violence totale est autant imaginée comme une souffrance par ceux qui l’exercent que par ceux qui la subissent.

Johann Chapoutot : Vous avez parfaitement raison. C’est difficile d’être violent et c’est difficile de tuer, surtout dans un cadre culturel et mental structuré par le kantisme et le christianisme. Les nazis en sont conscients et d’ailleurs ils s’en vantent ; ils se considèrent comme une avant-garde, des êtres supérieurement intelligents pour qui la radicalisation de la pensée s’exprime dans la radicalité des actes. Leurs quatre-vingts millions de compatriotes n’en sont pas là. C’est pour cela que Himmler précise à Posen, en 1943, que la solution finale doit rester secrète, parce que les compatriotes allemands ne comprendraient pas. Ils sont, selon Himmler, encore trop englués de christianisme, de kantisme, de libéralisme, d’humanisme, d’humanitarisme, de droit. Pour vaincre ces réticences, ce que Bachelard appellerait un « obstacle épistémologique », il faut se servir de la force de l’autre : retourner la force morale contre elle-même. Cela consiste à dire que tuer un enfant juif en Ukraine au bord d’une fosse, voir sa boîte crânienne éclater, être maculé de sang, comme le décrivent les membres des Einsatzgruppen, c’est difficile, mais c’est nécessaire, que ce qui serait criminel ce serait d’épargner cet enfant car il est dangereux par nature : il va grandir et venir tuer nos enfants à nous. En accomplissant ce crime malgré un éventuel sentiment de compassion, nous faisons le bien. Les discours de Posen des 4 et 6 octobre 1943 sont explicites : en faisant cela, la SS prétend avoir accompli un devoir moral vis-à-vis de la race. Si elle ne le faisait pas, elle laisserait cette tâche biologique aux générations futures.

Inflexions : Comment expliquer que des universitaires, philosophes, juristes, médecins, avocats rompus à la dialectique, à une connaissance qui transcende le jugement collectif habituel, se soient laissés prendre à ces fantasmes ?

Johann Chapoutot : L’engagement des intellectuels. La question est importante. Cela fait partie de ces béances de sens auquel on est confronté. Pour faire surgir cette béance de sens, il faut en faire une histoire culturelle. Dans l’entre-deux-guerres, seule une petite fraction d’une classe d’âge entrait à l’université. Faire des études, suivre un enseignement secondaire, être bachelier coûtait très cher. C’était un privilège de classe. Avant 1945, l’Université était donc sociologiquement et intellectuellement très à droite. Et très à droite au sens de l’époque, cela veut dire particulariste et non pas universaliste, raciste et antisémite, conservatrice voire réactionnaire dans le cas allemand, puisque les élites universitaires sont des élites de l’Ancien Régime…

Inflexions : Mais même réactionnaires, conservateurs, comment ces intellectuels ont-ils pu adhérer à ces mots d’ordre qui glacent d’effroi ? C’est-à-dire pourquoi la pensée n’est-elle même pas capable de mettre à distance des mots d’ordre aussi terrifiants ?

Johann Chapoutot : Notre pensée repose sur des postulats totalement différents des leurs. Les idées qui structurent la vision nazie de l’homme étaient très banales, pire, très en pointe. L’eugénisme, loué par le spd, c’était le progrès, la libération des prisons du passé. Ce ne sont pas des idées que les nazis imposent. Nombre d’Allemands pensaient effectivement que oui, il fallait un espace vital, que oui, il fallait pratiquer l’eugénisme, que oui, la vie était un combat… Des idées très banales qui, comme disent les Britanniques, « faisaient sens ».

Inflexions : La base qui va permettre la réalisation de cette violence totale est-elle une constante allemande ou une constante universelle possible ?

Johann Chapoutot : Cela dépasse mon seuil de compétence : je ne suis pas anthropologue. Ce que je peux dire, c’est qu’il y a eu plusieurs tentations de déshistorisation de la violence nazie, parce que plus de cinq mille Oradour en territoire soviétique c’est trop, parce que la Shoah dépasse notre entendement. On a donc considéré que les nazis étaient inhumains ou para-humains, qu’ils étaient fous, des barbares. Une des explications les plus futiles, qui n’en est pas une au fond, a été de dire que les nazis étaient des Allemands et que les Allemands étaient des Germains des forêts, qu’il existerait donc une sorte de continuité, en gros de Néandertal à Hitler, en passant par Hermann le Chérusque ou Bismarck, tous violents, militaristes… C’est un dédouanement trop facile : le nazisme n’est pas un problème allemand, mais un problème européen. La Shoah est sans aucun doute un problème européen. Lorsque j’ai commencé ma thèse, je pensais comme tout le monde que j’avais en face de moi un ovni historique, incompréhensible, ineffable, horrible... Puis je me suis rendu compte qu’en fait les nazis n’avaient rien inventé ; c’est d’ailleurs là leur force. Ils ne font que reprendre à leur compte et développer certaines idées du fond culturel commun occidental, celui de l’époque, c’est-à-dire, en gros, capitaliste et colonialiste. Capitaliste : le darwinisme social justifie l’ordre politique et économique. Colonialiste : à l’époque, l’anthropologie et la psychologie raciales sont considérées comme des sciences et sont enseignées à l’université ; elles légitiment l’ordre géopolitique colonial.

Inflexions : Le génocide arménien de 1917, auquel les Allemands ont participé comme conseillers voire comme complices, a été perpétré dans l’indifférence générale des peuples. Cela a-t-il constitué un travail pratique d’encouragement ?

Johann Chapoutot : Autrement dit : y a-t-il eu des répétitions avant la Shoah ? En 1941, Hitler a dit en substance : « Qui se souvient, qui parle encore des Arméniens ? Parce que tout le monde s’en est moqué et puis les Turcs ont gagné. » C’est cela le pari des nazis : une fois la guerre gagnée, personne ne leur demandera des comptes, personne ne parlera de la Shoah. Et, de toute façon, ils estimaient avoir raison d’exterminer les juifs. Il y a cette dimension-là dans votre question. Mais il y en a aussi une autre : y a-t-il eu des exercices pratiques, des répétitions ? Cela a été affirmé par certains historiens allemands, pas tant à propos du génocide des Arméniens qu’à propos de la Namibie où, entre 1904 et 1907, a été anéantie une partie des peuples Namas et Hereros qui s’étaient révoltés contre les colonisateurs. La répression, menée par le général von Trotha, a été épouvantable : ces populations ont été déportées dans le désert de Namibie sans possibilité d’en sortir. Il y aurait ainsi une parenté, voire une filiation directe entre la Namibie et Auschwitz. Les historiens allemands qui ont développé cette idée étaient hantés par cet épouvantable sentiment de culpabilité et ont été tentés d’aller lui chercher une origine dans un xixe siècle qui annoncerait le nazisme et la Shoah. Mais cela ne tient pas parce que lorsque vous étudiez les types de violences coloniales, vous découvrez que ce qu’ont fait les Allemands en Namibie, les Français l’ont fait en Algérie, les Anglais en Inde, les Belges au Congo, et de manière parfois encore plus brutale. Ce qui est intéressant, c’est que les violences commises en Algérie ont été assez peu contestées en France, alors que ce qu’a fait von Trotha en Namibie a quasiment renversé le gouvernement allemand : il y a eu un débat très dur au Reichstag, qui a fait vaciller le trône de Guillaume II. Von Trotha a certes gagné la guerre, mais, contrairement aux usages, il n’a pas été reçu par l’empereur, parce que ce qu’il avait fait était abominable.

Inflexions : Cette histoire de la relation du peuple allemand avec les idéologies de la fin du XIXe siècle, tout ce que vous avez décrit sur l’industrialisation, le traité de Versailles, rendent-ils compte de la relative simplicité d’une violence totale dans son déroulement, comme s’il n’y avait pas d’autres facteurs qui pouvaient intervenir ? Cela signifie-t-il que plus la violence est totale, plus elle est simple ?

Johann Chapoutot : Vous revenez au contexte de la fin du xixe siècle. Ce qui est intéressant en histoire, c’est de mettre en relation les textes et les contextes. Le texte nazi, au sens de discours tissé de films, d’images, est assez simple : il est composé d’éléments constitutifs qui se trouvent dans un patrimoine commun européen et occidental. En revanche, il se cristallise en un discours spécifiquement nazi en « faisant sens » dans un contexte qui est celui de l’Allemagne des années 1920, une Allemagne qui ne sait plus ni où elle est ni qui elle est. Outre la rapidité de la croissance démographique, de l’industrialisation, elle doit faire face au deuil. Mais comment faire le deuil de deux millions et demi de personnes quand on considère qu’elles sont mortes pour rien ? Plus de Kaiser, plus de Reich depuis 1918 ; plus de Dieu parce que la déchristianisation est avancée. Christian Ingrao le montre très bien : les nazis offrent une possibilité de faire le deuil en disant que ces hommes et ces femmes sont morts pour que l’Allemagne vive, pour que la race, qui n’est pas une idée mais une personne, vive. La race est alors une réalité physique. Un corps qui doit demeurer et survivre. Le discours nazi est d’ailleurs un substitut à la religion très clair et assumé comme tel, jusqu’au pastiche même. Tout cela fait sens dans ce contexte-là.

Inflexions : L’histoire du monde ne montre-t-elle pas que c’est au nom des religions que la violence totale peut s’exprimer de façon privilégiée ?

Johann Chapoutot : C’est une question qui m’intéresse beaucoup pour des raisons d’actualité, comme vous j’imagine. Il faut faire la différence entre les monothéismes du Livre et les divers polythéismes. En lisant des spécialistes des religions antiques tel John Scheid, je me suis rendu compte que ces polythéismes étaient très polymorphes, par définition, et très accueillants. Ainsi les Grecs ont-ils adopté Dionysos, un dieu asiatique originaire des bords de la mer Noire ; les Romains ont fait leur l’Égyptienne Isis... Ils ont même traduit les panthéons : Zeus c’est Jupiter, Héra c’est Junon… Il en est allé de même avec les divinités gauloises par exemple, selon le procédé, systématique, de l’interpretatio romana. Cela voulait dire : c’est la même chose, donc respectez-les ! Les chrétiens ont été persécutés non pas parce qu’ils croyaient en Dieu (Jésus est adoré par un empereur, Aurélien par exemple, au même titre que Bouddha, que Sol Invictus ou qu’Hercule), mais parce qu’ils ont refusé de participer au culte civique, ce pacte civil et civique de la religion romaine, religion poliade qui ne demande pas la croyance mais la pratique de rites, véritable contrat social de la Cité. Les religions romaines et grecques sont alors des religions très accueillantes, très plastiques, très évolutives, alors que les monothéismes sont effrayants. Les chrétiens des origines étaient de véritables « barbus », radicaux, violents, iconoclastes, intolérants, brûlant les bibliothèques, détruisant les temples, martyrisant les gens ; des traits que l’on retrouvera ensuite chez d’autres radicaux, fondamentalistes ou fous de dieu, et ce jusqu’à aujourd’hui, dans les religions monothéistes.

Inflexions : Le paradoxe, c’est que les nazis se dressent contre les religions car celles-ci seraient porteuses d’une violence totale en faisant usage d’une violence tout aussi monstrueuse.

Johann Chapoutot : C’est une remarque très riche que vous formulez là. Pour les nazis, l’Allemagne, la race germanique, est victime d’une guerre de races conduite depuis six mille ans par les juifs : c’est la conversion forcée des Saxons capitulant devant Charlemagne, c’est le meurtre des femmes accusées de sorcellerie... Himmler a d’ailleurs diligenté une enquête sur ces « sorcières », un projet historique considérable qui sert encore aujourd’hui aux historiens : pendant dix ans, trente-sept mille fiches ont été renseignées par des historiens de la SS qui sont allés dans tous les fonds d’archives afin de définir quelles étaient ces femmes qui ont été arrêtées, questionnées, brûlées… Himmler voulait prouver qu’il s’agissait d’une extermination de la femme germanique menée par les chrétiens, c’est-à-dire par les juifs. Il y a cette idée que la violence imposée et dirigée contre la race germanique doit être retournée à l’envoyeur, si je peux me permettre cette expression. C’est une constante du discours nazi : les juifs font des « pogroms d’Aryens » depuis le Livre d’Esther, les Aryens sont donc en état de légitime défense. Le discours prononcé par Goebbels le 18 février 1943 après Stalingrad consiste à dire : les bolcheviques nous exterminent, les bolcheviques sont des criminels contre l’humanité. Il décrit en fait ce que font les nazis, mais eux, selon lui, pour leur défense légitime.

Inflexions : La violence totale serait donc d’abord une défense ?

Johann Chapoutot : Absolument. Toujours. En tout cas, dans le cas nazi c’est très clair : c’est, à leurs yeux, de la légitime défense. Il existe en allemand le mot Not, un tout petit mot polysémique qui désigne la détresse, l’urgence et la nécessité. La détresse, c’est la situation objective du peuple allemand dans l’entre-deux-guerres : détresse démographique, politique, économique, détresse devant une situation objectivement catastrophique. L’urgence, elle, découle de la détresse : il y a urgence à agir. La nécessité, c’est ce blanc-seing de la loi morale qui, induit de la nature, consiste à dire que tous les moyens peuvent être utilisés pour assurer la survie, pour ne pas être exterminé biologiquement. D’ailleurs Hitler et les juristes nazis parlent de Notwehr, de légitime défense, littéralement « défense en nécessité ». Not kennt kein Gebot : nécessité fait loi. Pour revenir à la nature, il y a un film intéressant à ce sujet qui était diffusé dans toutes les écoles en 1936 et qui est intitulé Alles Leben ist Kampf (Toute vie est combat). Il montre des images classiques de la violence naturelle – des cerfs qui se battent, des taureaux qui s’encornent, des cafards qui s’entre-dévorent… –, puis celles d’une prairie. Le spectateur respire en goûtant ce calme, cette beauté, cette poésie. Et là, le commentaire reprend en disant que même pour la fleur la vie est combat, et le film montre que l’arbre doit se battre contre ses voisins pour pousser vers le soleil, vers la lumière indispensable à sa photosynthèse. Une conception de la nature qui est tout sauf bucolique. C’est la conception socio-darwiniste.

Inflexions : Malgré Darwin qui n’a jamais tenu ces propos sur l’humain !

Johann Chapoutot : Oui. Contre Darwin explicitement qui, de son vivant, a protesté contre le détournement « social » du « darwinisme » qui valait, selon lui, non pour la culture, mais pour la nature. Pour Darwin, il n’y a pas de guerre permanente de tous contre tous. Donc il y a nature et nature : celle des scientifiques, celle de Darwin d’une part, et celle des socio-darwinistes d’autre part.

Inflexions : Comment, selon vous, une armée peut-elle s’opposer à la violence totale ?

Johann Chapoutot : En considérant, contrairement aux enseignements classiques de l’art de la guerre depuis le xviie siècle, que le soldat n’est pas un automate, qu’il est doté d’un libre arbitre et d’une marge de manœuvre intellectuelle et morale. C’est une réflexion qui a eu lieu en Allemagne après 1945 et qui a abouti au « citoyen en uniforme » de la République fédérale, celui qui sait qu’au-dessus des ordres il y a des valeurs consacrées par le droit, des valeurs universalistes supérieures.

Propos recueillis par Dider Sicard

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