N°32 | Le soldat augmenté ?

Paolo Benanti

Un regard de croyant

Quel est le but de la médecine aujourd’hui ? N’est-ce encore que de guérir les maladies ? C’est loin d’être évident. La biotechnologie et la biologie synthétique permettent désormais de regarder de l’intérieur les mécanismes de fonctionnement de la vie, mais aussi d’y intervenir directement : manipulation génétique ou reproduction assistée sont autant de manifestations d’une ambition d’amélioration de l’homme (human enhancement). La possibilité d’augmenter les facultés cognitives et physiques humaines semble modifier les fins de la médecine et repousser les limites du champ des sciences associées.

Avec les progrès de la biotechnologie, en particulier de la neuropharmacologie, la mesure de la nature humaine que l’on pourrait qualifier de normale ne semble plus absolue. De nombreuses questions surgissent ainsi de plus en plus fréquemment dans le débat public. Existe-t-il vraiment une nature humaine ? Si oui, dans quelle mesure est-elle modifiable ? Constitue-t-elle encore l’unique référentiel valide pour définir les objectifs de la médecine ? Ne devrions-nous pas aujourd’hui considérer l’amélioration de la nature humaine, son augmentation, comme une fin plus appropriée pour cette discipline1 ?

Ces nouvelles capacités génèrent quoi qu’il en soit de pressantes interrogations sur les conséquences sociales de la science, et semblent parfois créer une fracture entre deux époques, ancienne et nouvelle, engendrant de fortes ambivalences et des querelles dans l’espace public. Un futur controversé commence à poindre à l’horizon, auquel il est nécessaire de donner forme.

Cette possibilité inédite offerte à l’homme de se livrer à des manipulations sur son espèce, au risque de perdre sa propre identité, ainsi que les transformations sociales qu’une utilisation de plus en plus répandue des biotechnologies pourrait introduire rendent pertinent un approfondissement de cette question par les croyants.

  • Aller vers un homme meilleur ou aller au-delà de l’homme ?

Aborder la question de l’amélioration cognitive, c’est d’abord se heurter à un problème de signification et d’attributions. Parler d’augmentation, d’enhancement ou d’amélioration oblige, en effet, à se confronter à une variété de visions du monde, de l’homme et des différents paradigmes interprétatifs de la vie.

Si l’amélioration se définit comme quelque chose qui nous fait vivre une vie meilleure, elle est un bien licite. Mais si elle n’est qu’un terme technique pour désigner des procédures biotechnologiques, alors ces dernières, par leur nature même, suscitent de nombreuses questions fondamentales sur le sens de notre existence d’êtres corporels, conditionnés et contingents.

Les possibilités technologiques d’amélioration cognitive de l’être humain exigent une clarification préalable sur ce qu’est l’homme et ce qu’est son destin. En d’autres termes, elles nécessitent une confrontation d’ordre anthropologique. Ce premier niveau de réflexion, fondamental, interpelle le croyant qui, en vertu de sa foi, est appelé à porter ces réflexions à la connaissance de la communauté sous la forme rationnelle typique du débat public. La compréhension de l’augmentation possède une composante anthropologique spécifique que la foi contribue à rendre manifeste. Le discernement éthique doit se faire à partir des questions de fond sur l’homme et sur la valeur du corps pour l’existence humaine.

Produit de la technique et de la science, l’amélioration cognitive hérite de leurs potentialités mais aussi de leurs limites. La science ne peut prétendre pénétrer le mystère de l’homme en réalisant seulement une enquête approfondie sur le « phénomène » homme dans le monde. La réflexion théologique peut, au contraire, l’ouvrir à son Au-delà et lui faire voir en Jésus de Nazareth l’homme exemplaire, le seul qui puisse révéler l’homme à l’homme. Il est en effet le dernier homme, l’eschaton Adám, car il introduit l’homme dans son futur. La foi nous fait nous souvenir que l’être humain est doté d’un telos, qu’il est orienté, c’est-à-dire qu’il possède un Au-delà qui dépasse le temps et l’espace : l’espérance chrétienne rappelle à l’homme sa vocation eschatologique.

Si l’amélioration cognitive devient l’instrument par lequel l’homme tente de mettre en œuvre une sorte d’évolution technologique guidée en abandonnant tout ou partie de son humanité, c’est-à-dire des conditions d’une existence considérée comme déchue et déficitaire, alors une réflexion animée par la foi y voit une limite insurmontable et une impossibilité de dialogue avec les mouvements de pensée liés : il faut affronter et renier cette dérive immanentiste qui arrache l’homme à son avenir – la vie éternelle eschatologique – pour le reléguer dans un rêve, en fait une illusion, de l’immortalité technologiquement réalisée.

Ces premières réflexions permettent de tirer une série de conclusions sur la question de l’augmentation. L’idée de l’existence humaine comprise de façon dynamique n’est pas étrangère à la réflexion théologique. En effet, l’anthropologie personnaliste chrétienne a toujours pensé l’homme en termes d’évolution, en regardant la trajectoire de la personne. Dans ce sens, il est alors possible et légitime de parler d’enhancement : le devenir de la personne dans l’histoire doit coïncider avec une humanisation progressive. La vraie augmentation de l’homme est de devenir toujours plus humain, et tout ce qui permet ce processus, y compris la technologie, doit être encouragé et promu.

Depuis toujours, la réflexion croyante a vu dans la quête de la vertu et du bien la forme d’humanisation la plus aboutie, qui pourrait, par analogie, être définie comme une amélioration cognitive volontaire. L’amélioration que nous désirons coïncide avec une quête toujours plus grande de l’idéal moral. Or les idéaux moraux ne peuvent être atteints par la contrainte imposée de l’extérieur ; ils requièrent plutôt un processus interne de maturation de chaque personne et de chaque génération. Processus qui, en vérité, ne connaît jamais de fin. Sur la base de l’anthropologie émerge, par conséquent, le caractère évolutif du processus de « personnalisation de la nature ». Dans cette perspective, le chemin parcouru par l’homme (entendu à la fois comme humanité et comme individu) visant à donner une empreinte toujours plus personnelle à sa nature dure toute la vie, à l’image de l’engagement de la personne à intégrer sa nature propre sur la base de ce qu’elle a reçu comme un devoir et pas simplement comme un fait.

Cette vie morale, entendue comme un chemin asymptotique vers l’idéal du bien, compris et voulu, est un enhancement. Elle est même peut-être le plus grand de tous ceux possibles pour l’homme. Considérée comme un prérequis, elle fait de ce terme un synonyme d’humanisation, qui doit donc être non seulement toléré, mais surtout encouragé et recherché. Le fait que ceci puisse avoir lieu grâce à l’aide de la technique ne pose aucune difficulté. En effet, la technique, en tant que produit de l’ingéniosité humaine, est également appelée à participer à ce processus d’humanisation de l’homme et du monde. Elle doit donc être évaluée et comprise dans ce même contexte anthropologique. Seule cette perception est à même de fournir les référentiels nécessaires pour orienter l’innovation technologique et le développement de la biotechnologie. À ce sujet, les déclarations de Benoît XVI apparaissent particulièrement prophétiques : « Alors que les sciences exactes, naturelles et humaines sont parvenues à de prodigieuses avancées sur la connaissance de l’homme et de son univers, la tentation est grande de vouloir circonscrire totalement l’identité de l’être humain et de l’enfermer dans le savoir que l’on peut en avoir. Pour ne pas s’engager sur une telle voie, il importe de faire droit à la recherche anthropologique, philosophique et théologique, qui permet de faire apparaître et de maintenir en l’homme son mystère propre, car aucune science ne peut dire qui est l’homme, d’où il vient et où il va. La science de l’homme devient donc la plus nécessaire de toutes les sciences2. »

Cependant, ce que véhicule le terme d’enhancement, c’est la vision d’un homme enfermé dans une immanence continue. Or la recherche permanente d’un Au-delà, qui fasse abandonner la condition humaine, n’est en réalité pas une amélioration. Car au moment même où elle serait appliquée à l’homme, cette recherche l’anéantirait, provoquant sa disparition. Si la biotechnologie devient l’instrument d’une telle vision anthropologique, elle se transforme alors en un monstre qui dévore l’homme en l’annihilant.

Cette idée d’enhancement n’est donc pas acceptable et doit être rejetée. Si une telle vision devenait le sens des innovations technologiques, tout type de manipulation du corps deviendrait non seulement possible mais même souhaitable, et le seul frein à cette dérive serait constitué par les limites des désirs de l’individu ou par les exigences de la société à des fins devenant petit à petit licites voire nécessaires à la sécurité de l’État.

Un premier niveau fondamental de discernement, auquel la réflexion pousse naturellement le croyant, semble donc assez évident. Parler de l’amélioration cognitive amène à saisir les racines idéologiques qui la sous-tendent. Une amélioration cognitive qui serait la première étape pour réaliser un super homme, sur le modèle nietzschéen, s’avère incompatible avec la compréhension de l’homme et avec les réponses plus vraies, plus authentiques sur la valeur de la personne humaine que la foi aide à percevoir et à vivre.

Si l’amélioration cognitive est un instrument de l’ingéniosité de l’homme qui vient rendre les vies de plus en plus humaines, la réflexion du croyant reste ouverte aux niveaux successifs d’analyse qui aident à comprendre si et comment ces technologies peuvent aider l’homme à mieux vivre, et quels seront les coûts induits pour chaque individu et pour la société. S’ouvre alors, pour une amélioration cognitive qui ait ce sens intrinsèque d’humanisation, un processus de discernement sur les potentialités et les limites de celui-ci.

  • Qu’implique l’amélioration cognitive ?

Cette clarification préalable et nécessaire permet de conclure à la fois que l’amélioration cognitive n’est pas acceptable en toutes circonstances et que l’introduction de biotechnologies industrielles n’est pas exempte de conséquences, qui engendrent des préoccupations légitimes, et nécessitent prudence et attention.

Ce deuxième niveau de réflexion, plus approfondi, accompagne depuis toujours l’analyse des moyens médicaux appliqués à l’homme. En effet, le terme même de pharmacie, dans sa racine grecque (pharmakon), indique autant le poison que le remède : avoir exclu des enhancements cognitifs le côté poison (le fait d’empoisonner et de tuer l’identité même de l’homme) ne dit rien encore sur ce que doit être le dosage correct ou la bonne posologie, à savoir, toujours dans l’allégorie utilisée, quelles sont les limites d’utilisation et quelles circonstances rendent légale et sûre leur utilisation.

Afin de fournir une analyse adéquate des potentialités et des risques associés à l’amélioration cognitive, il est nécessaire de décrire, même brièvement, l’existant et ce que le quidam pourra bientôt trouver sur le marché.

Au cours des dernières années, deux principaux systèmes cognitifs ont été ciblés par les scientifiques pour obtenir une amélioration pharmacologique : l’attention et la mémoire. Pour ne citer que quelques réalisations, il suffit de penser aux médicaments stimulants tels que le méthylphénidate (mph), en vente sous le nom de Ritalin, et aux amphétamines, commercialisées en composés avec les dextroamphétamines comme Adderall, capables d’améliorer l’attention des personnes atteintes d’un déficit de cette fonction et d’hyperactivité (tdah), mais aussi celle des personnes en bonne santé. Bien que ces médicaments soient apparemment principalement prescrits pour traiter le tdah, les chiffres de vente montrent qu’ils sont utilisés pour l’enhancement cognitif. Les enquêtes sur les campus universitaires confirment cette conclusion. Les stimulants, disponibles sur ordonnance, sont actuellement largement utilisés par les étudiants, dont beaucoup les obtiennent grâce à des amis ou à des traficants de drogue, comme des substances pour l’aide à l’étude.

De même, un important effort de recherche a été consenti dernièrement pour développer des médicaments stimulant la mémoire. Ces médicaments ciblent à divers niveaux la cascade moléculaire qui sous-tend, dans le cerveau, la formation de la mémoire, provoquant sa consolidation sur le long terme. Même si ces études ont officiellement pour but de trouver des remèdes à la démence, il y a tout lieu de croire que certains produits en cours de développement pourraient améliorer la mémoire normale, et, en particulier, trouver une utilisation chez les personnes âgées, pour lesquelles une certaine augmentation des pertes de mémoire est pourtant normale. La possibilité d’affaiblir les souvenirs indésirables constitue un autre type de traitement de la mémoire, en phase de développement, pour un certain nombre de syndromes tels les troubles de stress post-traumatique (ptsd). Ce processus pourrait contribuer à l’enhancement chez des individus en bonne santé : en théorie, il serait utilisé en prévention psychologique, par exemple, afin de permettre aux soldats d’aller au combat ou aux sauveteurs d’opérer dans des situations d’urgence sans effets secondaires sur leur système nerveux.

Les questions de discernement en matière d’amélioration cognitive, sous les formes qui viennent d’être décrites, peuvent être regroupées en trois grands domaines : la sécurité de la personne soumise à l’amélioration cognitive, les relations sociales entre les personnes augmentées et le reste des hommes, et la politique de gestion que requièrent ces biotechnologies et la détermination des lignes de conduite appropriées.

  • Amélioration cognitive et sécurité pour l’homme

L’une des principales questions qui se pose lorsqu’on parle des biotechnologies est celle de la sécurité de l’homme. Les médicaments ont tous des effets secondaires. Une évaluation continue de la relation entre les risques et les avantages de chacun d’entre eux est donc nécessaire, y compris après leur distribution sur le marché. Tous sont admis sur le marché au regard de leur qualité, de leur sûreté et de leur efficacité. Cependant, au moment de l’autorisation de vente, les informations sur la sûreté sont relativement limitées. Cela est dû à de nombreux facteurs, notamment au nombre limité de patients inclus dans les essais cliniques, à la faible représentation de la population générale en termes d’âge, de sexe, d’origine ethnique, à la présence de comorbidité et à la polymédication, aux conditions d’utilisation limitées, à la durée relativement brève d’exposition et de suivi... Si cela peut être toléré, dans une certaine limite, pour des médicaments bénéfiques pour la santé déficiente de patients malades, il est clair que pour autoriser l’utilisation d’un outil spécifique d’amélioration cognitive chez des patients en bonne santé, des critères de précaution beaucoup plus stricts seraient nécessaires, puisqu’il n’existe dans ce cas pas de rapport clinique de type risque/bénéfice.

Un premier critère devrait prévoir la nécessité d’une évaluation exacte du risque au cas par cas. Cette approche signifie que doivent être soigneusement prises en compte toutes les spécificités de chaque enhancement et qu’un type de médicament « augmentant » ne pourra être utilisé qu’après réalisation de tous les tests à court, moyen et long termes, et d’expériences suffisantes pour exclure tout risque. Ce principe de précaution est le critère fondamental pour pouvoir intervenir sur l’homme.

Un second critère serait l’information du public pendant le processus de développement du médicament et avant son approbation pour la commercialisation. Celle-ci devrait se faire à la fois par la synthèse de la documentation technique présentée et par des rapports spécifiques établis par des organismes de contrôle appropriés. L’histoire récente démontre que ce dernier critère doit être considéré comme essentiel pour le développement et la commercialisation des biotechnologies. Le recours à des organismes de certification et de contrôle non liés au marché semble être l’unique façon de garantir que les intérêts économiques liés à l’industrie pharmaceutique ne puissent pas générer de risques intolérables pour les personnes.

  • Amélioration cognitive et société

Dans ce deuxième volet d’analyse seront abordées plusieurs questions liées aux changements sociaux induits par la capacité à « créer » des hommes meilleurs que d’autres. L’amélioration cognitive générerait sans aucun doute une évidente inégalité sociale entre les personnes. L’analyse de ce scénario est extrêmement complexe et mérite d’être approfondie. Si les arguments développés précédemment portaient sur la protection des droits fondamentaux de la personne en tant qu’individu, cette analyse considère davantage le lien entre l’individu et la société, et s’interroge sur les relations qui pourraient exister entre des personnes augmentées et le reste des hommes.

Les démocraties occidentales reposent sur deux droits inviolables : le droit à l’égalité et le droit à la recherche de son propre bonheur. Selon cette idée, l’enhancement cognitif serait licite uniquement dans la mesure où il permettrait aux hommes de demeurer égaux entre eux tout en répondant au désir inaliénable de toute personne à rechercher son propre bonheur.

Actuellement, l’amélioration cognitive se confronte aux problématiques liées à la sécurité, à la justice, au consentement éclairé, aux questions psychologiques, au respect de l’autonomie des individus… Autant d’arguments qui démontrent comment ces pratiques peuvent faciliter ou, au contraire, mettre à mal l’égalité entre les individus comme leur recherche du bonheur.

La question de l’égalité en ce qui concerne l’enhancement humain a été soulevée pour la première fois par Francis Fukuyama. En 2004, dans un éditorial publié dans la revue Foreign Policy, il a étendu son analyse aux nouvelles technologies. Il se demandait quels droits pourraient être exigés et obtenus par des personnes augmentées en comparaison avec des personnes « non augmentées ». Il soutenait ainsi que l’égalité pourrait être la première victime de l’amélioration cognitive. Selon lui, la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, qui affirme que « tous les hommes sont créés égaux », a généré d’immenses batailles politiques à travers l’histoire américaine au sujet de qui devait être considéré comme véritablement « humain ». Les craintes et les arguments de Fukuyama se sont progressivement diffusés dans la littérature scientifique et apparaissent aujourd’hui d’une importance fondamentale lorsqu’on aborde ces questions.

Un autre thème, très lié, est souvent mis en avant : la différence entre le traitement, c’est-à-dire la thérapie, que les biotechnologies ont toujours recherché, et l’enhancement. Alors que celle-là vise à récupérer une partie de quelque chose qui est « donné » (au sens du « don ») a priori, celui-ci vise à vouloir dépasser les limites imposées par notre constitution biologique.

Le thème de la recherche du bonheur a été introduit pour permettre de discerner les biotechnologies utilisées à des fins autres que le traitement médical. Le point sur l’état de la recherche en biotechnologie et sur le hiatus que celle-ci crée entre le droit à la recherche du bonheur de l’individu et la justice sociale a été mis en exergue par un récent rapport du Conseil présidentiel sur la bioéthique du gouvernement des États-Unis d’Amérique, qui attire l’attention sur le fait que certaines technologies appliquées à l’homme risquent de changer profondément la société et d’en menacer les fondements mêmes. Beyond the Therapy, tel est le titre du texte, recueille certaines tendances culturelles et tente de fournir un cadre aux tentatives de discernement éthique, montrant également que, bien que distinct de la question de l’égalité, le discours sur la recherche du bonheur partage avec celle-ci les mêmes racines : la relation entre l’individu et la société.

La critique de fond adressée à l’utilisation « au-delà des thérapies » des biotechnologies concerne la notion même de bonheur : le contexte actuel tend à contracter ce concept sur celui de plaisir en les rendant synonymes. Un bonheur confondu avec le plaisir restructure la société même : les biotechnologies, au lieu de contribuer à rendre notre société plus heureuse en combattant les malheurs et les maladies, veulent créer une société agréable, où le plaisir s’identifierait à la satisfaction du désir de l’individu de pouvoir aller au-delà des limites biologiques de l’être humain. On peut alors se demander si, dans ces conditions, on peut encore parler d’un droit à la recherche du bonheur, car le bien ne s’identifie plus simplement dans les choix faits par les personnes.

À partir de ces considérations essentielles, le Conseil présidentiel sur la bioéthique a identifié un certain nombre de problèmes qui renforcent l’idée qu’il est pertinent de dissuader l’utilisation des biotechnologies pour des usages dépassant la thérapie. L’accent est tout d’abord mis sur les questions liées à la protection de la personne : le respect de ce que l’homme possède comme acquis et les problèmes auxquels les biotechnologies peuvent conduire quant à l’identité et à l’individualité des personnes. En parallèle de ces questions, un certain nombre de sujets liés au contexte et à la structure même de la société voient le jour : les dangers pour la santé humaine découlant de l’utilisation de ces technologies, les possibles injustices concernant l’accès à ces ressources, ainsi qu’une série de questions sur la liberté réelle des individus ou sur la possible coercition (directe ou indirecte) d’une société composée de citoyens augmentés par l’utilisation des biotechnologies. Toutes ces considérations ont amené le Conseil à conclure que le droit à la recherche du bonheur devrait être clarifié dans sa signification et bien délimité sur le sujet des biotechnologies utilisées au-delà de la thérapie.

Les arguments présentés par le Conseil présidentiel sur la bioéthique ont par la suite trouvé un écho remarquable et sont devenus, comme pour la question de l’égalité, partie intégrante de la réflexion commune sur le thème de l’enhancement. Les doutes et les objections qui accompagnent ces thématiques sont importants et il est difficile de trouver des réponses mettant à l’abri des bouleversements sociaux que l’introduction de l’amélioration cognitive pourrait engendrer. L’incompatibilité de notre vie sociale avec les effets dérivés de la diffusion et de l’utilisation de ces biotechnologies apparaît comme une limite insurmontable. La démocratie moderne, dont la consolidation a nécessité certaines des pires atrocités dans les siècles passés, semble aujourd’hui mise en grave danger par l’amélioration cognitive : en la poussant vers une forme nouvelle dépourvue de tout désir posthumain, l’amélioration cognitive la rend de facto impraticable.

  • Gestion des améliorations cognitives

Même s’il était possible de garantir la sécurité absolue de l’homme et de surmonter les inégalités sociales que l’amélioration semble pouvoir introduire dans la vie sociale, une série de questions resterait encore à résoudre sur la manière de définir des lignes de conduite permettant de gérer un phénomène aussi complexe. Sur ce plan, la réflexion du croyant peut apporter une contribution importante, grâce notamment au patrimoine que constitue la doctrine sociale de l’Église.

Le développement des biotechnologies dans un proche avenir exige une gestion de type politico-économique pour laquelle il est d’usage de parler de gouvernance, un terme qui renvoie à l’existence d’une nouvelle manière d’organiser et d’administrer les territoires et les populations. Afin de pouvoir gérer ces nouvelles capacités à agir sur l’homme, il faut d’abord se rappeler que le concept de gouvernance est le plus souvent affublé d’un complément qui permet à la fois d’en saisir le sens et de manifester les contradictions contenues dans un terme qui s’impose par sa polysémie et par l’aporie à laquelle il conduit. On parle ainsi fréquemment et de façon appropriée de « gouvernance du développement ». La corrélation gouvernance/développement libère le concept de gouvernance des étroitesses sémantiques qui le lieraient exclusivement à la dimension économique, pour l’ouvrir aux champs éthico-philosophiques et politico-sociologiques. Cela lui confère finalement un sens anthropologique remettant l’homme et son bon sens en position centrale, et rejetant le fatalisme lié à la conception classique de la « main invisible », de l’origine « naturelle » des lois de l’économie et de l’indéfectible loi du marché.

Le lien établi entre la gouvernance et le développement est à double sens : d’un côté, apposer le terme développement au terme gouvernance signifie remettre l’individu au centre de la vie sociale, comme une finalité ; d’un autre côté, indiquer que le développement passe par la gouvernance revient à considérer la dimension éthique non comme un simple élément juxtaposé à la gestion et la direction de l’innovation biotechnologique, mais comme la source d’un certain nombre de questions profondes de sens qui se trouvent au cœur de tout développement authentique.

Les améliorations cognitives soulèvent également la question du concept de développement et de bien commun. Le fait que, dans un contexte de ressources limitées, le choix soit fait d’investir dans un produit au profit de quelques-uns (riches) au lieu d’utiliser les ressources disponibles pour trouver des solutions et des remèdes à des maladies telles que le vih, qui concernent de nombreuses personnes (pauvres), soulève des questions sur la justice sociale et la gestion politique des affaires publiques.

  • Quelques observations finales

L’amélioration cognitive peut sembler appartenir au domaine de la fiction. Elle suscite aussi des inquiétudes bien réelles. Quoi qu’il en soit, elle interroge les croyants sur ce que doit être leur rôle face à ces problématiques.

Avoir conclu l’exercice précédent de discernement moral en parlant de gouvernance pour la technologie revient à reconnaître, d’une part, que la gestion de l’innovation biotechnologique ne peut être déléguée aux institutions, d’autre part, que les croyants ne peuvent assumer une quelconque passivité par rapport au développement de la biotechnologie et aux contenus anthropologiques et aux valeurs que celle-ci emprunte et véhicule. Pour eux, cette idée de gouvernance souligne l’attention qui doit être manifestée, à la fois en tant qu’individus et en tant que groupes organisés, pour que cette forme de progrès que constitue l’innovation biotechnologique contribue à générer un authentique développement humain, dirigé vers la protection et la recherche du bien commun. Une gouvernance de la technologie qui ne sera donc pas fondée sur des considérations d’ordre moral qui se cantonneraient aux périphéries du développement et ne se concrétiseraient qu’au travers de l’élaboration d’instruments correctifs, au plan individuel ou privé, comme au plan institutionnel. Elle recherchera plutôt son efficacité, même en matière de production, dans une action impliquant individus et groupes dans la complexité d’un engagement qui ne sera pas ciblé et qui ne perdra pas de vue la personne dans sa totalité.

La gouvernance du développement se présente, pour les acceptions que ce terme comporte, comme la réalisation possible et la pratique correcte d’une forme de gouvernement, fruit des analyses éthiques sur le monde de la biotechnologie et de l’amélioration cognitive, enracinée dans la doctrine sociale de l’Église, qui anime la réflexion ecclésiale dans le cadre de l’action intramondaine du croyant. En raison de l’attention qu’elle porte à la personne humaine, la gouvernance de la technologie devient en particulier la garantie que l’innovation technologique ne prendra pas l’une des formes déshumanisantes prônées par des pensées extrêmes comme le posthumanisme et le transhumanisme. Elle est l’espace où les considérations anthropologiques et éthiques, dans le cadre d’un échange et d’un dialogue, doivent devenir des forces efficaces pour façonner et guider l’innovation technologique, en la rendant source authentique du développement humain. Cet espace d’action politico-économique que constitue la gouvernance de la biotechnologie se présente alors comme un rappel obligatoire fait aux consciences : porter des fruits dans la charité pour la vie du monde doit se traduire par un engagement en faveur d’une gouvernance de la technologie.

Il est évident, pour la nature même de l’innovation technologique, qu’une gouvernance ne sera efficace que si elle s’établit comme un moment de dialogue, de partage des différentes compétences offertes par les sciences empiriques, la philosophie, la théologie, les analyses morales théologiques et par toute autre forme de savoir humain impliquée dans les phénomènes décrits.

Ainsi, le rôle de la réflexion morale théologique n’est pas dans l’identification directe de solutions techniques à divers problèmes. Il est de rappeler dans le débat la question critique que porte en elle l’innovation technologique sur le sens de l’homme et sur les modalités qui peuvent garantir un développement humain authentique. Outre la réflexion morale théologique, la doctrine sociale de l’Église, forte des principes cardinaux qui l’animent (bien commun, subsidiarité et solidarité), pourra contribuer à mettre en œuvre une gouvernance de la technologie qui, en étant réellement une expression du bien compris et voulu, sera seule en mesure de protéger la dignité de la personne humaine.

Le premier devoir des croyants est donc d’être présents dans les lieux de gestion de l’innovation, afin d’orienter cette dernière vers des formes toujours plus humaines, en fournissant des arguments efficaces dans le débat public qu’elle suscite.

1 Toutes ces questions nécessitent par leur complexité un large débat interdisciplinaire qui ne saurait se résumer en quelques lignes. Pour de plus amples détails, voir P. Benanti, The Cyborg. Corpo e corporeità nell’epoca del post-umano, Assisi, Cittadella, 2012.

2 Discours de Benoît XVI aux participants au colloque interacadémique promu par l’Académie des sciences de Paris et l’Académie pontificale des sciences sociales ayant pour thème  « L’identité changeante de l’individu » (28 janvier 2008), L’Osservatore Romano 29 janvier 2008, p. 8.

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